Ces succès iraquiens s'accompagnent d'un net durcissement de l'attitude de Washington à l'égard de Téhéran. En effet, l'attaque contre Fao le 18 avril a coïncidé avec une action décisive de l'US Navy contre deux plates-formes pétrolières dans le Golfe à Sassan, en face de la côte des Émirats arabes unis, et à Sirri, où se trouvait un centre de commandement et de repérage radar de la marine iranienne. Celle-ci est atteinte dans ses forces vives. Les dirigeants iraniens voient dans cette « coïncidence » une sorte de collusion militaire entre Washington et Bagdad et un avertissement donné par les États-Unis pour qu'ils acceptent inconditionnellement une issue honorable à la guerre contre l'Iraq. L'extraordinaire disproportion des forces militaires en présence dans le Golfe ne laisse guère de choix aux Iraniens. Ils commencent alors à songer à la possibilité d'un règlement pacifique d'un conflit qui risque de mettre en danger l'existence même de leur Révolution. Malgré les dénégations réitérées de Washington, tout semble indiquer que les États-Unis sont décidés à tout mettre en œuvre pour contraindre Téhéran à passer sous les fourches caudines du Conseil de sécurité et à accepter la résolution 598.

Faut-il poursuivre la guerre ?

Le 24 avril, Washington étend la protection de l'US Navy à tout navire naviguant dans le Golfe qui en ferait la demande. « Notre but, déclare à ce propos le Pentagone, n'est pas d'entrer en guerre contre l'Iran, mais d'assurer la sécurité du trafic routier. » La marine iranienne est ainsi pratiquement neutralisée et les Iraquiens se montrent de plus en plus menaçants. Le 14 mai, leur aviation attaque en force le terrain pétrolier de Larak, à 1 200 kilomètres environ des côtes iraquiennes. Le Seawise Giant, le plus grand supertanker du monde, et trois autres pétroliers qui servaient de navires-citernes aux Iraniens pour des opérations de transbordement entre Kharg et Larak sont gravement endommagés. La route du pétrole iranien est ainsi menacée. Les Iraniens, paralysés par la crainte de représailles américaines, ne peuvent même plus riposter, comme ils le faisaient habituellement, en s'attaquant aux pétroliers et aux cargos des alliés arabes de l'Iraq.

Au sein du régime de Téhéran, la montée des périls extérieurs alimente un vif débat sur l'opportunité de poursuivre la guerre. Les responsables iraniens font part de leur pessimisme à l'imam Khomeyni et lui font valoir qu'en l'état actuel des forces militaires en présence il est impossible de gagner la guerre. Mais le Guide de la Révolution demeure intraitable et pense qu'il est plus dangereux d'arrêter les hostilités au moment où l'Iran subit de graves revers que de les poursuivre même si elles ne peuvent aboutir à une victoire militaire de plus en plus improbable. Dans les couches populaires, la lassitude est générale. Une grande manifestation d'allégeance à l'imam, qui devait se tenir le 13 mai au lendemain du deuxième tour des élections, est annulée par les organisateurs car ceux-ci ont estimé qu'elle serait peu suivie. En fait, une majorité silencieuse partage les idées de M. Mehdi Bazargan, le chef de l'opposition légale au régime islamique. Dans une lettre ouverte à l'imam distribuée à des milliers d'exemplaires au cours de la dernière semaine de mai à Téhéran et dans les principales villes iraniennes, ce dernier réclame, comme il l'a fait maintes fois auparavant, la fin de la politique de la « guerre à tout prix ».

Les défaites subies sur le front ont exacerbé le désarroi et la confusion qui règnent à Téhéran. La décision de l'imam Khomeyni, qui, le 2 juin, délègue ses fonctions de commandant en chef des forces armées au président du Majlis, M. Hachemi Rafsandjani, a apparemment pour but de remédier à cette situation en accordant à l'« homme fort » du régime les pleins pouvoirs pour « unifier toutes les forces militaires ». En principe, M. Rafsandjani se voit confier la difficile tâche de redresser une situation militaire irrémédiablement compromise. Au lendemain de sa désignation, le nouveau commandant en chef de l'armée par intérim rappelle la volonté officielle de poursuivre la guerre « à n'importe quel prix ». En réalité, le président du Majlis, dont la qualité essentielle est le réalisme, sait parfaitement qu'il s'agit là d'une mission impossible. Il faut que l'Iran accepte la résolution 598 des Nations unies, avant qu'il ne soit trop tard, mais, pour cela, l'accord de l'imam est nécessaire.

La résolution 598, sans conditions

Des arguments qu'il a utilisés pour l'obtenir on ne sait guère qu'une chose : le nouveau commandant en chef de l'armée a dressé devant l'imam un tableau très sombre de la situation militaire et des périls qui menacent la survie de la république islamique. Début juillet, les offensives iraquiennes se multiplient au nord du front et les forces iraniennes commencent à se retirer précipitamment du Kurdistan iraquien, sans même se donner la peine d'informer leurs alliés kurdes de leur retraite. Le 3, le croiseur américain USS Vincennes, engagé contre cinq bateaux iraniens dans le sud du Golfe, abat un Airbus civil iranien, et tue ses 290 occupants. Washington parle de « tragique erreur », mais, pour Téhéran, il s'agit d'un acte délibéré, d'un avertissement sans équivoque, prélude à une intervention plus marquée des forces navales américaines dans le conflit.