phénomène

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec to phainóménon, « ce qui se montre », phanestai, « se montrer », racine phôs, « la lumière ». En allemand : Erscheinung.


Le phénomène, étant conçu comme ce qui, de l'objet à connaître, se montre au sujet de la connaissance, est par définition même un produit mixte : il tient à la fois de l'objet (de la nature de la réalité indépendante) et du sujet (des moyens dont dispose l'homme pour appréhender le réel, par exemple du fait de posséder ces cinq sens, ou ces formes de la sensibilité et de la pensée..., voire – dans certaines interprétations de la physique quantique en particulier – de ces instruments de mesure). Mais ceci étant admis, il reste extrêmement délicat : (1) de faire la part de ce qui, dans le phénomène, est imputable à l'objet ou ressort au contraire du sujet ; (2) côté sujet, de déterminer où s'arrête la contribution inéliminable et où commence l'apport dispensable de l'esprit humain (l'adjonction d'hypothèses facultatives) au phénomène.

Philosophie Générale

Ce qui apparaît, se livre à la perception d'un sujet.

En tant qu'il est ce qui apparaît, le phénomène peut être interprété en lui-même selon trois sens. Comme indication, il est une voie d'accès vers l'être de la chose qu'il symbolise. Comme manifestation, il signifie que l'essence même de la chose se donne dans sa phénoménalisation. Enfin, comme illusion, il désigne une vérité cachée sous une apparence trompeuse. Cependant, le phénomène ne peut être envisagé indépendamment du sujet qui le reçoit, qui peut interférer dans cette réception et s'y révéler. Néanmoins, l'être même des choses nous demeure étranger, et nous ne pouvons les saisir que dans ces apparitions, qui pourraient bien n'être que des illusions. Si le même phénomène ne se donne pas de façon identique à deux sujets différents, faut-il alors considérer que notre savoir dépend exclusivement de la subjectivité de la sensation(1) ? Concéder que le phénomène est un simple paraître de la chose, au-delà duquel nous ne pouvons aller, ruine toute possibilité d'une science universelle en la réduisant à n'être que sensation. De plus, elle conduit à la radicalisation sceptique, dans laquelle toute préoccupation ontologique disparaît au profit d'une ontique phénoménale qui ne s'interroge pas sur l'être du phénomène(2).

La constitution d'une épistémologie impose donc l'insertion, au sein de la notion, de différents degrés possibles d'interprétation. Ainsi, Platon comme Aristote distinguent le phénomène comme évidence, qui est un mode de manifestation de la chose même, de la simple apparence ou de l'illusion. Le phénomène peut alors devenir le point d'ancrage d'une science qui s'élève de la connaissance sensible pour atteindre le champ des essences, et il doit pour cela être fondé, en neutralisant toute possibilité d'illusion. D'où l'exigence grecque d'une science visant à « sauver les phénomènes »(3), c'est-à-dire à les expliquer correctement et ainsi permettre de découvrir, sous l'apparence de leur relativité, l'ordre intelligible qui les sous-tend et les organise.

Néanmoins, si l'expérience phénoménale implique un sujet perceptif qui la reçoit, la constitution du phénomène en tant que tel doit passer par l'étude du mode de connaissance de celui-ci, non pour sombrer dans le relativisme, mais pour s'élever au-dessus de ses objections. Pour cela, il est nécessaire de mettre en place une hypothèse limite, invalidant tous les modes de l'apparaître, afin de pouvoir restituer la vérité de certains d'entre eux. Le doute cartésien replie dans un premier temps l'ensemble de l'apparaître sur l'illusoire, car le phénomène appartient au temps du rêve comme à celui de la veille, ne permettant de se prononcer sur son caractère imaginaire ou réel. Dans les deux cas, il relève cependant du « moi », et le doute permet de fonder un noyau de certitude, l'acte du cogito qui appréhende le monde phénoménal(4). Ce dernier est alors à comprendre comme une manifestation du sujet connaissant plus que de la chose elle-même, et « sauver les phénomènes » suppose dès lors leur constitution a priori, en tant qu'ils relèvent d'une expérience du sujet. Kant remarque que la connaissance débute avec l'expérience sensible, sans pour autant en provenir, et que l'interrogation sur le phénomène doit être menée à partir d'une philosophie transcendantale. Pour cela, il ne faut pas confondre la présentation des choses elles-mêmes, qui nous demeure inaccessible, et le phénomène, qui n'est autre que l'objet possible de l'intuition d'un sujet. Ce sont les objets qui doivent se régler sur notre connaissance(5), non l'inverse, et les phénomènes ne nous livrent pas la nature des choses, leur être nouménal, mais les formes sous lesquelles notre connaissance les appréhende. L'investigation transcendantale n'est ni une concession au relativisme, ni une négation de la réalité extérieure, car les formes a priori de l'intuition (l'espace et le temps) seraient vides si elles ne recevaient pas la matière du phénomène, que la subjectivité ne peut produire elle-même et qu'elle reçoit de la sensation. « Dans le phénomène, les objets et même les propriétés que nous leur attribuons sont toujours considérés comme quelque chose de réellement donné – à cette précision près que, dans la mesure où cette propriété ne dépend que du mode d'intuition du sujet, dans la relation qui s'établit entre l'objet donné et lui, cet objet en tant que phénomène, est distinct de lui-même comme objet en soi »(6). Les sciences de la nature peuvent ainsi être fondées transcendantalement, et le phénomène ainsi compris (Erscheinung) ne relève pas de la simple apparence (Schein) et se trouve constitué a priori, ouvrant sur la possibilité d'une connaissance universelle.

En interrogeant l'apparaître du phénomène, la conscience y découvre la structure de sa propre connaissance, et s'élève ainsi à la conscience de soi. Hegel trace le parcours de cette conscience dans l'histoire de ses manifestations, de ses « figures », qui sont autant d'expériences de soi dans son élan vers la science. La vérité des choses n'est alors plus à chercher dans un hypothétique noumène qui se tiendrait derrière le voile des phénomènes, mais dans une phénoménologie retraçant le mouvement vivant de la vérité s'exprimant dans l'expérience que la conscience fait d'elle-même. Les différentes étapes de ce processus sont autant de moments qui ne peuvent demeurer figés, l'expression de la certitude se trouvant niée dans sa confrontation à l'expérience qui la dépasse. Descartes instaurait le doute pour mieux s'en extraire, alors que le travail de la négation « peut être considéré comme la voie du doute, ou à plus proprement parler, comme voie du désespoir »(7). L'horizon hégélien vise néanmoins une disparition possible du doute dans l'horizon de l'Absolu, tandis que la phénoménologie dans son acception husserlienne s'immerge dans ce doute afin d'atteindre le pur apparaître du phénomène. Il est alors envisagé dans sa donation absolue vis-à-vis d'une conscience, « Nous nous mouvons dans le champ des phénomènes purs. Mais pourquoi dis-je champ ; c'est plutôt un perpétuel flux héraclitéen de phénomènes »(8).

Didier Ottaviani

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ C'est alors tomber dans le phénoménisme relativiste de l'homme-mesure prôné par Protagoras, Platon, Théétète, 151e-152e, trad. M. Narcy, Flammarion, « GF », Paris, 1995, pp. 153-156 ; Aristote, Métaphysique, Γ, 4-6, trad. J. Tricot, Vrin, Paris, 1986.
  • 2 ↑ Conche, M., Pyrrhon ou l'apparence, Mégare, Paris, 1973, rééd. PUF, Paris, 1984.
  • 3 ↑ Koyré, A., « étapes de la cosmologie scientifique », Études d'histoire et de philosophie des sciences, Gallimard, « Tel », Paris, p. 89 ; Duhem P., Sozein ta phainomena, essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Vrin, Paris, 1990, pp. 3-27.
  • 4 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, in Œuvres philosophiques, Garnier, Paris, 1967.
  • 5 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, 2e Préface, trad. A. Renaut, Flammarion, « GF », Paris, 2001.
  • 6 ↑ Ibid., « Esthétique transcendantale », p. 139.
  • 7 ↑ Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l'esprit, Introduction, trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, Paris, 1991, p. 83.
  • 8 ↑ Husserl, E., L'idée de la phénoménologie (1907), 2e leçon, tr. A. Lowitt, PUF, Paris, 1994, p. 72.

→ apparence, évidence, illusion, perception, positivisme, sensualisme

Épistémologie, Philosophie des Sciences

Ce qui, dans l'expérience perceptive, apparaît à l'homme de science d'une réalité étudiée quelconque (au cours d'observations immédiates ou d'observations résultant d'une expérimentation systématique) et qui, étant empiriquement tel quel donné à tous sans pouvoir être ni refusé ni modifié, doit d'une manière ou d'une autre être pris en compte (décrit, ordonné, expliqué, dénoncé comme apparence trompeuse...) par les théories scientifiques.

La difficulté de tracer une frontière nette entre ce qui relève de l'inéluctablement-donné-aux-hommes (du plan des phénomènes) et ce qui s'identifie à une interprétation surajoutée même minimale, explique l'existence d'importantes divergences quant à ce que chaque philosophe des sciences est prêt à compter pour un phénomène. Certains réduisent les phénomènes aux contenus de sensation (« jaune », « odeur de souffre », etc.), considérant que même les objets de l'expérience quotidienne (« chien », « table », etc.) sont déjà des constructions théoriques humaines facultatives(1). D'autres, plus permissifs, estiment que ce n'est nullement transcender le plan des phénomènes (le plan des données inéliminables) que d'invoquer des objets(2). D'autres encore vont jusqu'à présenter une théorie physique aussi élaborée que la thermodynamique macroscopique comme une simple description de régularités phénoménales(3). Plus on pousse dans cette direction, plus le phénomène acquiert un sens large : plus il s'éloigne de la donnée perceptive immédiate et singulière telle qu'elle est reçue avant tout jugement de vérité-correspondance », et plus il se rapproche corrélativement du « fait scientifique » compris comme vérité conquise via un processus indéfiniment long d'investigation, au cours duquel se trouve tissé par l'homme – donc peut en principe toujours être ultérieurement défait ou modifié – un réseau de liens entre une multitude d'impressions sensibles singulières ponctuelles.

En outre (et parfois en conséquence), les principales grandes théories de la science n'assignent pas toutes au phénomène la même fonction, le même degré de réalité et la même valeur. Trois cas peuvent schématiquement être distingués.

Le phénomène est reconnu (et hautement valorisé) comme la seule donnée fiable et invariante dont dispose l'homme – par opposition aux théories humaines quant à elles dénigrées comme étant en principe toujours douteuses et révisables, et d'autant plus dénigrées qu'elles sont estimées viser une explication en profondeur plutôt qu'une simple description de ce qui apparaît en surface(4). À la limite, les phénomènes épuisent la réalité accessible à l'homme, sont seuls réels (on parle de « phénoménisme » ou, plus rarement, de « réalisme des phénomènes »). Les théories et les entités inobservables qu'elles mentionnent (par exemple les atomes) s'identifient, elles, au mieux à d'utiles fictions (utiles en ce qu'elles permettent de « sauver les phénomènes », c'est-à-dire de les déduire), et au pire à de dangereuses inventions humaines (dangereuses en ce qu'elles prétendent à la vérité à propos d'une réalité extraphénoménale en fait inatteignable)(5).

Le phénomène est conçu comme un moyen d'accéder à un au-delà des phénomènes : comme le plus sûr garant de la fidélité des théories scientifiques à une réalité non observable supposée cachée « derrière » les phénomènes. Ici le phénomène n'a de valeur qu'en tant qu'il permet à l'homme d'atteindre un objectif hautement valorisé, jugé (par les réalistes du moins) réalisable et jusqu'à un certain point réalisé : connaître la réalité telle qu'elle est indépendamment de l'homme. Le phénomène (par exemple l'aspect continu que présente la matière dans l'observation immédiate) est alors le plus souvent pensé comme « moins réel » que ce dont il est censé être le phénomène (par exemple la structure atomique de la matière), quand il ne se voit pas privé de toute réalité au nom du fait qu'il n'existe que « pour nous » et non « en soi »(6).

Le phénomène est assimilé à une apparence entravant l'accès à l'essence. Ici le phénomène n'est plus un fil d'Ariane ni un guide sûr pour passer de l'apparaître à l'être : il s'apparente plutôt à un leurre, il est aussi trompeur et « irréel » que la « fausse réalité » à laquelle donne corps un illusionniste(7). Dans cette version quasi paranoïaque du phénomène qui fait souvent fond sur quelque équivalent de la figure cartésienne du malin génie, l'esprit humain ne peut espérer atteindre l'être véritable des choses derrière les faux semblants qu'en s'affirmant contre les phénomènes, c'est-à-dire en se méfiant systématiquement des apparences et en travaillant à rectifier sans cesse les croyances erronées auxquelles elles incitent spontanément(8).

Les débats liés au phénomène – à son degré de réalité, à son rapport aux théories, à ce qui tombe sous le concept, etc. – mettent en jeu et articulent d'une manière spécifique un large ensemble de questions distinctes mais étroitement interdépendantes : celle de la frontière entre donné et construit, objet et sujet, etc., qui, dans ses formes contemporaines, se focalise sur la notion controversée de « schème conceptuel » (jusqu'à quel point les hommes sont-ils prisonniers de cadres linguistico-pragmatiques historiquement variables à travers lesquels ils « voient » le monde ?) ; celle de la nature et du statut ontologique des éléments primitifs sur lesquels doit s'appuyer l'édifice de la science (problème de la base empirique(9) : base « autopsychique » ? Base « physicaliste » ? Autre ? Éléments imposés car réellement existants, ou choisis pour des raisons méthodologiques ?) ; celle des critères qui président et devraient présider à nos attributions de réalité (réalisme ou antiréalisme ? Réalisme des phénomènes ou des entités théoriques ?)... L'enjeu central n'est rien moins que la valeur de la science et plus généralement la nature des certitudes auxquelles l'homme peut espérer prétendre. Question ancienne, mais qui au cours du xxe s. a subi, dans sa formulation comme au niveau du spectre des réponses jugées recevables, des déplacements non négligeables, en particulier sous l'effet des réflexions renouvelées auxquelles a donné lieu la notion d'observation après l'avènement de la si déroutante physique quantique(10).

Léna Soler

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Mach, E., la Mécanique, exposé historique et critique de son développement, 1883, éd. J. Gabay, Sceaux, 1986. Sur la thèse selon laquelle les objets physiques sont des constructions commodes, voir Quine, W.V.O., le Mot et la chose, 1960, Flammarion, Paris, 1977.
  • 2 ↑ Reid, T., Essays on the Intellectual Powers of Man, 1785, MIT Press, Cambridge, 1969 ; Moore, G. E. (Philosophical Papers, George Allen and Unwin, 1959 ; et plus généralement le « réalisme du sens commun ». Voir aussi les gestaltistes, qui soulignent le caractère totalisant de la perception (pour une discussion très subtile, voir Merleau-Ponty, M., La structure du comportement, 1942, PUF, Paris, 1990).
  • 3 ↑ Telle est par exemple la tendance de certains énergétistes au tournant du xxe s. Voir la présentation et la critique de L. Boltzmann dans Theoretical Physics and Philosophical Problems, 1905, Brian MacGuinness éd., D. Reidel Publishing Company, États-Unis, 1974.
  • 4 ↑ Cette tendance est caractéristique de l'« esprit positiviste ». Voir par ex. Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842, Hermann, Paris, 1975.
  • 5 ↑ Sont plutôt du côté du cas (a), avec bien des nuances et subtilités dans le détail, des auteurs comme Mach (voir référence note 1), Ostwald, W., l'Énergie, (1908), Felix Alcan, Paris, 1910 ; Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, (1906), Vrin, Paris, 1981 ; et nombre d'empiristes classiques. Voir aussi James, W., Essays in Radical Empiricism, Harvard UP, Cambridge, 1976 ; et certaines déclarations de Wittgenstein, L., par exemple : « le phénomène n'est pas le symptôme d'autre chose, il est la réalité », Remarques philosophiques, Gallimard, Paris, 1975, p. 270.
  • 6 ↑ Sont plutôt du côté du cas (b), mais avec des différences parfois importantes, la plupart des tenant du « réalisme scientifique » (réalisme des théories) et nombre de réductionnistes (ceux qui pensent que seules les propositions réduites décrivent la réalité, les autres se bornant à décrire les manifestations « pour nous » de cette réalité). Voir par exemple Bunge, M., Philosophie de la physique, Seuil, Paris, 1973 ; A., Shimony, Search for a Naturalistic World-view, Cambridge UP, Cambridge, 1993 ; W., Sellars, Science, Perception and Reality, Routledge, Londres, 1963.
  • 7 ↑ Voir l'« allégorie de la Caverne » de Platon, in République, livre vii, Garnier-Flammarion, Paris, 1966.
  • 8 ↑ Pour une formulation générale (souvent présentée comme canonique) de cette conception, voir Descartes R., Méditations métaphysiques, (1641), PUF, Paris, 1988. Dans un contexte plus spécifiquement épistémologique, on trouve chez Bachelard, G., (in par exemple la Formation de l'esprit scientifique, (1938), Vrin, Paris, 1980) beaucoup de développements ayant partie liée à cette idée. En fait, de très nombreux philosophes des sciences manifestent ici ou là dans leurs écrits de telles tendances sans toutefois les thématiser systématiquement.
  • 9 ↑ Soulez, A. (éd.), Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, PUF, Paris, 1985.
  • 10 ↑ Bohr, N., Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard, Paris, 1991 (plus l'introduction et le glossaire de C. Chevalley) ; Bitbol, M., Mécanique quantique, Flammarion, Paris, 1996.

→ apparence, convention T, conventionnalisme, donné, données, expérience, fait, intuition, mesure, noumène, objet, observable, observation, perception, phénoménisme, phénoménologie, physicalisme, positivisme, positivisme logique, quantique (logique), quantique (mécanique), réalisme, réalité, réel, schématisme, sensation