On peut mettre à l'actif des polices européennes et américaines, cette année, de très remarquables succès contre les filières de la drogue. Mais on peut aussi se dire que ces résultats favorables sont aussi le signe même de l'ampleur du trafic. Un exemple est là pour démontrer la difficulté de la tâche. Le marché américain est gros consommateur de cocaïne, le marché européen très peu. Mais voici que les cours de la cocaïne aux États-Unis tombent vertigineusement. Il y a trois ans, le gramme de cocaïne se vendait entre 100 et 125 dollars. Il est bradé cette année à 50 dollars, alors que le produit atteint un degré de pureté plus élevé. Que se passe-t-il alors ? L'industrie de la cocaïne cherche de nouveaux débouchés du côté de l'Europe. Et celle-ci, avec six ans de retard sur l'Amérique, voit la consommation de cocaïne augmenter lentement, mais sûrement.

Et les autres drogues ?

Peut-on ranger dans les mêmes catégories que la toxicomanie l'usage de l'alcool, du tabac, voire des diverses drogues pharmaceutiques (tranquillisants, amphétamines, etc.) ? Certes, on a toujours affaire à des psychostimulants dont le but est la levée des inhibitions, de l'anxiété, des phénomènes dépressifs et l'obtention d'une ivresse qui abolit la malédiction de la pesanteur des corps et des âmes. On crée l'euphorie, on transforme ses performances, du moins le croit-on, et on fait du monde un milieu accordé miraculeusement à soi, soumis à notre volonté, un monde de légèreté et d'exaltation.

Autre point commun, c'est le coût social de ces consommations, ce qui explique que les pouvoirs s'en mêlent. Mais il ne faut pas pousser l'analogie trop loin. L'année 1987 a été celle de tous les dangers et de toutes les préventions. On connaît les mesures contre le tabagisme et la campagne du ministère de la Santé ; on sait l'accentuation de la répression contre l'alcoolisme au volant (sans que cela aille jusqu'à interdire la publicité sur l'alcool) et, dans le cadre d'Euromédecine 1987, on a vu le CNRS organiser un colloque sur ces drogues « douces » que sont les benzodiazépines et autres psychotropes « médicaux ». Sait-on que, chaque année, les Français avalent, en moyenne, 75 comprimés de ces pilules faites pour dormir, pour maigrir ou pour atténuer l'angoisse, au point qu'on a pu parler d'une toxicomanie parallèle ?

S'il est vrai que l'alcoolisme est la « toxicomanie » dominante en France, que la cigarette touche des couches de plus en plus jeunes et que, de plus en plus, on dort par pilule et on veille par pilule, nous croyons cependant qu'il n'est pas sérieux de tout confondre, dans la nuit de l'esprit, et, par là même, de banaliser la vraie toxicomanie.

Que conclure ? Peut-être simplement qu'il faille se défier de l'excès de culpabilisation et d'angoisse que suscite le vertueux désir de lutter contre les maux divers. L'intervention de l'État dans tous les domaines qui doivent rester privés infantilise et irresponsabilise les individus. Elle suppose que l'on croit à la possibilité d'une société angélique et vertueuse, mais sans autre idéal que celui de la consommation, de la jouissance et du bonheur. Comme il n'est pas question que la politique se fasse professeur de morale, ingénieur des âmes et censeur vigilant des mœurs dans une démocratie, la toxicomanie pose un problème particulier.

Il est évident que la puissance publique est dans son rôle quand elle informe, quand elle réprime et quand elle se soucie des méfaits économiques de l'usage des drogues. Mais, c'est à la société, avec ses moyens, de répondre à la question qui la traverse. À la société, c'est-à-dire aux divers groupes privés et aux divers groupes producteurs de valeurs, d'affection, de convivialité et de chaleur. Avec ce qu'on appelait du beau nom de charité et de fraternité, avant que l'une ne soit comprise comme aumône (et non plus comme loi du cœur) et que l'autre ne soit inscrite abstraitement sur les frontons des mairies et dans les paragraphes à langue de bois des programmes électoraux.

André Akoun
Professeur à l'université de Paris-V, producteur à TFI (1974-1980), André Akoun a dirigé et publié de nombreux ouvrages sociologiques, comme Histoire des dieux, des sociétés et des hommes, avec J. Cazeneuve (Hachette, 1985).