On a dit de la drogue qu'elle était la réponse de l'homme d'aujourd'hui à son mal-être. Il faut se méfier des explications aux belles résonances métaphysiques. Le mal-être est une dimension de la nature de l'homme et l'histoire de l'humanité peut être comprise comme l'invention des ripostes à ce mal-être originel – qu'on l'appelle angoisse, liberté ou comme on voudra. La question qui se pose est de comprendre ce qui fait que, dans nos sociétés, les séductions mortifères de la drogue opèrent avec tant de force. Marx disait de la religion qu'elle était « l'opium du peuple ». Dira-t-on de l'opium que c'est la « religion » de l'homme moderne ?

Un mal qui se répand

Il faut partir de ce constat que nous donnent les premiers résultats de l'enquête récente de l'INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale), une consultation qui a porté sur 17 régions, 77 centres spécialisés, 4 800 toxicomanes et dont les premiers résultats n'ont paru qu'en octobre 1987.

Ce qui apparaît d'abord, c'est l'accroissement du nombre des drogués par rapport aux enquêtes précédentes. On évalue cette population entre 300 000 (chiffre de la police, à partir des interpellations auxquelles elle a procédé) et 800 000 (chiffre estimé par le ministère de la Justice). Le phénomène est en expansion régulière, et aucun groupe n'y échappe. Après les grands centres urbains et les petites villes, les communes rurales sont à leur tour touchées. La drogue semble bien s'insérer dans le tissu social et dans son quotidien.

Le lien entre marginalité et toxicomanie s'affaiblit. Les drogués sont plus nombreux à habiter chez leurs parents (40 p. 100, à quoi s'ajoutent 5 p. 100 qui ont un logement dépendant de l'habitation paternelle ou payé par la famille). De même, le nombre de couples est en augmentation (22 p. 100). L'enquête montre, dans le même sens, la diminution des toxicomanes « SDF » (sans domicile fixe), qui ne sont plus que 9 p. 100. Enfin, il y a plus de diplômés (15 p. 100 ont, au moins, leur baccalauréat).

L'âge moyen des usagers a tendance à s'élever légèrement, mais la jeunesse reste la catégorie la plus touchée (78 p. 100 ont moins de trente ans, dont une forte majorité entre vingt et vingt-quatre ans) ; et il faut noter qu'on trouve des « accros » de douze ans. Peut-on, à partir de tous ces résultats, faire un portrait du toxicomane ? Avec réticence, on relèvera quelques traits, tout en soulignant qu'ils ne définissent pas un « genre ».

Le « drogué moyen » est un homme jeune, qui habite souvent chez ses parents, qui est célibataire, qui utilise de préférence l'héroïne (encore que la poly-toxicomanie s'affirme résolument et que la cocaïne, encore rare, tende à se répandre).

S'il est difficile de relier l'usage des drogues à une donnée socio-économique précise, on peut cependant constater que, dans 50 p. 100 des cas, les parents du drogué sont séparés. Il serait abusif d'en tirer une conclusion péremptoire, même s'il n'est pas sans intérêt de noter que la rupture parentale ou l'existence d'un conflit familial (par exemple les problèmes de la transplantation culturelle dans les familles métissées ou d'émigrés) créent des conditions que la sociologie a souvent étudiées – celles de l'anomie – pour rendre compte de problèmes comme la délinquance, le taux de suicide, etc.

S'il semble, ainsi, que le drogué peut être n'importe qui, doit-on chercher la cause de son mal dans les effets d'un produit rencontré par hasard et qui emprisonne sa victime, dans les hasards d'une histoire personnelle ou dans la nature des environnements sociaux qu'engendre la modernité ?

Le docteur Ollivenstein aime à dire que la drogue est comme une équation : la rencontre d'un produit, d'une personnalité et d'un moment socioculturel. La formule est un joli raccourci. De la dimension psychologique personnelle on ne peut dire que quelques vérités générales, tant il est vrai qu'une vie c'est d'abord un vécu imaginaire qu'on ne peut déduire mais seulement « psychanalyser » après coup. La drogue puise sa fascination, de façon paradoxale, à la fois dans le désir de la transgression et dans le désir de l'insertion.