La quête de la flexibilité

La flexibilité, tout le monde en parle, mais qu'est-ce au juste ? Ce mot, désormais mythique, qu'un usage immodéré ces derniers mois a rendu sibyllin, a été véritablement lancé en août 1983 par Yvon Gattaz, le président du CNPF, lorsqu'il a demandé publiquement au président de la République plus de souplesse pour les entreprises afin de leur permettre de faire face à la concurrence internationale. Quatre mois plus tard, son vice-président, Yvon Chotard, proposait aux syndicats l'ouverture d'une grande négociation sur la réorganisation du travail dans son ensemble. Entreprise en mai 1984, elle s'acheva le 16 décembre 1984. Peu après, le protocole d'accord mis au point était refusé par l'ensemble des organisations syndicales. Depuis, l'année 1985 a été consacrée à de vaines tentatives pour renouer le dialogue ainsi qu'à des révisions juridiques partielles visant à mettre le droit en accord avec les besoins et les attentes individuelles en matière d'emploi.

En raison de la gravité des problèmes de chômage, en raison également du contenu des revendications patronales, la flexibilité est apparue en 1985 comme étant celle du temps de travail et de l'emploi. Avant d'en examiner les divers aspects, il faut mentionner que le mot de flexibilité couvre d'autres domaines de la vie économique des entreprises.

Il peut tout d'abord s'agir de la production ou de l'organisation des ateliers grâce à l'automatisation. Par la robotisation, les cycles de production peuvent être rendus plus souples. L'emploi de l'ordinateur contribue à rendre les opérations d'ordonnancement plus simples et permet de satisfaire, dans des délais à la fois brefs et précis, des demandes fluctuantes avec des stocks minimums.

La flexibilité peut concerner les retraites. L'Institut de l'entreprise a, par exemple, proposé en 1985 de moduler l'âge de départ à la retraite, afin de réduire les pertes de compétence et les coûts humains dus au passage brutal à l'inactivité. Il a aussi suggéré d'aménager les fins de carrière et les rémunérations pour assurer la progressivité du changement de situation.

La flexibilité peut aussi viser les salaires. Chacun sait que la règle non écrite des droits acquis voudrait que jamais il ne soit envisageable de réduire le niveau de rémunération. Des exemples venus de l'étranger et un début de conscience de l'opinion publique française ont rendu ce cliché moins net. Il apparaît de plus en plus possible d'introduire une relation entre le niveau de salaire, le niveau de l'expérience et le niveau de contribution individuelle. Ainsi l'OCDE, dans un rapport de septembre 1985, recommande aux États membres d'adopter des politiques salariales différenciées pour les jeunes, leurs salaires étant, dit-elle, « un domaine où les niveaux relatifs semblent jouer un grand rôle dans la répartition des emplois ». Au hit-parade des valeurs en hausse, l'individualisation des salaires fait également bonne figure. Un sondage SOFRES réalisé en août 1985 auprès d'un échantillon national de 300 entreprises de plus de 100 personnes (banques et assurances étant exclues) montre que, si 85 % des entreprises pratiquent des augmentations générales systématiques, 51 % d'entre elles y associent des augmentations personnalisées, et que cette pratique fait école puisque 88 % sont favorables au développement de l'individualisation. Ainsi, par exemple, à la société Carrefour, la rémunération de chacun des 1 200 cadres est fixée une fois l'an en tenant compte de leurs responsabilités, de leur expérience et des performances réalisées l'année précédente. Pour chaque niveau de responsabilité, la fourchette de variation peut atteindre 40 %.

En dépit de leur intérêt, ces divers aspects de la flexibilité sont cependant apparus moins importants que la place faite à l'aménagement du travail et de l'emploi.

L'échec de la grande négociation et ses conséquences

Mi-décembre 1984, les confédérations syndicales (CGT exclue) semblaient toutes désireuses d'aboutir. Le débat avait porté sur des questions éminemment concrètes comme les délais de licenciement, l'aménagement du temps de travail, le recours à la main-d'œuvre temporaire. Après une séance marathon de 21 heures, les partenaires sociaux avaient réussi, dans la nuit du 15 au 16 décembre, à convenir d'un protocole. Les syndicats avaient accepté de revenir sur certaines dispositions considérées comme des conquêtes. Ainsi, la durée du travail devait être calculée sur l'année et non plus sur la semaine, la réglementation sur les seuils sociaux, entraînant la mise en place des délégués du personnel, puis des comités d'entreprise, était assouplie, le recours à l'intérim et aux contrats à durée déterminée était facilité, les délais de licenciement pouvaient être raccourcis. En contrepartie, les syndicats avaient obtenu l'ouverture de négociations sur la réduction de la durée du travail et les effets des mutations techniques. Il ne restait plus qu'à ratifier l'accord et l'optimisme était de mise. D'emblée la CGC était favorable, la CFDT et FO comme la CFTC paraissaient devoir se rallier, sans enthousiasme il est vrai. En quatre jours, tout change. Le 21 décembre, les confédérations ouvrières annonçaient qu'elles ne signeraient pas le protocole d'accord. Bien sûr, on expliqua que les directions confédérales s'étaient heurtées au « refus de la base ». En fait, les protestataires n'étaient pas les salariés consultés démocratiquement, ni même les syndiqués. Cette « base » était formée des dirigeants de fédérations et d'unions régionales ou départementales, de permanents des grandes sociétés nationales, voire de permanents fonctionnaires. Et le Monde d'écrire « le véritable sujet de cette négociation était l'adaptation du syndicalisme à l'évolution des rapports sociaux pour se préparer aux conditions de la modernité. Manifestement, la rupture avec la tradition syndicale française, si elle était l'enjeu, n'avait pas été réalisée ». Le syndicalisme de lutte des classes a la vie dure en France.