théorie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec theoria « représentation / délégation », « fait de voir », puis « contemplation ».

Philosophie Générale, Philosophie Antique

Chez Platon, contemplation des idées.

C'est dans le Phédon(1) de Platon qu'apparaît pour la première fois, attestée en ce sens, une notion de théorie associée à la vue, organe privilégié : contempler les idées ou formes, rien n'est plus digne de la philosophie. Dans le contexte philosophique du mépris platonicien envers l'empereia (empirie), cette création conceptuelle a pour conséquence immédiate la mise en place d'une scission dans l'ordre des activités humaines. Comme le rappelle Hannah Arendt(2), l'opprobre jeté sur la praxis, considérée comme « vita activa » servile, vient en droite ligne de cette célébration du voir intelligible dans la philosophie platonicienne des idées.

Par suite, la théorie signifie une activité spéculative, qui n'est pas seulement une connaissance des formes, mais une saisie d'essence. Theoria peut alors se dire de l'ensemble des objets auxquels s'attache la pensée pure. Leibniz écrit par exemple une Theoria motus (abstracti et concreti) qui a le sens d'une détermination complète des causes du mouvement.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Phédon, Trad. L. Robin, Gallimard, Paris, 1950, 65e.
  • 2 ↑ Arendt, H., Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1963.

→ forme, idée, travail

Physique, Épistémologie

Ensemble de propositions et de définitions prises pour base et de déductions mathématiques dont les conséquences représentent des faits et des lois expérimentaux connus avec une précision jugée satisfaisante au regard des instruments de mesure utilisés.

Duhem (1861-1916), dans son ouvrage la Théorie physique, son objet et sa structure, publié en 1906, a été l'un des premiers à fixer d'une façon précise le sens et le statut de la théorie physique. Il en donne, dès les premières pages de son ouvrage, une définition : « Une théorie physique n'est pas une explication. C'est un système de propositions mathématiques, déduites d'un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible un ensemble de lois expérimentales. » Dans cette perspective, les sciences n'ont pas pour but d'assigner des causes aux phénomènes, mais bien plutôt de décrire leurs processus d'effectuation au moyen de relations mathématiques établies entre grandeurs mesurables permettant un calcul prévisionnel. Cette prise de position conduit Duhem à rejeter ce qu'il considère comme les deux principales attitudes vis-à-vis de la théorie physique : suivant la première, l'objet des théories physiques réside dans l'expression des éléments ultimes et irréductibles de la réalité matérielle ; suivant la seconde, il s'agit principalement, à l'image des physiciens anglais du xixe s., d'élaborer des modèles mécaniques. Dans le premier cas, la théorie physique s'interroge sur l'existence et la nature de la réalité matérielle cachée derrière les phénomènes, et se trouve par là même impliquée dans une problématique métaphysique. Une telle situation est inacceptable pour Duhem, tout d'abord parce qu'il est impossible dans ce contexte, comme le montre, d'ailleurs, l'histoire des luttes entre les écoles philosophiques rivales, d'assurer à la théorie physique un consentement universel, du moins sur les points essentiels ; mais aussi parce qu'une telle situation suppose qu'il est possible, sur les seules bases fournies par un système métaphysique, de construire une théorie physique.

Dans le second cas, c'est l'idée même d'une théorie représentative décrivant mécaniquement les processus physiques qui est battue en brèche par Duhem, tout aussi bien comme illustration d'une théorie mathématique achevée (par exemple, le système des équations de Maxwell) que comme point de départ pour l'élaboration de nouvelles hypothèses. Dans ce cas, la position de Duhem est motivée, d'une part, par des considérations d'économie intellectuelle dont la notion est empruntée à Mach : la théorie ne doit pas compliquer les lois, mais les résumer sous une forme que la mémoire pourra retenir plus facilement de façon synthétique. Et, d'autre part, par des considérations de nature esthétique, attachées à l'élégance des structures mathématiques et valorisant ainsi l'organisation et l'unité logique de la théorie, c'est-à-dire ses aspects formel et relationnel.

Bien que Duhem se soit efforcé de dégager la théorie physique tout à la fois de la métaphysique et des modèles mécaniques, il n'admet pas qu'elle soit seulement une façon commode de classer les lois expérimentales et qu'elle ne dise absolument rien sur le monde réel qui nous entoure. En fait, pour lui, la théorie physique a un certain rapport avec la réalité, non pas en nous découvrant les objets qui se cachent derrière les apparences sensibles, mais en nous révélant un reflet de l'ordre réel à travers l'ordre logique que la théorie introduit entre les lois expérimentales. Elle donne à voir, lorsqu'elle acquiert sa perfection, la structure du monde réel. Pour Duhem, elle devient une classification naturelle : « Nous voyons dans l'exacte ordonnance de ce système la marque à laquelle se reconnaît une classification naturelle ; [...] nous sentons que les groupements établis par notre théorie correspondent à des affinités entre les choses mêmes. » Cette impression de classification naturelle que suggère la théorie physique constituée s'affirme plus spécialement à travers la prédiction de phénomènes non encore observés qu'elle est susceptible de fournir. Cette fécondité des théories a été illustrée avec force au xixe s., par la fameuse expérience de Fresnel, relative à la diffraction des rayons lumineux par un petit écran opaque. Le développement mathématique de la théorie ondulatoire de la lumière de Fresnel prévoyait l'apparition d'une tache très lumineuse au centre de l'ombre portée par le petit écran. Un tel résultat paraissait impossible tant vis-à-vis du sens commun que vis-à-vis de la théorie corpusculaire alors en vogue. Le résultat positif de l'expérience, véritablement stupéfiant pour de nombreux contemporains, semble en fait indiquer que la théorie, en nous annonçant des phénomènes jamais encore vus, nous livre quelque chose du monde réel, une certaine structure de celui-ci.

Les enjeux de la théorie physique dégagés par Duhem restent, aujourd'hui encore, centraux dans l'analyse épistémologique de ce qu'il faut entendre par « théorie physique ». Ce qu'illustrent, en particulier, les débats relatifs à la mécanique quantique et au statut des entités que celle-ci met en jeu.

Michel Blay

→ corroboration, expérience, expérience cruciale, incommensurable, observation, phénomène, relativisme




théorie de l'esprit

Philosophie de l'Esprit, Psychologie

Capacité que possède un individu à employer des concepts psychologiques pour expliquer et prédire ses actions et ses états mentaux comme ceux d'autrui.

Deux conceptions rivales de la nature et de l'origine de cette capacité s'opposent aujourd'hui. Selon certains philosophes (P. Carruthers, J. Fodor, S. Stich) et psychologues (S. Baron-Cohen, A. Gopnik) défenseurs de la « théorie de la théorie », cette capacité reflète le fait que les êtres humains adultes possèdent une théorie psychologique primitive, un ensemble de généralisations sur la cognition et la motivation, utilisées pour inférer les états mentaux d'autrui et prédire les comportements. En revanche, selon les partisans de la « théorie de la simulation » (R. Gordon, A. Goldman, P. Harris), nous expliquons et prédisons les actions et les états mentaux d'un autre individu en nous projetant en imagination dans sa situation et en utilisant les ressources de notre propre esprit pour simuler ses processus psychologiques.

Les questions classiques de l'interprétation d'autrui transparaissent clairement dans le débat actuel. L'opposition entre la « théorie de la théorie » et la « théorie de la similation » fait écho à la distinction entre expliquer et comprendre, la première théorie se situant dans la lignée des théories inférentielles de l'interprétation d'autrui, la seconde, dans la lignée des théories de l'empathie.

Élisabeth Pacherie

Notes bibliographiques

  • Carruthers, P., et Smith, P. K. (éd.), Theories of Theories of mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • Davies, M., et Stone, T. (éd.), Folk Psychology, Oxford, Blackwell, 1995.
  • Davies, M., et Stone, T. (éd.), Mental Simulation, Oxford, Blackwell, 1995.

→ explication




théorie critique


Du grec theôria, « spectacle, observation de ce spectacle » (à partir de Platon, theôrein, « contempler, considérer »), et krinein, « juger, trancher, décider ».


Concept central chez les principaux membres de l'école de Francfort (Horkheimer, Adorno, Marcuse). Le nom même de « théorie critique » est attaché à Horkheimer, qui la définit par opposition à la « théorie traditionnelle ». L'évolution de la théorie critique, des années 1930 aux années 1970, est exemplaire des enjeux et des difficultés qui s'attachent à une théorie matérialiste de la connaissance.

Philosophie Contemporaine, Politique

S'attachant d'abord à mettre au jour les intérêts sociaux sous-jacents à la connaissance, la théorie critique devint, à partir des années 1940, une critique de la raison, développée à l'échelle de la civilisation.

Traits initiaux

Diagnostiquant, dans le marxisme des années 1930, une double rupture entre théorie et critique d'une part, théorie et pratique d'autre part, Horkheimer assigna initialement à la théorie critique deux tâches principales :
1) faire prendre conscience à toute théorie de l'intérêt social qui la détermine et qui l'anime, alors que, aux yeux de la « théorie traditionnelle », « la genèse sociale des problèmes, les situations dans lesquelles la science est utilisée, les buts auxquels elle est appliquée apparaissent comme situés en dehors d'elle-même » ;
2) viser non pas « simplement à accroître le savoir, mais à libérer l'homme des servitudes qui pèsent sur lui »(1).

Ces orientations de la théorie critique impliquent :
– la modification de la notion de vérité, qui ne définit plus tant l'exactitude des connaissances que la réflexion sur les relations qu'entretient la théorie avec « les problèmes qu'à un moment historique déterminé les forces sociales progressistes entreprennent de résoudre »(2) ;
– le refus du « système », compris comme volonté de hisser la théorie à l'autonomie et, en définitive, à la « clôture ».

Apories

1) La « vérité » du discours critique ne peut esquiver l'antinomie du relativisme et du dogmatisme(3). L'aporie (rencontrée par d'autres théories matérialistes de la connaissance, comme celle que produit la lecture althussérienne de Marx(4)) tient à la nécessité où se trouve la théorie de recourir implicitement à cela même qu'elle récuse : un critère de scientificité « idéaliste », ayant une valeur « anhistorique ».

2) Définissant l'émancipation « révolutionnaire » comme la rationalisation de la production (qui mettrait la domination de la nature au service du plus grand nombre), la visée pratique elle-même s'avère contradictoire, car « l'idée de domination de l'être par la raison n'est finalement qu'une exigence de l'idéalisme(5) », celle, justement, de la « clôture ».

La « seconde » théorie critique

L'ampleur de ces contradictions conduisit à un tournant décisif, que marque la rédaction, au cours des années 1940, de la Dialectique de la Raison. La critique de la « théorie traditionnelle » s'y mue en une critique de la raison, qui est en même temps une archéologie de la subjectivité : dès l'origine, la domination rationnelle de la nature externe impliqua celle de la nature interne(6).

D'où, en 1970, le verdict de Horkheimer : la réalisation de ce que Marx s'est représenté comme socialisme serait, en fait, le monde totalement « administré », où disparaîtrait toute « autonomie du sujet »(7). Rompant avec la perspective révolutionnaire, la dernière théorie critique cherche seulement à atténuer le mal en s'interdisant cependant de tracer la figure du bien. Sorte d'interdit biblique des images sécularisé(8), elle trouve son élaboration proprement philosophique dans l'idée adornienne de « dialectique négative » : conscience rigoureuse de la non-identité de la pensée et de la chose, celle-ci se définit comme une critique de la discursivité elle-même, qui n'entend produire nul contenu doctrinal(9).

Gilles Moutot

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Horkheimer, M., « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, pp. 82 et 84, trad. S. Muller, Cl. Maillard, Gallimard, Paris, 1996.
  • 2 ↑ Horkheimer, M., « À propos de la querelle du rationalisme », in Théorie critique, p. 144, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris, 1978.
  • 3 ↑ Bubner, R., « Qu'est-ce que la théorie critique ? », in Archives de philosophie, no 35, pp. 381-421, 1972.
  • 4 ↑ Balibar, É., « Avant-propos » in Althusser, L., Pour Marx (1965), p. VII, La Découverte, Paris, 1996 ; Ferry, L., Renaut, A., « Présentation », in Horkheimer, M., Théorie critique, pp. 30-31, op. cit.
  • 5 ↑ Marcuse, H., « La philosophie et la théorie critique » (1937), in Culture et Société, p. 155, Minuit, Paris, 1970.
  • 6 ↑ Horkheimer, M., Adorno, Th. W., « Le concept d'Aufklärung » et « Ulysse, ou mythe et Raison », in Dialectique de la Raison (1947), pp. 21-57 et 58-91, trad. É. Kaufholz, Gallimard, Paris, 1983.
  • 7 ↑ Horkheimer, M., « La théorie critique hier et aujourd'hui » (1970), in Théorie critique, op. cit., p. 365.
  • 8 ↑ Ibid., p. 361.
  • 9 ↑ Adorno, Th. W., Dialectique négative (1966), « Avant-propos » et passim, trad. Collège de philosophie, Payot, Paris, 1978.