Le président Kenan Evren avait pourtant dès l'abord défini les principes du régime futur en affirmant qu'il entendait établir « une nouvelle démocratie avec des partis et des hommes neufs ». La Constitution elle-même avait banni les anciens partis et interdit bon nombre de leurs membres. La désignation quasi automatique comme président pour sept ans du général Evren, qui dirigeait la junte, avait montré les limites de l'ouverture politique.

Les règles du jeu

Les conditions que fixe le Conseil national de sécurité pour l'élection de la nouvelle Assemblée en restreignent encore le sens. Elles portent à la fois sur les hommes, sur les formations et sur les libertés.

– Les hommes : la création de nouveaux partis en vue des élections est autorisée le 16 mai, mais la junte se réserve le droit d'examiner les candidatures de ceux qui souhaitent fonder un parti ou se présenter aux élections. Dans les deux cas, elle se montre d'une sévérité extrême. C'est ainsi qu'elle exclut des états-majors des partis qui demandent à se constituer 454 personnalités suspectées d'avoir joué un rôle sous l'ancien régime ou de servir de prête-nom à d'anciens leaders. De même, sur 1 683 candidats aux élections, en récuse-t-elle 672.

– Les partis : toutes les anciennes organisations politiques ayant été dissoutes et interdites, les nouvelles formations souhaitées par le président Evren ne doivent ni de près ni de loin ressembler à celles de l'ancien régime. La junte se montre sur ce point extrêmement vigilante. Elle multiplie les filtres et les contrôles, en principe pour éviter toute résurgence sous une nouvelle étiquette des forces politiques qui, à ses yeux, ont mené le pays à la faillite. Mais bien des observateurs estiment qu'elle entend par là limiter aussi toute possibilité d'opposition parlementaire réelle.

C'est ainsi que le parti de la Grande Turquie constitué par Hugamettin Cindoruk est récusé et ses leaders assignés à résidence, accusés de vouloir « prolonger l'existence et la philosophie d'un ancien parti dissous », en l'occurrence le parti de la justice de Soleiman Demirel. De même, le parti social-démocrate (SODEP) que voulait constituer Erdal Inonu, fils d'un ancien aide de camp d'Atatürk, n'obtient-il pas le feu vert des autorités : il est soupçonné d'être trop proche de l'ancien parti républicain. L'éventail politique se réduit à trois partis. Le premier — le parti de la démocratie nationaliste (PDN) — est dirigé par l'ex-général Turgut Sunalp, ami personnel du général Evren : parti laïc se réclamant d'Atatürk, il se présente d'emblée comme le parti du gouvernement. Le deuxième — le parti de la Mère Patrie — est fondé par Turgut Ozal, brillant économiste qui a rallié la junte au moment du coup d'État et auquel la Turquie doit d'être sortie de la crise. Très apprécié dans les milieux d'affaires, bénéficiant d'une certaine popularité pour son indépendance d'esprit, Turgut Ozal entend regrouper les électeurs de centre droit. Enfin, le parti populiste de Necdet Calp, lui aussi ancien membre du gouvernement militaire, se situe au centre gauche.

Surprise au soir du 6 novembre : le grand vainqueur du scrutin n'est pas le protégé officiel de la junte, mais le parti de la Mère Patrie de Turgut Ozal qui, avec 45 % des voix, obtient la majorité absolue des sièges dans la future assemblée. Le Parti populiste fait également une belle percée, recueillant 30 % des suffrages, laissant bon dernier le PDN — 23 % des voix seulement —, auquel le général Evren avait pourtant apporté son soutien pendant la campagne électorale. Camouflet aux militaires ? Ceux-ci, en tout cas, se bornent à prendre acte des résultats du vote sans remettre en cause le calendrier, qui prévoit la réunion du nouveau Parlement le 15 décembre et la désignation d'un Premier ministre — qui ne saurait être que Turgut Ozal — avant la fin de l'année.

La démocratie n'est cependant encore que très partiellement rétablie. Comme les libertés politiques, la liberté de la presse reste sous haute surveillance. En août, trois grands journaux, dont le quotidien Milliyet et l'hebdomadaire Nokta, sont suspendus sine die pour avoir osé critiquer l'attitude du Conseil national de sécurité. Une loi promulguée en septembre ôte tout caractère exceptionnel à ces sanctions. Quant aux libertés individuelles, elles restent soumises à la loi martiale, toujours en vigueur trois ans après le coup d'État. De plus, les arrestations, les assignations à résidence échappent encore à tout contrôle judiciaire. Des milliers de détenus politiques attendent leur procès dans des prisons de triste réputation.

Aussi le Conseil de l'Europe se montre-t-il sévère : son Assemblée durcit son attitude en adoptant le 30 septembre une résolution qui disqualifie à l'avance la nouvelle Assemblée nationale turque et lui dénie tout droit d'envoyer une délégation à Strasbourg.

Arlette Marchal