intuition

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin intuitio, « regard ». En allemand Anschauung, Schau, Intuition, dont les racines, allemande (schau-) ou latine (intueri), contiennent toutes deux le sens de la vue et de la vision.

Philosophie Générale

Mode de la connaissance immédiate, par lequel le sujet se met en rapport avec un objet sans médiation du raisonnement. Chez Kant, mode sur lequel le sensible nous est donné comme objet à connaître.

Si le concept désigne toujours en philosophie la manière dont le sujet acquiert une connaissance du monde extérieur, c'est l'étendue de ce qui est susceptible d'apparaître à l'intuition qui est objet de discussion. Or, suivant le domaine que l'intuition peut réclamer comme sien, c'est sa nature même qui varie.

Pour Platon, il est possible d'acquérir la connaissance des choses de deux façons : par le moyen des noms, et par le moyen des choses elles-mêmes(1). La première est en fait une connaissance des images des choses : c'est donc la seconde qui est « la plus belle et la plus sûre ». Pourtant, on n'en déduira pas un modèle mystique de la connaissance : l'intuition platonicienne n'est pas un accès immédiat et instantané à l'essence, ni même une pensée sans paroles, mais la vision d'ensemble d'une forme, qui éclaire le cheminement de la pensée discursive comme l'intemporel éclaire ce qui se produit dans le temps : c'est ainsi que l'intuition du Bien est l'intellection (ou intelligence intuitive) par excellence(2).

C'est le même champ que recouvre l'intuition bergsonienne, mais avec un autre statut : en la définissant comme l'acte de sympathie par lequel on coïncide avec la vie intérieure de ce qui est intuitionné, il en fait une connaissance radicalement opposée à l'intelligence discursive. Si l'intelligence est une faculté technique, vouée à la manipulation de la matière, l'intuition est au sens propre un transport, et la connaissance qu'elle nous donne de la vie spirituelle est intraduisible dans le langage(3).

L'intuition des idées, pour Kant, est un mode divin de la connaissance, dont l'homme n'est pas capable : notre condition nous borne à une intuition sensible et passive, qui « n'est rien d'autre que la représentation des phénomènes »(4). Elle n'est donc ni mystique et a-discursive comme chez Bergson, ni méta-discursive comme chez Platon. Elle n'est même pas, comme chez Descartes, l'évidence de la vérité(5), car elle est incapable de penser les concepts : c'est pourquoi elle est aveugle sans les déterminations et les connexions de l'entendement. Il s'agit donc de la manière dont le sensible s'offre à nous comme matériau de connaissance(6), et par là elle décrit aussi les limites du rapport au monde que permet notre condition humaine : nous ne pouvons rien connaître qui ne nous soit donné comme phénomène.

L'intuition devient alors, dans la phénoménologie, la façon dont les choses apparaissent à la conscience : non comme une superficialité dont il faudrait chercher ailleurs la nature, mais comme une existence qui épuise l'essence de l'objet. Les choses se donnent à nous comme phénomènes, et elles ne sont pas autre chose que la totalité de leurs manifestations : mais par là l'intuition n'est plus seulement passive et sensible, elle est l'acte de visée d'un objet qu'opère la conscience, son intention d'accéder à l'épaisseur essentielle que constitue la totalité des phénomènes(7).

Mais cette totalité que l'intuition comprend sans qu'elle soit liée par aucun raisonnement est-elle autre chose qu'une concrétude indifférenciée ? Hegel n'y voit rien d'autre qu'une matière simplement juxtaposée : la seule unification du divers qu'offre l'intuition, c'est celle de l'espace et du temps. Partant, l'intuition opère en deçà de l'intelligence comme ce qui lui présente un contenu, et non-pas au-delà comme ce qui l'éclairé ou la surpasse(8).

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Cratyle, 438 a, b. Trad. L. Robin, 1950, in Œuvres complètes I, NRF, Paris.
  • 2 ↑ Ibid., République, VI, 511 d.
  • 3 ↑ Bergson, H., La pensée et le mouvant, Introduction (2ème partie) pp. 25 sq., édition 1993, PUF, Paris.
  • 4 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale, § 8. Trad J. Barny, 1980, in Œuvres complètes I, NRF, Paris.
  • 5 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, V.
  • 6 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Logique transcendantale, Introduction. Trad J. Barny, 1980, in Œuvres complètes I, NRF, Paris.
  • 7 ↑ Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, spéc. Introduction, III et IV, et IIème partie, introduction. 1945, Gallimard, Paris.
  • 8 ↑ Hegel, G., Science de la logique, II, livre III, 1ère section, chap. 1A, trad. P.J. Labarrière, 1976, Aubier-Montaigne, Paris.

→ entendement, essence, mystique, pensée, phénomène

Philosophie Cognitive, Phénoménologie

L'intuition, utilisée indifféremment, chez Kant comme après, dans sa double racine germanique et latine, correspond à cette capacité qu'a le sujet de sentir, d'éprouver directement la vérité d'un objet ou d'un état psychique sans recourir au régime médiat de la déduction ou de la démonstration. Connaissance immédiate, l'intuition est portée par le paradigme sensible de la vision.

Philosophie critique

Pour le Kant de la première Critique(1) l'intuition, à titre de vue immédiate d'un objet actuellement présent à l'esprit, est la forme a priori de l'espace et du temps, et se trouve tout à la fois distinguée et corrélée avec les concepts de l'entendement, selon la formule bien connue : « les concepts sans intuition sont vides, les intuitions sans concept sont aveugles » ; dans la troisième Critique(2) en revanche, l'intuition esthétique correspond à un excès du sensible sur le concept, de façon antisymétrique avec le symbole, dont la forme réfléchissante fournit une alternative au concept mais sur un mode non-intuitif.

Idéalisme spéculatif

Pour Fichte comme pour Schelling(3), l'intuition intellectuelle est le fondement de la vie consciente et doit être dégagée par une analyse réflexive, ce qui fait de la vie de la conscience un pur acte, lequel ne peut être saisi seulement dans l'intuition sensible, ni non plus, à l'autre bout, dans le concept d'objet. Le rejet par Kant de l'intuition intellectuelle porte en réalité sur l'impossible intuition d'un être, la chose en soi ; or, il est question dans les Thatachen de l'intuition, non d'un être, mais d'un acte. Schelling prend largement appui sur la perspective ouverte par Fichte, tout en procédant encore, dans le Système de l'idéalisme transcendantal, à un élargissement de l'usage de l'intuition intellectuelle : le moi est acte pur, et doit être connu par une méthode distincte de la connaissance des objets. L'intuition est une telle méthode, productrice de liberté, car l'objet qu'elle intuitionne n'est pas différent de la connaissance elle-même.

Phénoménologie

La philosophie de Husserl confère à l'intuition entendue comme donation originaire de l'objet à la conscience une place de premier ordre dans la connaissance, jusqu'à en faire, au paragraphe 24 des Idées directrices...I (4), le principe des principes de la démarche phénoménologique. L'intuition, dont un autre nom est l'évidence apodictique, est tout à la fois l'acte par excellence de connaissance et la donation de la chose elle-même au sujet. Principe tout à la fois transcendantal et ontologique, l'évidence intuitive s'efforce de surmonter le dilemme dans lequel Kant et ses successeurs sont restés pris de façon unilatérale, soit intuition impossible de l'être, soit intuition absolue de l'acte. Mais l'intuition husserlienne, comme celle de ses prédécesseurs, demeure d'ordre essentiellement théorique ou cognitif. Quelle que soit la place qu'on lui confère, limitée au sensible, réflexive ou bien absolue, l'intuition s'inscrit dans une théorie de la connaissance. Max Scheler(5) va lui conférer un sens principalement affectif, en en faisant la qualité d'un sentiment qui offre une évidence absolue par la seule force émotionnelle de sa présence immédiate au sujet qui la ressent. Ainsi traduit-on par exemple à juste titre Einfühlung chez Scheler par « intuition affective », alors que le même terme est rendu chez Husserl par « empathie » et répond essentiellement à un acte de connaissance d'autrui. Dans le même ordre d'idées, Levinas(6) parle à propos de Husserl d'un « intuitionnisme théorique », à quoi Ricœur(7) répond par « l'intuitionnisme émotionnel » de Scheler.

Natalie Depraz

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, Gallimard, Paris, 1980.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, Gallimard, Paris, 1986.
  • 3 ↑ Tilliette, X., L'intuition intellectuelle de Kant à Hegel, Vrin, Paris, 1995.
  • 4 ↑ Husserl, E., Idées directrices...I, Paris, 1950.
  • 5 ↑ Scheler, M., Nature und Wesen der Sympathie, Bern & München, Francke Verlag, 1973.
  • 6 ↑ Levinas, E., La théorie de l'intuition, Vrin, Paris, 1932.
  • 7 ↑ Ricœur, P., La philosophie de la volonté I, Le volontaire et l'involontaire, Paris, 1950.

→ affect, connaissance, évidence, expérience, vision