populaire (philosophie)

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Trad. de l'allemand Popularphilosophie.

Philosophie Moderne

Courant d'une importance décisive dans les Lumières allemandes.

La Popularphilosophie est représentée par une pléiade d'auteurs plus ou moins mineurs sans lesquels la transition du rationalisme du xviie s. à l'Aufklärung ne se serait pas accomplie et surtout sans lesquels l'Aufklärung n'aurait pas cette qualité qu'on lui reconnaît d'être non seulement un phénomène philosophique mais le reflet d'une mutation profonde de la culture politique.

On pourrait écrire l'histoire de l'Aufklärung en étudiant la manière dont les influences française et anglaise se sont introduites dans l'héritage wolffien et l'ont rapidement transformé de l'intérieur. L'Académie de Berlin fut un des hauts lieux de ce mariage. Le baron Eberstein, sans doute l'auteur de l'appellation Popular-philosophie, se plaindra que Locke ait « peuplé l'Allemagne de philosophes populaires »(1). Mais l'Aufklärung berlinoise, guère en cour à Potsdam, ne fut pas en reste : Nicolai, Mendelssohn et Lessing sont des Popularphilosophen tant par leur réception de l'influence anglaise que par leur participation active à la création d'une opinion publique philosophiquement éclairée. Leibniz écrivait en latin ou en français, Wolff ajouta à ces deux langues l'allemand, que tout à la fois il promut au rang de langue philosophique et dont il fit le vecteur de l'influence pratique de la philosophie. A. Baumgarten lui emboîta le pas en proposant presque systématiquement une traduction allemande des termes latins qu'il employait.

C'est par la philosophie populaire que les Lumières allemandes acquièrent l'ampleur et la portée d'un mouvement qui sort des cadres de la pensée érudite – de la gelehrte Philosophie. L'essai fameux de Kant en 1784, Qu'est-ce que les Lumières ?, est motivé par l'impact de l'Aufklärung sur la société et la culture politique : la controverse est déclenchée en 1783 par un auteur anonyme, qui s'était prononcé dans le numéro de septembre de la Berlinische Monatsschrift en faveur du mariage civil, question alors brûlante en Prusse. En décembre, le pasteur et Popularphilosoph Zöllner prend la défense du mariage religieux et proteste contre la « confusion provoquée dans les têtes et les cœurs au nom de l'Aufklärung ». Dans une note, il s'interroge : « Qu'est-ce que les Lumières ? Cette question, qui est presque aussi importante que de savoir ce qu'est la vérité, devrait commencer par trouver une réponse avant même que l'on entreprenne d'éclairer. » Ce sont les doutes des Popularphilosophen quant à l'usage de la raison dont ils sont les vulgarisateurs qui déclenchèrent la parution de deux réponses à cette question – en septembre 1784, celle de Mendelssohn : Qu'entend-on par éclairer ?, en décembre celle de Kant : Qu'est-ce que les Lumières ?.

La comparaison entre Kant et Mendelssohn fait ressortir les limites d'une Aufklärung qui reste tributaire des modèles de pensée de la philosophie académique (Schulphilosophie). Elle ne les déborde le plus souvent que par un éclectisme tout à fait caractéristique de la Popularphilosophie. Mais c'est aussi ce qui fait de cette dernière le creuset de tous les grands débats philosophiques de l'Aufklärung, notamment la « querelle du panthéisme » (1785-1786) lors de laquelle s'affrontèrent Mendelssohn, Lessing et Kant, qui finira par s'engager en publiant en octobre 1786 Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?.

L'orientation résolument pratique de la Popularphilosophie lui vient de Wolff. La façon dont il traite l'éthique est radicale : seule la raison peut fonder les normes de l'action et ces dernières doivent être valables même si l'on fait abstraction de Dieu ; le bien est une valeur rationnelle en soi. Cette radicalité rationnelle a contribué à la percée de la « théologie naturelle » (par opposition à la théologie positive reposant sur la vérité révélée). Le terme même d'Aufklärung s'est imposé pour désigner une forme de religiosité libérée des dogmes et se voulant compatible avec la raison. Par les titres de ses écrits allemands, Vernünftige Gedanken [...] (« Pensées rationnelles [...] » – en latin il utilise les termes naturalis ou rationalis), Wolff avait clairement signalé que la raison ne se satisfaisait plus de l'argument d'autorité. Lessing publia sous le titre de « Fragments d'un anonyme » des morceaux de l'Apologie, ou Défense des adorateurs raisonnables de Dieu de H. S. Reimarus, l'auteur des Considérations sur les vérités les plus éminentes de la religion naturelle (1754). Reimarus est le type même du philosophe populaire pris dans le maelström du rejet du dogmatisme. S'il entend défendre la religion naturelle contre le panthéisme spinoziste et contre le matérialisme de La Mettrie, il adopte cependant une forme extrême de rationalisme théologique et nie radicalement toute révélation surnaturelle, alors que de nombreux wolffiens essaient de montrer, après Wolff lui-même, qu'il n'y a aucune contradiction entre la théologie dogmatique et la religion naturelle ou religion selon la raison, puisque la loi naturelle n'est autre que la raison divine. Par bien des aspects, il fait partie de ces théologiens anticipant la critique de la Bible qui culminera au xixe s. chez D. F. Strauss et qu'on nomme les « néologues » – J. Semler, professeur de théologie à Halle, K. Barhrdt, l'abbé Jérusalem, J. G. Töllner, F. G. Lüdke, W. A. Teller et J. Eberhard.

Leibniz n'est pas pour autant tombé dans l'oubli. Les Popularphilosophen sont le plus souvent des wolffiens qui recourent à Leibniz. L'appellation « leibniziano-wolffisme » vient de G. B. Bilfinger, professeur de théologie à Tübingen, qui s'efforce justement de réintroduire la métaphysique leibnizienne dans la Schulphilosophie wolffienne. Baumgarten, quant à lui, ne proposa rien moins qu'une restructuration de l'organisation systématique issue de Wolff. La base du système philosophique est pour lui la gnoséologie, qui englobe l'esthétique et la logique. Il institutionnalise ce faisant, dans l'architectonique des études philosophiques, l'idée de provenance leibnizienne selon laquelle il y a des connaissances claires et distinctes mais aussi des connaissances sensibles. Non seulement il accorde à ces dernières leur place, mais il la leur accorde du même coup dans ce qu'on peut considérer comme le moule de la théorie moderne de la connaissance.

La Popularphilosophie joua aussi un rôle décisif dans l'évolution de la pensée politique. Wolff a dominé dans la première moitié du siècle la philosophie du droit naturel de l'Europe continentale. Le pas qui mène du droit naturel chrétien au droit naturel rationnel est franchi lorsque Leibniz et Wolff remplacent la volonté de Dieu par la raison divine : « L'institution des États n'a rien que de conforme à la loi naturelle ; et l'on peut dire par la même raison qu'elle s'accorde avec la volonté divine »(2).

Pour C. Thomasius (Fundamentum iuris naturae et gentium, 1687 ; Fundamenta juris naturae et gentium, 1705), le droit naturel y est indissociable de l'éthique sociale élaborée par la Sitten-Lehre et remplace le fondement chrétien du droit par un fondement séculier, enraciné dans la nature humaine elle-même. À l'hostilité naturelle de Hobbes et à l'appetitus socialis de G. Thomasius se substitue l'aspiration au bonheur, laquelle peut prendre la forme de la peur et du besoin lorsqu'elle est entravée. Les devoirs envers Dieu ne sont eux-mêmes que des prolongements des devoirs envers les autres hommes. La suppression du droit divin crée au prince des devoirs, dont il n'est plus responsable devant Dieu seul mais devant l'ensemble du corps social. Le nécessaire recours au contrat qui en est la conséquence récuse la conception hobbesienne d'un renoncement originaire à la liberté et tend à affirmer l'opinion publique comme censeur du souverain.

Avant même que la question de la publicité ne soit expressément au cœur de la philosophie des Lumières, la Popularphilosophie a posé en actes la question de la double nature de la philosophie : discipline érudite ou enjeu de société. L'essayisme vulgarisateur tel que nous le connaissons aujourd'hui, par lequel la philosophie ou ce qui se présente sous ce nom intervient dans les débats de culture ou de politique, ne peut toutefois être considéré comme son héritier légitime. Au xviiie s., la Popularphilosophie ait l'espace public, la vulgarisation actuelle exploite la médiatisation. Cette différence de nature renvoie à la transformation de l'espace public.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freiherr von Eberstein, W. L. G., Versuch einer Geschichte der Logik und Metaphysik bey den Deutschen von Leibnitz bis auf gegenwärtige Zeit, 1794.
  • 2 ↑ Wolff, C., Principes du droit de la nature et des gens, trad. J.-H.-S. Formey, éd. d'Amsterdam, 1758, rééd. Centre de philosophie politique et juridique de l'université de Caen, Caen, 1988, vol. III, livre 8, chap. i, § xiv, p. 141.

→ droit, espace public, lumières (les), religion