Musique classique : interrogations

L'année 1994 avait été celle des crises, au moins dans le monde de l'opéra. Marquée par les élections présidentielles et, surtout, par les municipales, aux incidences plus directes sur la vie musicale, 1995 est plutôt l'année des questions, la plupart encore sans réponse, certaines crises étant sinon résolues, du moins en voie de résolution, d'autres s'étant transformées en interrogations. Les premiers spectacles de l'ère Gall, à l'Opéra de Paris, ont été des succès, après une fin de saison intérimaire houleuse marquée par de nouvelles grèves qui faisaient craindre le pire. Combien de temps durera l'apaisement de cet état de grâce ? À Aix-en-Provence, les équipes de Louis Erlo seront maintenues jusqu'en 1997, pour fêter le cinquantenaire du Festival. Qui viendra ensuite ? Après une saison tronquée, mais brillante, le Grand-Théâtre de Bordeaux est confronté, en revanche, à de nouvelles difficultés. Contre toute attente, la mairie Juppé entre en conflit direct avec Alain Lombard sur la gestion de la saison lyrique. Quel avenir pour une institution à la réussite incontestable ? À l'Orchestre de Paris, suite de l'affrontement entre Semyon Bychkov et une partie des musiciens. Le chef ne renouvellera pas son contrat en 1998 ; mais qui voudra ou pourra lui succéder ? Inquiétude pour les Chorégies d'Orange, le nouveau maire Front national ayant dans un premier temps refusé de poursuivre l'aide financière de la ville. Une nouvelle donne pour la grande manifestation lyrique ? Succédant à Stéphane Martin, notons aussi que c'est l'ancienne déléguée à la Danse, Anne Schiffer, la fille de Marcel Landowski, qui aura à répondre à ces questions.

Opéra de Paris : l'apaisement par le succès

La série de grèves qui avait entaché la fin de la saison 1994-1995, conduisant notamment à l'annulation de toutes les représentations des Capulets et les Montaigus d'après Donizetti, semblait de très mauvais augure pour Hugues Gall, qui a pris ses fonctions au 1er août 1995. Était-ce un avertissement, un coup de semonce ou un baroud d'honneur ? Toujours est-il que les trois premiers spectacles de la saison se sont déroulés dans le calme et qu'ils ont obtenu un énorme succès. Qu'il s'agisse de Nabucco, de Verdi, dans une éclatante distribution menée par Samuel Ramey, Julia Varady et Jean-Philippe Laffont, de Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny de Brecht et Weill, sous la baguette de Jeffrey Tate, ou de la nouvelle production d'Eugène Onéguine de Tchaïkovski, critique et public ont manifesté le plus vif enthousiasme. Certes, tous les problèmes techniques et financiers de l'Opéra de Paris ne sont pas réglés, mais on peut espérer que le nouveau et tout-puissant administrateur bénéficiera quelque temps au moins du préjugé favorable qui a entouré sa nomination.

Aix-en-Provence : retour à la normale

Le premier festival lyrique français, et le seul de stature internationale, a retrouvé en 1995 une vitesse de croisière plus conforme à sa vocation. Trois opéras étaient à l'affiche en 1995 contre un seul en 1994, et le succès a été réel, tout comme pour les concerts. Le contrat de Louis Erlo s'achève en 1996, mais il a été décidé, ce qui n'était que justice, de le prolonger jusqu'en 1997 pour que les équipes en place assurent la célébration du cinquantenaire. Créé en 1947 par Gabriel Dussurget, le Festival sera ensuite doté d'une nouvelle direction, qui bénéficiera sans nul doute de crédits supérieurs, comme cela a toujours été le cas lors de pareils changements, et non sans amertume pour le directeur partant, qui aurait bien apprécié de bénéficier de ces augmentations. La liste des candidats s'allonge de jour en jour. On parle de William Christie ; d'Henri Maïer, qui laisserait alors Montpellier ; de Jean-Marie Blanchard, sans poste depuis son évincement de la Bastille ; de Georges-François Hirsch, peu heureux au CSA ; mais, surtout, de Stéphane Lissner. Le directeur du Châtelet mène une campagne d'enfer avec de solides appuis du côté du nouveau pouvoir en place. Réponse en 1996.

Bordeaux : sombre avenir

Alors que tout semblait devoir rapprocher la nouvelle municipalité du directeur du Grand-Théâtre, Alain Lombard, la crise a une nouvelle fois éclaté. Les finances de la ville sont dans un état désastreux et c'est naturellement l'Opéra qui, le premier, va en faire les frais. La politique voulue en la matière par Jacques Chaban-Delmas, et très fidèlement exécutée par Lombard, paraît trop coûteuse aux équipes Juppé, qui souhaitent séparer la direction de l'Orchestre national Bordeaux-Aquitaine de celle du Grand-Théâtre. Résultat immédiat, on ignore ce que sera la saison d'opéra, l'avenir du ballet est incertain et, surtout, on ne sait comment Lombard, qui se dit lassé de ces perpétuels changements de budget et prêt à abandonner le lyrique, réagira devant cette incohérente ingratitude. Le 20 novembre, Alain Lombard est remercié. Un audit faisait apparaître un dépassement de 23 millions de francs sur le budget 1995.

Orchestre de Paris : quelle succession pour Bychkov ?

Il l'a annoncé lui-même : Semyon Bychkov ne sollicite pas le renouvellement de son contrat qui arrive à échéance en 1998. De nouveaux affrontements avec les musiciens, une certaine stagnation dans la qualité même de la formation, un climat général plutôt morose expliquent pareille décision. Les autorités de tutelle se montrent néanmoins très embarrassées pour lui trouver un successeur, même si, cette fois, les délais sont à peu près normaux. On a avancé les noms de grands chefs français comme Alain Lombard, Georges Prêtre ou Michel Plasson, mais on sait la répugnance absurde de nos orchestres à être dirigés par un de leurs compatriotes, si prestigieux soit-il. Le nom d'Antonio Pappano, directeur musical de la Monnaie, à Bruxelles, a circulé, mais l'intéressé a déclaré qu'il ne l'était pas ! L'orchestre a pourtant besoin d'une solide reprise en main, que l'on verrait bien effectuée par l'une des personnalités dominantes de la nouvelle génération comme Simon Rattle, Esa-Pekka Salonen ou Maris Janssons, mais ces stars sont à la fois très demandées et très occupées. Affaire à suivre en 1996.

Chorégies d'Orange : interférences politiques

À peine le maire Front national était-il élu à Orange qu'il faisait connaître son intention de prendre en main les destinées des Chorégies, sous peine de supprimer la subvention de la ville. Il s'en est suivi un véritable feuilleton, où l'État a proposé de prendre le relais, pour assurer l'indépendance de la manifestation et le maintien de sa forme actuelle. Revirement immédiat de la mairie par crainte de voir lui échapper tout contrôle en ce domaine. L'affaire reste incertaine, regrettable et certainement vouée encore à de multiples affrontements et tergiversations. À noter que les Chorégies 1995 ont été un énorme succès public, atout majeur entre les mains de leur directeur, Raymond Duffaut.

Lyon : Opéra national

La décision prise par le nouveau ministre de la Culture de donner à l'Opéra de Lyon le statut d'Opéra national ne fut pas vraiment une surprise. Grâce à Louis Erlo, qui a ensuite fait équipe avec Jean-Pierre Brossman, aujourd'hui seul directeur, l'institution a connu un succès incontestable et un développement remarquable, notamment dans le domaine audiovisuel, ce qui a accentué son rayonnement. On ne sait trop encore comment l'État s'engagera concrètement dans ce processus pour qu'il ne soit pas uniquement honorifique, mais Jean-Pierre Brossman y voit déjà une reconnaissance qui vient à point pour contrecarrer certaines déclarations locales trouvant, une fois de plus, que l'Opéra coûte trop cher. Bordeaux aurait autant mérité cette distinction, qui eût pu aussi considérablement arranger ses affaires avec la municipalité.

Les succès du Châtelet

1995 aura été une année particulièrement faste pour le Théâtre du Châtelet et donc pour son directeur, Stéphane Lissner, déjà pourvu d'une double casquette puisqu'il succéda à Pierre Wozlinsky en tant qu'administrateur de l'Orchestre de Paris. Au moins trois de ses spectacles ont été des triomphes, qu'il s'agisse de Peter Grimes, de la Petite Renarde rusée ou de King Arthur, sans parler de la reprise de la Tétralogie. Avec un chef de l'État de droite issu de la mairie de Paris, la rivalité, jamais avouée mais pourtant réelle, entre le Châtelet et l'Opéra de Paris perd sa signification, et l'on peut se demander si la ville ne va pas en profiter pour revoir elle aussi à la baisse les frais engendrés par ce théâtre, surtout si Lissner part à Aix et qu'un nouveau directeur est nommé. Mais, ici comme ailleurs, les responsables ne doivent nourrir aucune illusion : on ne fait pas du théâtre lyrique de haut niveau sans délier les cordons de la bourse.

Gérard Mannoni