De fait, pour diriger ces firmes géantes, dispersées aux quatre coins de la planète, dont les employés se comptent par milliers ou dizaines de milliers, un véritable « art de gouvernement » devient nécessaire, où la gratuité l'emporte largement sur les encouragements en argent, la sublimation collective sur les incitations purement monétaires. Le « patriotisme d'entreprise » rebaptisé « culture d'entreprise » ou « fierté d'entreprise » n'est pas un luxe que s'offrirait un capitalisme qui se voudrait à « visage humain ». C'est une nécessité impérieuse dont dépend directement, selon les experts consultés sans qu'ils puissent pour autant quantifier cette relation, la productivité du travail. Et, par voie de conséquence, la plus-value et le profit. Impérieuse à un tel point que l'on peut se demander si le sport ne serait pas devenu le nouvel « opium du peuple ». Knute Rockne, le célèbre entraîneur américain, ne disait-il pas déjà à propos du ballon rond : « Après l'Église, le football est ce que nous avons de meilleur » ?

Si l'on nomme la gratuité par l'un des aspects qu'elle prend dans le domaine sportif, à savoir le bénévolat, on peut mieux humer le fumet de ce nouvel opium. En poussant un peu plus loin la frontière de la marchandise, la grande entreprise détruit en tout ou en partie les ressources humaines et financières mises en œuvre par le bénévolat, mais, en même temps, elle les recrée à l'intérieur d'elle-même tout en les mettant au service de l'entreprise (par exemple dans les « cercles de qualité »). Le bénévolat sportif, au terme de cette mutation, est transformé en bénévolat de la plus-value !

Le sponsoring pourrait-il trouver un véhicule aussi populaire, aussi efficace, aussi universel que le sport ? On peut en douter, surtout lorsqu'on observe les réactions neutres ou négatives que provoquent les opérations de mécénat culturel ou humanitaire dans le personnel des entreprises qui les tentent. Force est donc de constater que, dans ce domaine aussi, c'est-à-dire au cœur de la machine économique, le sport est devenu indispensable, et difficile à remplacer.

Une dimension métaphysique

Relation opérationnelle avec le corps instrumenté en rapport avec les performances de la société industrielle, légitimation du profit à l'extérieur comme à l'intérieur de l'entreprise – le programme inscrit dans les gènes idéologiques de l'Homo sportivus ne réussirait pas si bien s'il ne comprenait pas une dimension proprement métaphysique. Lorsque le baron de Coubertin, fondateur du sport moderne et restaurateur des jeux Olympiques, parlait à plusieurs reprises de sa volonté d'instaurer une nouvelle religion, la religio athletae, il fallait – et il faut encore – le prendre au mot. Encore en 1963, Avery Brundage, alors président du Comité international olympique, pouvait déclarer : « C'est une religion du xxe siècle que Coubertin a fondée avec le mouvement olympique, une religion de portée universelle qui contient toutes les valeurs de base des autres religions, une religion moderne, passionnante, virile, dynamique qui plaît à la jeunesse, et nous, membres du CIO, nous sommes ses disciples. »

C'est que la religion sportive est née à un moment où est proclamée la mort de Dieu. Et pas n'importe quel Dieu. Il s'agit du Dieu juif. Cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant. Du Dieu juif dont le christianisme a hérité, cette religion « femelle » comme l'écrivait Montherlant, grand pontife du sport viril. Quand, en 393 après J.-C., l'empereur Théodose Ier interdit les jeux Olympiques, c'est le paganisme qu'il clôture après mille ans d'olympisme (les Jeux antiques avaient été fondés en 776 avant J.-C.). Sans en avoir l'air, Coubertin a donc renversé un tabou judéo-chrétien vieux de quinze siècles. Et même si de temps en temps dans les pays de culture chrétienne, les champions contemporains sont à l'occasion aspergés d'eau bénite par des prêtres, il ne faut pas se leurrer sur la réalité de ce néopaganisme triomphant, symptôme particulièrement flagrant de l'hellénisme qui s'est emparé du xxe siècle. De la fermeture de la « parenthèse judéo-chrétienne », d'autres signes apparaissent : l'évaporation en une ou deux générations, la nôtre, celle de nos enfants, de la culture biblique (Ancien et Nouveau Testaments) ; le travail le dimanche, qui devient de moins en moins exceptionnel, remettant en cause le tabou trois fois millénaire du repos sabbatique.