Autre fruit ultime, le dernier avatar engendré par l'extraordinaire collaboration de deux des plus grands créateurs du théâtre lyrique, le poète Hugo von Hofmannsthal et le compositeur Richard Strauss, Arabella est un ouvrage trop rare à la scène. Pendant du Chevalier à la rose créé en 1911, cet ouvrage achevé en 1933 a pour cadre la Vienne de François-Joseph en dégénérescence. Un escalier monumental donnant accès à des escalators est le cadre de l'action, qui se déroule ainsi dans le hall d'un hôtel de luxe où tous les protagonistes sont réunis. Peter Mussbach a ainsi opté pour l'unité de lieu, de temps et d'action. Ce cadre Art déco revu par quelque architecte contemporain est d'une totale élégance. Barbara Bonney est une magnifique Zdenka, et Thomas Hampson un Mandryka lyrique et émouvant en provincial énamouré. Anna-Katharina Behnke, somptueuse héroïne straussienne, a imposé sa présence et sa musicalité en interprétant une Arabella de très grande classe. Christoph von Dohnanyi dirige de façon trop distanciée, évitant tout débordement.

Pour l'ouverture de sa saison 2002-2003, le Théâtre du Châtelet a reçu la majestueuse Jessye Norman. Dans les deux grands monologues Erwartung (1909) de Schönberg et la Voix humaine (1958) de Poulenc, elle campe de façon impressionnante la femme éperdue d'amour qui se retrouve seule et affronte la mort, mort de l'amant dans le premier, mort de la femme abandonnée dans le second. La voix de Norman est encore d'une rare plénitude et, même si l'intonation se fait parfois un rien trop basse, le velours est somptueux. Pour sa première production lyrique, André Heller signe une mise en scène sobre et efficace, exploitant intelligemment la silhouette altière de son interprète.

Estivales

Seize mille spectateurs pour Roméo et Juliette de Gounod

Côté festivals, celui de Montpellier a proposé un ouvrage plus célèbre que véritablement connu, Hary Janos de Zoltán Kodály. Victime de paraphrénie galopante, Janos est un être touchant et éminemment sympathique. Le livret de Bela Paulini et Zsolt Harsanyi a inspiré à Kodály un ouvrage plein d'humour et de dérision puisant dans le folklore hongrois qui exalte le bon sens du peuple magyar. Plus sobre que de coutume, Gérard Depardieu ne maîtrisait hélas pas son texte, mais sa voix a la vérité bouleversante du mythomane populaire. La distribution est particulièrement cohérente, les chanteurs étant bien dans leurs personnages et vocalement excellents, tant et si bien que l'on regrette que Kodály leur ait donné si peu de place dans sa partition. Dans le rôle du héros fanfaron, un vaillant Vladimir Petrov, dans celui de sa promise Ilka, une Nora Gubisch particulièrement touchante, dans celui de Marci, un Vincent Le Texier signant un inénarrable numéro de comédien. L'Orchestre national de Montpellier a soutenu l'ouvrage sans faillir, rendant toute la saveur de cette partition aux élans exotiques où le cymbalum est roi.

Seize mille spectateurs auront assisté aux deux représentations de Roméo et Juliette de Gounod données aux Chorégies d'Orange. Il est vrai que les fameux amants de Vérone étaient incarnés par le couple « people » emblématique de l'opéra, Roberto Alagna et Angela Gheorghiu, dans une production sans surprise pour qui fréquente assidûment le théâtre antique, puisque réunissant l'équipe de vieux routiers du Théâtre du Capitole de Toulouse.

Trois créateurs

Peu de créations significatives cette année, du moins en France, à l'exception notable de deux pièces du compositeur britannique Jonathan Harvey. L'une à Musica de Strasbourg, Chu pour soprano, clarinette et violoncelle sur des poèmes tibétains, l'autre aux Manca de Nice, The Summer Cloud's Awakening (l'Éveil d'un nuage d'été) pour chœur, flûte, violoncelle et électronique. Cette grande page de 32 minutes s'appuie sur le motif du désir de Tristan et Isolde de Wagner intégré à une vision bouddhiste de la réalité. Il faut aussi saluer l'énergique volonté de l'association ProQuartet dirigée par Georges Zeisel, qui cherche à élargir le répertoire du quatuor à cordes en commandant des œuvres nouvelles à des compositeurs qu'il associe à de jeunes ensembles. C'est sur un quatuor à cordes d'une longueur inhabituelle depuis les envolées post-romantiques que s'est ouverte la 5e saison de ProQuartet au château de Fontainebleau. 40 minutes fort denses de musique de Brice Pauset, qui renouvelle son discours à chaque page d'une complexité extrême. Autre création majeure née de l'initiative de ProQuartet, le quintette pour guitare et quatuor à cordes Envoûtements V de Suzanne Giraud, qui a fait l'unanimité par sa suprême virtuosité, ses sonorités inouïes, sa prodigalité de timbres et de couleurs, alliage d'ombre et de lumière caractéristiques de l'écriture de la compositrice que l'on identifie dès les premières mesures. L'œuvre, qui réussit d'extraordinaire façon la fusion des cordes pincées et des cordes frottées, a été immédiatement donnée dans quatre des principaux festivals européens de musique contemporaine, Bruxelles, Marseille, Paris et Alicante.