Première surprise du Festival, Platonov a été suivi d'autres spectacles étonnants. En vrac : la Trilogie de la Villégiature, de Goldoni, mise en scène par Jean-Louis Benoît, directeur du Théâtre national de Marseille, avec une allégresse virant imperceptiblement au désenchantement ; Enfants de nuit, parcours spectacle dans le noir sur la misère des enfants d'une Afrique aux guerres éternelles ; les Gûmes, invitation déambulatoire au pays de ceux qui parlent aux arbres, aux fleurs, aux fruits et aux plantes ; Visites, de Jon Fosse, mise en scène par Marie-Louise Bischofberger, avec Dominique Reymond et Hugues Quester, trouble et inquiétant ; la Vie de Galilée, de Brecht, orchestré avec une ardeur ludique par Jean-François Sivadier, avec le concours du Théâtre national de Bretagne.

Les « étrangers », invités réguliers du Festival, étaient au rendez-vous : le Canadien Denis Marleau avec un étonnant spectacle pour comédiens « virtuels » (les Aveugles, de Maeterlinck) ; les Polonais Grzegorz Jarzyna, avec une adaptation du film Festen, et Kryztof Warlikowki, avec une version hard chic et choc des Purifiés de Sarah Kane ; l'Italien Romeo Castelluci, avec A#02, introspection toute en visions aussi éprouvantes que libératrices de l'inconscient et du cerveau. Mais, surtout, cette édition aura été l'occasion de découvrir un autre Italien hors norme : Pippo Delbono. Invité pour la première fois par le Festival, cet auteur, acteur, metteur en scène de quarante-trois ans, proposait trois de ses pièces avec une troupe de comédiens en partie professionnels, en parties amateurs. La première, Il Silenzio, était une évocation d'un village de Sicile recouvert par la lave de l'Etna ; le second, Guerra, traitait des marginaux et des « anormaux » ; le troisième, Rabbia, était un hommage à Pasolini. Renouant avec l'esprit d'un cinéma militant italien des années 1970, c'est un théâtre d'artisan, de vie, de générosité. Paradoxalement, c'est à l'issue de cette très riche édition – l'une des plus belles qu'il ait programmées – que Bernard Faivre d'Arcier qu'il démissionnait de son poste de directeur du Festival à la demande du ministre de la Culture, M. Aillagon.

Les recettes du « privé »

Le théâtre privé, lui, n'est pas confronté aux changements de majorité. De janvier à décembre, il a donc poursuivi son bonhomme de chemin en jouant, comme de coutume, la carte des grandes vedettes sur scène. Alors que Jean-Claude Brialy, en écrivain célèbre, et Line Renaud, son ancien amour de jeunesse, se retrouvaient en tête-à-tête au Théâtre du Palais-Royal dans Poste restante, de Noël Coward, Jacques Weber, en maître du roman policier anglais, était confronté à Patrick Bruel, l'amant de sa femme, au Théâtre de la Madeleine dans le Limier, d'Anthony Schaffer, pendant que Fanny Ardant devenait Sarah Bernhardt face à Robert Hirsch dans Sarah, de John Murrell au Théâtre Édouard-VII. À la Renaissance, Francis Huster a créé avec Michèle Bernier Nuit d'ivresse, de Josiane Balasko, et au Théâtre de l'Œuvre, Danièle Lebrun et Francine Berge se sont affrontées sous la gouverne de Marcel Blüwal dans Jeux de scène, de Victor Haïm, opposant « une » auteur-metteur en scène à la comédienne qu'elle a choisie pour créer son texte. Toujours présent, Laurent Terzieff s'attaquait à Muuray Schisgall dans le Regard au Rive Gauche. Aux Mathurins, Anouk Grinberg et Rufus étaient réunis dans la Preuve, de David Auburn. À la Gaîté, André Dussolier poursuivait son récital de textes Monstres sacrés, sacrés monstres. L'exception confirmant la règle, si Marie France Pisier interprétait Liaisons Atlantique de Fabrice Roezie sous la direction de Patrice Kerbrat dans l'une des salles du Théâtre Marigny, dans l'autre, John Malkovitch se faisait metteur en scène d'une pièce traitant de Freud – Hysteria, de Terry Johnson. Et, pendant ce temps, la Boutique au coin de la rue, créée l'année précédente et dûment « moliérisée », poursuivait sa carrière au Théâtre Montparnasse.

Surprise ! On aura vu un académicien français joué sur les « boulevards » : Félicien Marceau. Directeur depuis peu du Théâtre de la Porte Saint-Martin, Michel Sardou y a repris l'Homme en question, de Félicien Marceau. La pièce, qui date des années 1970, a vieilli, mais le public est moins venu pour la pièce elle-même que pour Sardou, chanteur devenu acteur pour l'occasion. Sardou était l'homme « forcé par sa conscience » (Brigitte Fossey) à se pencher sur son passé pour relire les épisodes significatifs de sa vie. Tel qu'en lui-même, il joue « brut ». Les spectateurs ont apprécié, applaudissant chacune de ses tirades.

Le grand retour d'Isabelle Huppert

Cependant, les plus grandes vedettes, c'est, paradoxalement, sur les scènes subventionnées qu'on les aura retrouvées : à Lyon, Michel Bouquet, plus fabuleux que jamais, joue Minetti, la pièce écrite par Thomas Bernhard pour le grand comédien allemand Thomas Minetti. Mise en scène par Claudia Stavisky, cette divagation sur l'acteur, la représentation et le monde, a fait halte à travers toute la France, du Festival d'Avignon au Théâtre de la Ville à Paris, pendant que Fabrice Lucchini s'inscrivait dans les traces de Louis Jouvet avec la reprise de Knock au Théâtre de l'Athénée. Mais l'événement le plus marquant a été le retour d'Isabelle Huppert sur scène avec 4.48 Psychose, aux Bouffes du Nord. Dernier texte aux allures d'électrochoc écrit par l'Anglaise Sarah Kane, peu avant son suicide en 1999, l'année de ses 28 ans, 4.48 Psychose raconte par la voix d'une femme la solitude et l'angoisse de la dépression, l'incapacité à être, à penser, à manger, à dormir, à aimer, la honte et le refus de son corps, la fascination de la mort et le désir d'être soulagée. Dans l'espace vide, uniquement habité de lumières plus ou moins sombres, Claude Régy, metteur en scène, fait entendre cette œuvre douloureuse comme un chant profond. Aux côtés de Gérard Watkins, le « soignant », Isabelle Huppert était la femme malade d'elle-même et de l'existence. Les poings crispés qui s'ouvrent et se ferment, les bras tombant le long du corps, elle restait debout, deux heures durant, sans bouger – ou presque –, mue uniquement par la violence de sa tension extrême. La parole trébuchante, le ton froid, clinique même, encore enfant et déjà vieille, elle hypnotisait, si fragile et cependant d'une époustouflante maîtrise de jeu. Le regard égaré sur des terres où personne, sur scène comme dans la salle, n'aurait su la rejoindre, elle était la bouche d'ombre, à l'exacte frontière des royaumes des morts et des vivants.

XVIes Molières 2002

– Molières d'honneur : Annie Girardot, Simone Valère et Jean Dessailly