réalisme
Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».
Terme qui est apparu au début du xixe s.
Pourquoi le réalisme a-t-il déserté la science contemporaine ? On peut penser que ce sont les objets, qui ne relèvent plus d'une intuition immédiate, qui ont d'eux-mêmes condamné toute description dans les termes d'une réalité admise sans critique. D'une certaine façon, le réalisme, en sciences comme en art, constitue le ferment d'une représentation du monde. Le soutenir est sans doute l'un des actes philosophiques les plus difficiles aujourd'hui.
Philosophie Générale
Doctrine philosophique affirmant l'existence des objets produits par la connaissance.
Réalisme et essentialisme
Le réalisme ne se réduit pas, comme le voudrait Karl Popper, à la simple thèse de la réalité du monde(1). Car il est tout à fait possible de considérer Platon, cet ami de la Forme en qui certains voient l'origine de l'idéalisme, comme le tenant d'un certain « réalisme » : le réalisme des Idées. Une table des équivalences est sans doute nécessaire ici :

Est réaliste, au sens non naïf, une doctrine qui affirme une certaine valeur de vérité (et non pas seulement de cohérence) à ses énoncés. En ce sens, le réalisme est dogmatique puisqu'il enchaîne le processus théorique d'enchaînement de propositions expérimentalement vérifiables, à la découverte, même partielle et lacunaire, d'une causalité intra-mondaine. La condamnation la plus vive du réalisme dans les sciences a été prononcée par Pierre Duhem(2), qui donne aux théories physiques le sens d'une instrumentation du réel, dénonçant dans la science galiléenne l'arrogance d'une pensée qui prétend affirmer l'existence, en dehors des hypothèses elles-mêmes, des objets du savoir. De fait, le réalisme est une attitude commune à ceux qui considèrent, même dans le sens le plus naïf, que la matière existe réellement en dehors de nos représentations. L'idéalisme, de la même façon, qu'il soit de Platon ou de Leibniz, est un certain discours sur la valeur, pour la connaissance, du substrat matériel. Sensible livré à l'Autre, lieu des simples apparences géométrique, l'idéalisme ne suppose pas nécessairement (sauf dans ses formes les plus radicales) que rien de ce qui est hors de l'esprit ne peut être connu. Le « réceptacle » (khora) du Timée est une matière qui permet la confection d'un monde. Une apparence géométrique permet toute la mécanique, chez Leibniz.
Instrumentalisme
Il semble que c'est bien la figure de Galilée qui a donné naissance à l'idée d'un conflit entre « essentialistes » et « instrumentalistes ». En bons disciples de Mach ou de Russell, grands pourfendeurs des relations entre science et métaphysique, observons tout d'abord que le déplacement de la question du réalisme sur le terrain de l'essentialisme en dénature le sens. L'attitude réaliste est en effet aussi ancienne que le rationalisme : ni les physiologues ioniens, ni les atomistes d'Abdère, ni Aristote n'auraient pu concevoir une remise en cause du lien substantiel qui unit une thèse et son objet. La déclinaison infime du clinamen lucrècien appartient, pour toute la tradition épicurienne, à l'ordre des faits. L'équivalent grec d'une attitude « instrumentaliste » serait, à n'en pas douter, la conduite sceptique de la pensée, chez Pyrrhon ou dans la Nouvelle Académie scepticisante, c'est-à-dire au sein d'une tradition qui fait porter le soupçon non pas seulement sur l'être objectif des choses du monde, mais sur la capacité de la raison à en poser clairement les conditions de possibilité. On peut dire sans crainte que jusqu'aux débats relatifs à la question copernicienne, le réalisme méthodologique et métaphysique a secondé sans relâche l'effort rationaliste. Les débats médiévaux sur le statut des propositions universelles ne peuvent être sérieusement comptés à l'actif d'une anticipation du positivisme placide qui règne dans la physique contemporaine. Popper, mais aussi Duhem avant lui, font de l'Avertissement au lecteur rédigé par le théologien Osiander pour le De revolutionibus orbium cœlestium de Copernic, publié en 1543(3), le point de départ d'un refus de l'essentialisme en science. Osiander prétend en effet prémunir l'ouvrage de Copernic de toute requête en suspicion légitime : ce qui s'y dit du système solaire n'est qu'une somme de conjectures destinées aux matheseos, les « savants ». Galilée, lui, aurait manifesté son désir de donner une description vraie du monde et, pour cela, aurait été condamné. Bellarmin, cardinal instructeur du premier procès de Galilée, en 1616, est lui aussi porteur, selon Popper, de cette conception moderne de la science ! Interdisant à Galilée d'enseigner la vérité du système copernicien, il serait donc le chantre de cet instrumentalisme qui assigne aux théories scientifiques cette cécité métaphysique, cette volontaire désertion du champ de la causalité qui rend la physique, en particulier, si moderne ! D'autres explications de cette condamnation de 1633 ont été avancées(4) et il n'est pas certain que la peinture d'un Galilée en essentialiste soit justifiable, mais l'opposition est posée. Ainsi, la critique kantienne, qui fait pourtant un usage précis des catégories qui pourraient la décrire, a pu être assimilée, y compris par Popper, à un vulgaire instrumentalisme. Comme s'il fallait confondre la Critique de la raison pure et sa distinction transcendantale entre l'ordre phénoménal et l'ordre nouménal, avec la Dissertation de 1770, où l'impossibilité de connaître le réel en tant que tel était expliqué par le voile jeté entre l'âme et les choses par la complexion organique !
Ainsi le réalisme a-t-il perdu sa position dominante lorsque son sens métaphysique a été rabattu sur le débat, interne à l'épistémologie, concernant le statut des objets du savoir, puis de la science au sens moderne, étroit, du terme. Le coup décisif à cet égard n'aura pas été celui de Duhem ou de Mach, pas plus que celui de Russell qui voyait dans l'avènement de la relativité restreinte, c'est-à-dire dans la modification des notions intuitives d'espace et de temps indépendants, le premier âge d'une physique enfin débarrassée des scories de la métaphysique : une physique où le langage, enfin neuf, aurait été vidé des vieilles analogies dépourvues de signification. C'est après Heisenberg (c'est-à-dire après Planck et la théorie des quanta) que s'opère le passage d'une science de la nature globalement confiante dans le déterminisme et la vérité objective de ses mesures (science newtonienne, mécanique laplacienne), quoique vacillante encore quant aux propriétés réelles de la lumière (optique ondulatoire de Fresnel), à une physique instrumentaliste. Heisenberg en effet condamne les modèles réalistes(5) (tels que l'atome planétaire de Niels Bohr) de l'atome et se prononce pour l'abandon, en physique, de toute référence à une causalité réelle. Les formalismes de la mécanique quantique et de la mécanique ondulatoire étant transposables, l'idée même d'une dualité entre les descriptions d'ondes et les quantifications discontinues milite en faveur d'une science-instrument.
Retour à Popper
L'épistémologie de Karl Popper, dont les termes (à défaut des thèses) sont devenus la vulgate épistémologique de notre époque, préfère substituer à la dualité réalisme / idéalisme celle qui oppose essentialisme et instrumentalisme. C'est là sans doute une réduction drastique de ce qui se joue effectivement dans le réalisme et qui dépasse le cadre de la pensée scientifique. Dans Conjectures et réfutations, Popper fait de Berkeley le précurseur de Mach et d'Einstein(6). De façon étrange, seule la relation de Berkeley à Mach est véritablement analysée dans cette note de Popper. Eintein est, de l'avis général, un solide « essentialiste ». Dans la mesure où Berkeley semble opérer une critique du langage, Popper cède à la tentation de trouver à Mach un précurseur de plus : Bellarmin et Osiander sont rejoints par Berkeley dans la cohorte des archéopositivistes qui inscrivent leur pensée dans le cadre de l'instrumentalisme. C'est à ce point que l'étroitesse de la réduction opérée par Popper sur l'histoire de la pensée appparaît clairement : essentialisme et instrumentalisme ne se confondent pas exactement avec le réalisme et l'idéalisme. Pas plus que le nominalisme des médiévaux (Mach n'est-il pas associé au rasoir d'Ockham ?) n'est totalement assimilable à un positivisme avant l'heure. La doctrine de Berkeley porte certes le doute sur le terrain de l'existence de la matière, mais du moins admet-il parfaitement l'existence, dans une âme, des idées qui s'y produisent. Au nombre de ces idées, il y a bien celle d'un monde associé. Comme Geneviève Brykman l'a montré(7), Berkeley est conduit à utiliser dans les textes tardifs que sont le De Motu et la Siris un vocabulaire qui fait place à une ontologie informelle : ainsi le mécanisme, l'agencement corpusculaire de la matière et l'ensemble des découvertes qui relèvent de la philosophie naturelle des modernes sont-ils mentionnés chez lui au titre – et au titre seulement – d'une causalité qui demeure celle de la pensée, de son enchaînement et des concepts qu'elle
utilise en lieu et place d'une manipulation réelle de cette causalité objective qui n'a, chez lui aucune sorte d'existence. Si les lois physiques n'ont pas de signification « essentialiste » déterminée, c'est que la matière elle-même est sans contenu ontologique. Dans la science comme dans toute activité de pensée, l'idée va à l'idée. Le réalisme et son contraire, l'idéalisme, vont donc bien plus loin, philosophiquement parlant, que la catégories poppériennes ne le laissent penser. Le succès avéré de ces catégories au sein de l'épistémologie générale des sciences, aujourd'hui, n'en est que plus dommageable car il obscurcit notre compréhension des positions les plus récentes de la science et de ses acteurs qui, pour la plupart, ne sont « positivistes » que parce que tout contact avec la philosophie leur paraît, logiquement si l'on adhère aux thèses de Russell par exemple(8), dégradant(9).
Fabien Chareix
Notes bibliographiques
- 1 ↑ Popper, K., « Conjectures et réfutations », Payot, Paris, 1985, « Conjectures », ch. 3, section IV, pp. 150 et suiv.
- 2 ↑ Duhem, P., La théorie physique. Son objet. Sa structure. Vrin, Paris, 1989.
- 3 ↑ Copernic, N., Des révolutions des orbes célestes, Livre I, ch. I à XII. Diderot éditeur, Paris, 1998 (éd. et notes par Alexandre Koyré).
- 4 ↑ Redondi, P., Galilée hérétique, Gallimard, Paris, 1981.
- 5 ↑ Heisenberg, W., La nature dans la physique contemporaine, Gallimard, Paris, 1962.
- 6 ↑ Popper, K., Conjectures et réfutations, op. cit., pp. 251-263.
- 7 ↑ Brykman, G., Berkeley et le voile des mots, Vrin, Paris, 1993.
- 8 ↑ Russell, B., L'ABC de la relativité, 10 / 18, Paris, (1925) 1997.
- 9 ↑ Voir Richard Feynman, La nature de la physique, Seuil, Paris, 1980, pp. 285-286 : « Si seulement les philosophes pouvaient ne pas se prendre tellement au sérieux. [...] et les voilà qui pontifient : “votre pensée ne va pas assez au fond des choses, laissez-moi vous donner une définition préalable du monde” ».
Esthétique
Principe esthétique d'après lequel l'art ne doit pas chercher à idéaliser le réel, mais à l'examiner scrupuleusement sans rien en dissimuler. Le réalisme comme courant esthétique se propose de fournir dans le domaine de l'expression singulière l'équivalent d'une science générale des faits psychiques, moraux et sociaux.
Le réalisme s'oppose à l'idéalisation de la réalité sous la forme du rêve, de l'exotisme et de la référence historique ou mythologique. Il prend en considération les individus et les particularités d'un lieu et d'une époque, et oppose une description profane de la réalité aux savantes mises en scène issues d'une histoire monumentale que le romantisme, l'idéalisme et l'académisme avaient souhaité défendre. Il est militant en ce sens qu'il se donne pour objet de prédilection la description sans complaisance de la réalité naturelle (Courbet) ou sociale (Flaubert), contre toutes ses images mystificatrices.
En littérature, le réalisme voit le monde comme le produit de rapports de forces, sans postuler l'existence de lois transcendantes fournissant une intelligibilité supérieure à la violence absurde qui s'exerce dans le monde.
Une peinture réaliste significative, l'Enterrement à Ornans, de Courbet (1850), représente une scène toute de modestie et de simplicité, dépouillée de la grandiloquence qu'on liait jusqu'alors à cette thématique réservée aux grands hommes. Il faudra toutefois attendre l'Exposition universelle de 1855, pendant laquelle le peintre expose dans un pavillon indépendant ses œuvres refusées pour que s'impose la terminologie, d'abord de manière dépréciative, avant de devenir un courant artistique bouleversant les distinctions établies depuis le xviie s. entre peinture d'histoire et peinture de genre.
Au xxe s., l'identité du terme se brouille puisqu'il renvoie aussi bien à la nouvelle objectivité, qui propose une peinture extrêmement critique de la société de l'entre-deux-guerres, qu'au réalisme socialiste, qui favorise, dans le régime soviétique puis maoïste, un souci de propagande sociale dévoyée par le culte de la personnalité et par un héroïsme trompeur. En France, le surréalisme puis le nouveau réalisme redonnent sous une forme totalement renouvelée ses lettres de noblesse à un courant désormais capable d'affronter le merveilleux et le manufacturé.
Motivé initialement par une rébellion contre les contraintes d'une conception académique de l'art, le réalisme a su se renouveler pour « mettre en évidence toutes les contradictions de la forme qui se déploient dans le monde » (Pignon). Cette plasticité peut, à l'inverse, nourrir le soupçon que le réalisme se réduit en dernier ressort à un effet d'accoutumance culturellement implanté.
Mathieu Kessler
Notes bibliographiques
- Lukacs, G., Problèmes du réalisme, trad. C. Prévost, L'Arche, Paris, 1975.
- Mitterand, H., Le discours du roman, PUF, Paris, 1986.
- Restany, P., Avec le nouveau réalisme sur l'autre face de l'art, J. Chambon, Nîmes, 2000.
→ essentialisme, idéalisme, naturalisme, objet, perception, réalisme