Tournant le dos à la tradition, bousculant conventions et idées reçues, lignes et volumes, mélanges de couleurs et correspondances de tissus, Christian Lacroix choque et dérange. Mais il renoue avec la coutume novatrice du grand couturier et inspire toute la mode. Haute couture et prêt-à-porter, créateurs et stylistes revendiquent la référence. Son influence est telle que 1987 n'est pas seulement l'année de l'ouverture de sa maison de haute couture, financée par Bernard Arnault, P-DG de la Financière Agache, qui a investi cinquante millions de francs ; c'est aussi une époque charnière dans l'histoire du costume.

L'effet Lacroix, on ne parle que de ça. Il faut remonter au temps du new-look de Christian Dior (1949), de la minijupe de Courrèges (1964), du tailleur-pantalon d'Yves Saint Laurent (1970) pour retrouver pareils enthousiasmes.

L'homme, né à Arles un jour de mai (le 16), va fêter ses 37 ans en 1988. Taureau ascendant Lion – les emblèmes de sa vie –, il se dit conservateur et paraît amusé d'avoir créé un tel événement. Il est même étonné lorsqu'on lui dit qu'il a révolutionné la silhouette et la mode. Licencié en histoire de l'art, puis formé à l'école du Louvre, il aurait pu être conservateur de musée. Il a attendu dix ans avant de savoir qu'il serait couturier. Christian Lacroix avoue simplement avoir le goût du costume, l'amour du spectacle et être fasciné par l'art baroque. Il se dit aussi mû par le désir d'aller de l'avant. « Répéter ne m'intéresse pas. Je travaille égoïstement. Plutôt défricher l'avenir que cultiver le passé. La mode avait peut-être besoin de plus d'extravagance... d'être spirituelle. »

Exercices de styles et de collections, il a fait des gammes cinq ans chez Jean Patou après avoir été styliste dans l'équipe de Guy Paulin et d'Hermès : « Comme tout le monde, j'adore la petite robe noire. Seulement, par moments, c'est très ennuyeux de voir toutes les femmes en noir. » Il les a donc imaginées en Technicolor. Les couleurs de son enfance camarguaise, les tons de la corrida, les teintes des habits des Gitans des Saintes-Maries-de-la-Mer, ont resurgi de sa mémoire. Il s'est aussi souvenu de la palette de Picasso, dont il visita, à l'âge de huit ans, une exposition. « Je suis un homme de rituel, un fidèle, un sentimental. »

Il a voulu ses couleurs très éclatantes et a pris le parti audacieux de les mélanger. Panoplie et uniformité l'ennuient. « J'ai toujours adoré les allures bigarrées. La mode doit sortir des conventions sociales et rejeter le vêtement faux-semblant ». Ses notes chromatiques sont le jade et le mauve, l'absinthe et le chocolat, l'orange et le fuchsia, le corail et le saumon, l'olive et le tournesol, le vermillon et le soufre. Elles heurtent autant que ses alliances de matières.

Christian Lacroix assume ses choix. « J'aime la contradiction et les associations de styles différents. » Une femme tout en Lacroix ne l'intéresse pas. En revanche, le combiné Saint Laurent-Chanel-Lacroix l'enchante. C'est ce hétéroclisme que tout le monde copie.

On a encore en mémoire ses amalgames de bouclette mohair rose crevette sur un satin duchesse anisé. La robe était du soir. Aujourd'hui, Lacroix a remplacé le lainage par du jersey et l'oppose à de la faille. Tout le monde en fait autant. Ce qui choquait hier paraît normal aujourd'hui. C'est la mode à la manière de Lacroix. Comme les grands chapeaux croulant sous les fleurs et les oiseaux, les bijoux lourds d'inspiration liturgique, tribale ou provençale, les talons bobines, les épaules « dehors » sous des fichus d'Arlésienne, les ourlets courts, les fourreaux meringués, les jupes à paniers tournure et pouf, les robes bulles. En une saison, Christian Lacroix a réussi l'exploit de mettre les femmes en boule. Ses adeptes disent : « Votre couture, c'est de la mode lifting. »

Il a fait sans le savoir, de Paris à New York, en passant par Tokyo, la fortune des confectionneurs ayant pignon sur rue, au Sentier, ou gratte-ciel, sur Fashion Avenue. Personne après lui ne veut être en reste, mais son influence, il n'arrive pas à l'imaginer, à la concevoir. « Pourquoi me copierait-on ? s'interroge Christian Lacroix. Il y a de la place pour tout le monde et j'aime les femmes qui ne se ressemblent pas. Il y en a autant que de styles. »