Le sport est une illustration exemplaire de ce double processus. D'un côté, le sponsoring fait reculer les manifestations sportives de la gratuité, à savoir le bénévolat et l'amateurisme. Professionnalisés, les champions sont transformés en hommes-sandwiches. Chacune des parties de leurs corps, des équipements ou des machines qu'ils utilisent sert de support, dûment tarifé, aux messages publicitaires du sponsor. La chair elle-même du sportif fait l'objet d'un marché national ou international. « Nous nous sommes fixé le but de réussir avec la chair humaine comme nous l'avons fait avec la matière », avouait un jour un marchand de canons présidant aux destinées d'un club de football (interview de J.-L. Lagardère, président de Matra et du Racing Club de Paris, à Paris-Normandie, le 30 janvier 1985). Ce capitalisme de la chair ne se contente pas d'acheter et de vendre, de racheter et de revendre du muscle et du nerf, il investit dans ce qu'il faut bien appeler une sorte d'élevage. Ainsi, chaque saison, les recruteurs des centres de formation du football professionnel sillonnent la France en vue de sélectionner les espoirs de demain et d'après-demain. Pour s'attacher des gamins de 14-15 ans repérés sur un stade de village ou de banlieue, les recruteurs offrent à leurs parents, appartenant généralement aux classes pauvres, des sommes pouvant aller jusqu'à 250 000 F. Ensuite les apprentis champions sont pris en pension dans des écoles où rien n'est laissé au hasard. La visite de l'un de ces centres, à Auxerre, et d'un autre, au Havre, nous a fait une triste impression...

Absoudre l'entreprise de ses péchés

Ainsi la marchandisation progresse-t-elle à l'« avant » en intégrant la chair sportive. Mais, en même temps, si l'on observe ce qui se passe à l'« arrière », c'est-à-dire à l'intérieur des entreprises, on constate une accentuation de l'utilisation du « non-marchand ». En fait, le sponsoring a deux faces. L'une visible, l'autre cachée. La face visible, c'est tout simplement qu'en soutenant un champion ou une équipe sportive, l'entreprise cherche à améliorer son image dans l'opinion publique, pour justifier ses profits. Plus elle est grande, plus elle est puissante, plus elle est riche, plus grand est son souci de légitimation. Dans son rapport sur le mécénat, Alain-Dominique Perrin, P-DG de Cartier et de la Fondation du même nom, ne dit pas autre chose quand il décrit les fortunes dépensées par les entreprises à des objectifs non commerciaux : « L'entreprise veut s'intégrer à son environnement pour assurer la légitimité indispensable à son essor » (les termes valorisés sont dans le texte).

L'ordre d'apparition des grandes firmes dans le sponsoring est au reste significatif. « Si l'on donne, disait Voltaire, c'est que l'on a quelque chose à se faire pardonner. » Aussi ne faut-il pas s'étonner que les pionniers en matière de sponsoring sportif aient eu quelque chose à se faire « pardonner ». Les fabricants de cigarettes et d'alcool, interdits de publicité – Philip Morris, Reynolds, Rothmans, Peter Stuyvesant, en France la Seita et Pernod-Ricard –, ont trouvé dans le parrainage de grandes manifestations sportives largement médiatisées un moyen efficace de tourner la loi, et ils sont encore leaders dans ce domaine. Mais ils ont été bientôt rejoints par les grandes multinationales : Coca-Cola, Pepsi-Cola, IBM, ITT. Soupçonnées d'impérialisme, celles-ci ont trouvé, notamment dans le sport, un biais pour mieux faire accepter leurs filiales dans les pays hôtes. Les grandes compagnies pétrolières, réputées pour leurs pratiques de cartel, accusées de « profits obscènes » (dixit Jean-Pierre Labro, directeur de la communication d'Elf-Aquitaine) pendant la crise pétrolière, sont, elles aussi, entrées dans la danse, bientôt suivies des banques et des compagnies d'assurances dont le moins que l'on puisse dire est que leur image dans le public est détestable. Ensuite, ce fut le tout-venant jusqu'à l'encombrement. Et si le mécénat culturel, voire humanitaire, cherche aujourd'hui à prendre avec tant d'éclat le relais du sponsoring, c'est que le champ sportif est proche de la saturation.

Une légitimation interne

La face « caché » du sponsoring est tout aussi intéressante, bien que par définition elle soit méconnue. De l'aveu même de tous les sponsors que nous avons rencontrés, le sponsoring permet de légitimer l'entreprise à l'intérieur d'elle-même. Pour employer leur vocabulaire, il s'agit tout benoîtement de « souder le personnel autour des valeurs communes ». Ou, mieux encore, comme nous le disait crûment l'un d'entre eux : « il s'agit de faire bander tous nos gens dans le même sens ».