La quadrature du siècle

Le débat sur les 35 heures qui s'est engagé fin 1997 illustre tout à la fois la très forte inquiétude des Français face au chômage, la volonté de la société de se réformer et sa difficulté à entrer dans le xxie siècle. Après avoir été tabous, les concepts de partage et de flexibilité sont de mieux en mieux acceptés. Ils pourraient même devenir les principes fondateurs d'un nouveau système social, en complément ou remplacement d'un modèle républicain qui montre ses limites.

Le chômage est sans doute le seul véritable problème de la France, tant il conditionne tous les autres : inégalités ; pauvreté ; délinquance ; drogue ; climat de méfiance ; inquiétudes individuelles... Au sein de l'Union européenne, seules l'Espagne et la Finlande connaissent une situation de l'emploi plus difficile. Ce mal français est lié à des spécificités nationales qui sont encore apparues avec force au cours de l'année 1997.

La réalité ignorée

Dans un monde où le réalisme et la capacité d'adaptation deviennent des vertus cardinales des nations, l'incapacité de la France à appréhender le réel est sans doute l'une des causes principales de ses difficultés. Il semble d'ailleurs que ce handicap soit au moins aussi fréquent chez les gouvernants et les grands acteurs sociaux que parmi les citoyens.

L'histoire récente en fournit une illustration. Les Trente Glorieuses (1945-1974) ont été suivies en France d'une période singulière : pendant dix années, que l'histoire retiendra peut-être comme les Dix Paresseuses, notre pays a voulu ignorer l'existence d'une crise économique dont les effets étaient pourtant visibles partout. Par aveuglement ou par démagogie, partis politiques et syndicats se sont efforcés de faire croire qu'on pouvait l'arrêter aux frontières de l'Hexagone (une illusion que l'on retrouvera en 1986, lors de la catastrophe de Tchernobyl). Une sorte de consensus national implicite s'est alors établi pour que l'on continue de privilégier l'accroissement du pouvoir d'achat, sans se rendre compte qu'il serait obtenu au détriment de l'emploi.

La France est encore en train de payer, au prix fort, ce coupable aveuglement. Les chômeurs en sont évidemment les premières victimes. Mais c'est l'ensemble de la société qui a été traumatisée par ce fléau.

Le partage accepté

Après s'être interrogées sur les causes de ce chômage lancinant, les « élites » ont expliqué aux citoyens que la solution viendrait avec la croissance économique. Cette autre illusion leur a permis de « gagner » encore quelques années, en attendant des lendemains qui chantent pour le PIB.

Mais la croissance enregistrée vers la fin des années 80 n'a pas créé les emplois attendus et il a bien fallu se rendre à l'évidence. Le débat toujours avorté sur le « partage » du travail a donc été relancé. Par la droite d'abord, qui soutint du bout des lèvres, et contre ses convictions profondes, la « loi Robien ». Puis récemment par la gauche, avec son projet de réduction de la durée du travail à 35 heures.

Les discussions sur ce projet sont une nouvelle illustration des singularités françaises. Certains continuent de s'arc-bouter sur les solutions classiques, qui ont pourtant fait la preuve de leur inefficacité. D'autres se contentent de critiquer toutes les propositions, de refuser toutes les expériences, notamment celles faites à l'étranger.

La flexibilité reconnue

Dans ce contexte d'affirmations sans preuves, de procès d'intention et de subjectivité, les Français ont longtemps hésité à se prononcer. Leur attitude est à la fois sceptique et pragmatique.

Si l'acceptation de l'idée de partage progresse depuis 1993 dans l'opinion, celle de la flexibilité est plus récente. Les Français ont constaté que les mesures imposées d'en haut et identiques pour tout le monde ne fonctionnent plus dans un monde en permanente mutation. L'adaptation, plus que la conservation, leur apparaît donc de plus en plus comme la condition de la survie.

Ils sont d'ailleurs de plus en plus flexibles dans leurs comportements, qu'il s'agisse de la vie familiale, de leur vie professionnelle ou de leur consommation. On constate ainsi un « zapping » dans les modes de vie, qui est à l'origine d'une infidélité croissante aux produits, aux marques ou aux enseignes de distribution, mais aussi aux partis politiques et aux institutions.

La fin du modèle républicain

Deux mots longtemps considérés comme tabous ont donc récemment trouvé ou retrouvé la faveur des Français : partage et flexibilité. On peut se demander s'ils ne constituent pas les maîtres mots du système social en train de naître, en substitution à un « modèle républicain » qui ne correspond plus aux réalités du moment.