Il est des anniversaires bizarres. Qu'on célèbre la mort ou la naissance d'un grand homme, et voilà que chacun se jette sur son œuvre. On reprend ses « classiques ». On ressort ses fonds de tiroirs. Le meilleur côtoie le pire, la surprise est toujours possible.

De Victor Hugo à Isabelle Huppert

Philippe Noiret, lecteur des Contemplations

Didier Méreuze
Journaliste à la Croix

L'année 2002 étant celle du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo, on pouvait supposer qu'elle se révélerait riche en manifestations. Pourtant, si l'on a pu assister à une avalanche de publications, de biographies, d'analyses, de rééditions de ses œuvres, si se sont multipliées les expositions sur l'écrivain peintre et caricaturiste à la Bibliothèque nationale, homme politique à la Maison Balzac, dramaturge à la Maison Victor Hugo, au théâtre, l'esprit de commémoration s'en est tenu essentiellement à des lectures de ses poèmes. En février, Fabrice Lucchini participa à un hommage organisé sous la coupole par l'Académie française. Quelques mois plus tard, Philippe Noiret se fit lecteur des Contemplations à la Comédie des Champs-Élysées.

Dans la foulée, Marie Carré et Romane Bohringer faisaient partager des extraits de la Légende des siècles au Théâtre de l'Atelier.

La création des Tables tournantes à la Maison de la poésie, à Paris, et la mise en scène de Ruy Blas à la Comédie-Française font quasiment figure d'exceptions. Si les Tables tournantes ne sont évidemment pas une œuvre de Victor Hugo, le texte est bien de sa main : il s'agit d'un montage réalisé par Jean-Marie Galey à partir d'extraits de procès verbaux dressés par l'écrivain lui-même, à la suite de ses séances de spiritisme qui le firent « dialoguer » en direct avec Eschyle, Shakespeare ou Molière, lors de son exil à Jersey.

Hugo au Français

Précédant l'hommage rendu le 20 octobre par toute la troupe avec la lecture de la Légende des siècles, Ruy Blas à la Comédie-Française relève d'un autre registre. Ce drame historique parmi les plus célèbres de Hugo est aussi, pour les metteurs en scène, l'un des plus risqués. La tentation est forte de verser dans le grand mélo ou le style « pompier ». Tout l'art de la mise en scène de Brigitte Jaques aura été de donner vie à la passion hugolienne, sans rien perdre de la virulence révolutionnaire d'une œuvre que Balzac (sans l'avoir jamais vue !) avait dénoncée, au lendemain de sa création à la Porte Saint-Martin, comme « une énorme bêtise », « une infamie en vers ». Il est vrai que, inscrit dans la droite ligne de la préface de Cromwell, Ruy Blas, qui montrait une « reine » s'amourachant d'un « valet », renversait toutes les règles de la morale et de l'écriture, bousculant les lois de la versification, s'inspirant du modèle shakespearien pour mélanger tragique et grotesque, puisant, enfin, son sujet dans l'histoire passée pour parler du présent : à travers la peinture d'une Espagne moribonde de Charles II, c'était de la France de Louis-Philippe qu'il s'agissait, bourgeoise et affairiste, partagée en deux camps aux forces inégales : les « jeunes » ne rêvant que de rebâtir le monde, et les « vieux » prêts à les en empêcher toujours, détenteurs obstinés du pouvoir qu'ils ne veulent pas lâcher.

C'est cette France – qui ne manque pas de faire écho à la nôtre – et cette opposition « jeunes-vieux » que Brigitte Jaques a mises en exergue dans des décors sombres d'Ezio Toffoluti, évoquant superbement des tableaux de maîtres sous l'effet des lumières d'André Diot. Dans le balancement permanent entre ardeur magnifique des amants et poids d'inertie de la Cour composée de momies, toute sa mise en scène ramenait au cœur du romantisme et à son essence : l'appel à la Révolution. Sous sa gouverne, les personnages échappaient à tous les stéréotypes. À commencer par le couple formé par Ruy Blas et la reine – lui, interprété par Éric Ruf, brûlant de fougue ; elle, jouée par Rachida Brakni, d'une fragilité d'oiseau pris au piège qui lui vaudra un Molière 2002 de la « révélation ».

La nouvelle ère Bozonnet

Par-delà la célébration de l'année Victor Hugo, ce spectacle est emblématique d'une ligne d'ouverture décidée pour la Maison de Molière par Marcel Bozonnet, son nouvel administrateur depuis le mois d'août 2001. Décidé à bousculer une image vécue comme trop académique, ce dernier a su faire le grand écart entre classiques et contemporains, tradition et expérimentation, voire laboratoire. On l'a vu avec l'Amphitryon de Molière, revu et corrigé par le Russe Anatoli Vassiliev, aux accords de trompes tibétaines ; on l'a vu avec un Leonce et Lena, revisité par Mathias Langhof, entrelaçant la comédie de Büchner d'extraits de son roman Lenz au fil d'un voyage fantastique dans l'univers du poète allemand. De même, à côté de la reprise d'un magnifique Dom Juan ou d'un joyeux Malade imaginaire, respectivement mis en scène par Jacques Lassalle et Claude Stratz, on a pu assister à l'entrée au répertoire d'auteurs réputés moins évidents sous les lambris du Français : Marguerite Duras, avec Savannay Bay, subtilement installée dans la salle Richelieu par Éric Vigner, le directeur du Centre dramatique national de Lorient ; Copi, avec la Visite inopportune, sous la gouverne de Lukas Hemleb, qui traite de la mort et du sida ; Werner Schwab avec Extermination du peuple, créée par Philippe Adrien au Vieux-Colombier – une charge féroce écrite dans une langue sans retenue par l'un des auteurs les plus sulfureux de l'Autriche de ces dernières années, décédé d'une crise d'éthylisme la nuit de la Saint-Sylvestre 1993, âgé de 35 ans !

Le dialogue entre anciens et modernes

Cette ouverture dans le grand écart entre anciens et modernes, c'est celui que l'on aura retrouvé sur plusieurs scènes de grandes institutions. À commencer par le Théâtre des Amandiers de Nanterre. Succédant à Jean-Pierre Vincent depuis le 1er janvier 2002, Jean-Louis Martinelli y a présenté deux œuvres se répondant l'une à l'autre : Catégorie 3 : 1, du Suédois Lars Noren, explorant les bas-fonds modernes peuplés de SDF, drogués, alcooliques, séropositifs (le titre de la pièce correspond au nom donné par l'administration de Stockholm à ses marginaux), et Platonov, de Tchekhov, qui raconte la course à la mort d'un homme s'abandonnant aux femmes parce qu'il ne sait plus qui il est et n'a d'autre vérité qu'un besoin sans bornes d'aimer et d'être aimé.