Il s'est avéré que Finkielkraut avait fait un procès d'intention à Kusturica sans avoir vu le film, ce qui fut monté en épingle par les défenseurs du cinéaste. Plus habilement, et avec plus de recul, André Glucksmann analyse l'œuvre de Kusturica sans oublier de la comparer à son auteur. « Sortant du cinéma, écrit-il dans Libération, je constatai une fois encore qu'un artiste avait été projeté au-dessus de lui-même par l'atroce inhumanité d'une guerre. Comme si fixer l'insoutenable obligeait à frôler le chef-d'œuvre, ainsi Candide de Voltaire, ou, plus près de nous, Kaputt de Malaparte, Vie et destin de Vassili Grossman. » Plus loin, Glucksmann s'adresse à l'individu : « Je n'attendais de vous ni éditoriaux, ni propagande, ni prêche pour les enfants de Marie et de Lénine réunis, mais un film. Dostoïevski est une étoile de première grandeur par ses romans. À qui dépouille ses considérations pseudophilosophiques, il reste à souligner combien la création littéraire éleva Fedor Mikhaïlovitch loin au-dessus de l'amas de préjugés rancis qui peuplaient sa cervelle. Vos interventions médiatiques parlent moins que votre film, elles ne rassemblent que la matière première, voire les déchets de votre création, votre film... Mieux que quiconque, vous vous immergez en plein pataquès historico-planétaire. Vous piétinez allègrement les idoles, les mensonges pieux de l'idéologie yougoslave. Nécessaire désenchantement. » (Libération du 27 novembre).

Le centenaire

1995 était l'année du centenaire de la projection du premier film par les frères Lumière. Un grand nombre de manifestations ont salué l'événement. Parmi les plus intéressantes, signalons le « Festival des films restaurés ou retrouvés sur le thème de la tolérance » (maison de l'Unesco, 10-22 janvier), l'hommage à deux grands producteurs français : Charles Pathé (Centre Pompidou) et Léon Gaumont (Cinémathèque française), tous deux en début d'année. Le centenaire a aussi permis l'exhumation de cinématographies peu connues comme l'égyptienne (Institut du monde arabe) et l'indienne (Cinémathèque française et Galerie nationale du Jeu de paume). On peut ajouter à ces programmes à vocation encyclopédique des manifestations plus spécifiques comme « La couleur au cinéma » (auditorium du Louvre) et « Musique et cinéma muet » (musée d'Orsay), qui montraient grâce à des projections et à des publications référentielles que le cinéma a été hanté par la couleur et la musique dès ses origines. Également pertinentes furent les manifestations consacrées au personnage de Charlot, invention purement cinématographique (Cinémathèque française), à la société de production « Albatros films », formée de Russes blancs, et qui donna au cinéma français un second souffle dans les années 20, grâce à ses artistes polyvalents (à Montreuil, commune où s'était établie la société). Cet anniversaire n'inspira que faiblement la création. Agnès Varda nous donna un assez peu convaincant Cent et Une Nuits sur le mode burlesque, tandis que le documentaire collectif les Enfants de Lumière rendait hommage au cinéma français, sans aucune ligne directrice. La question qui se pose maintenant est de savoir de quoi sera fait le deuxième centenaire qui vient de commencer.

Centenaire

Au mois de janvier, le Monde a publié un tiré à part intitulé « Le siècle du cinéma », où des approches très diverses sur ce siècle passé et celui à venir, émanant de cinéastes, de critiques, d'institutionnels, se croisaient pour offrir des pistes de réflexion. Naoum Kleiman, directeur de la Cinémathèque de Moscou, replace le cinéma face aux nouvelles technologies. Question cruciale s'il en est. « À mesure qu'approche le centième anniversaire de la première séance du cinématographe, une question revient sans cesse : l'invention des frères Lumière fêtera-t-elle son bicentenaire ? La bataille pour le prochain siècle n'aurait-elle pas plutôt été remportée par le principe du kinétoscope de Thomas Edison à visionnement individuel – même s'il n'est plus question de “fente” mais de moniteur ? »

Deleuze

Le 4 novembre, le philosophe Gilles Deleuze est mort. Il avait publié, dans les années 80, deux livres qui ont bouleversé la pensée sur le cinéma : l'Image-mouvement et l'Image-temps. C'est pour cette raison qu'il figure (aussi) dans cette rubrique. Jean Narboni, critique, historien, enseignant évoque sa méthode. « À la lecture des deux volumes sur le cinéma, mais aussi de ses autres livres, on est frappé par son goût et son art de la classification. C'était un grand taxinomiste. Sa machine de pensée lui fait sans cesse produire des lignes de bifurcation, des subdivisions, des sélections, des disjonctions. Classification des images et des signes, des tendances, des écoles, des cinéastes, des étapes dans le travail d'un cinéaste. On a même le sentiment parfois (je lui en ai fait part un jour, et il en a ri) que le mouvement et la logique de sa pensée lui font produire la place, ou la case, avant ce qui va l'occuper. Mais, le plus souvent, l'enchaînement, splendide de rigueur, convainc entièrement. » Cahiers du cinéma, no 497 (décembre 1995.)

Pierre Billard, l'Âge classique du cinéma français (Du cinéma parlant à la Nouvelle Vague), Flammarion, 1995.
Jean-Michel Frodon, l'Âge moderne du cinéma français (De la Nouvelle Vague à nos jours), Flammarion, 1995.

Raphaël Bassan