Des explications, en effet, il y en eut d'abondance, certes sans relief majeur — après tant de désillusions, l'heure n'est d'ailleurs plus aux grandes envolées idéologiques —, mais pas sans intérêt, au moins pour établir ce diagnostic : la mobilisation des esprits (à quelques exceptions près qui ont choisi de servir directement dans l'appareil d'État) sécrète une méfiance quasi unanime toutes tendances confondues. « Le pis, dit Alfred Grosser, c'est le recours à l'incantation là où il faudrait que la chaleur de l'inspiration s'allie à l'analyse la plus froide. » « Il n'y a déjà plus ou pratiquement plus d'abonnés aux numéros que vous demandez, s'exclame Félix Guattari. Tous ceux qui font aujourd'hui profession de penser, de chercher, de créer, de produire d'autres possibles ne se reconnaissent plus dans aucun porte-parole. « Il faut inventer. Ce n'est pas facile, ne se fait pas en un jour, pas même en une saison. Ni sur injonction », constate Henri Lefebvre. « Ce qui s'impose au premier rang, pense Georges Balandier, c'est le bouleversement continu des paysages sociaux et culturels... Dans l'exercice de sa fonction de décrypteur, l'intellectuel doit maintenant opérer dans sa propre société à la façon de l'ethnologue au sein de sociétés méconnues : donner sens à ses mutations, à ce qu'elle porte en elle d'inédit, à ce qui la rend déroutante. »

Prudence générale donc par rapport à d'anciens mode d'intervention. Ce qui n'interdit pas à l'intérieur du monde intellectuel le soutien actif à des initiatives telles que la création d'un « collège de philosophie » (où l'on retrouvera associés les noms de Derrida, Serres, Vernant, Levinas, Lyotard, Chatelet, Soulages, Faye, Changeux, etc.). Et ce qui ne signifie pas un isolement vis-à-vis de l'extérieur et le refus d'appréhender la société en mouvement par contournement des obstacles : nul ne songe ainsi à nier que le difficile problème de l'immigration nécessite des analyses urgentes et différentes des schémas traditionnels.

La question de la démocratie

Mais nos scribes dont l'opinion est tant sollicitée ont-ils accompli les révisions qui s'imposent ? Pour Jean-François Revel, en tous les cas, « la gauche française en 1981 aborda le pouvoir avec un équipement intellectuel tout entier tiré des réserves du passé. La parure culturelle dans laquelle elle se drapa ressemblait fort à un cache-misère ». Dans Comment les démocraties finissent (Grasset), l'un des succès de l'année, Revel a pointé du doigt la faiblesse majeure : un aveuglement systématique quant à la nature du communisme, dont la volonté d'expansion et de servitude tirerait sa force de notre indulgence coupable. La démocratie n'aura-t-elle été qu'un accident de l'histoire ? Il n'empêche que se multiplient les essais conduisant peu ou prou si ce n'est à réhabiliter, du moins à reconsidérer, la place de cet Occident, hier encore accablé de tous les maux. Hélène Carrère d'Encausse, dans Le grand frère (Flammarion), étudie la manière dont le glacis de l'Europe de l'Est, malgré les craquelures comme la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968 ou la Pologne à partir de 1980, est l'instrument de la domination soviétique. Dans La force du vertige (Grasset), André Glucksmann dénonce les illusions du pacifisme en concluant : « L'Europe occidentale doit s'affirmer capable de dissuasion contre sa propre et suicidaire démission tandis que, réciproquement, le bien-être et les libertés qu'elle porte spontanément agissent et inquiètent les dictatures environnantes. De telles batailles mentales requièrent la dissuasion proprement nucléaire comme une condition nécessaire et cependant insuffisante. » Pascal Bruckner, lui, dans Le sanglot de l'homme blanc (Seuil), veut mettre au jour les racines honteuses du tiers-mondisme : une haine de soi et un sentiment de culpabilité issus du colonialisme qui tendent à cautionner d'inacceptables dictatures sous prétexte de leur anti-impérialisme. Un impérialisme qui, précisément, n'est plus ce que l'on pensait si l'on en croit Guy Sorman et son enquête au titre paradoxal : La révolution conservatrice américaine (Fayard), ou comment s'est nouée aux États-Unis une alliance surprenante entre le recours à de vieilles valeurs et le progrès symbolisé par les microprocesseurs.

Aron-Sartre

L'accueil réservé aux Mémoires (Julliard) de Raymond Aron symbolise peut-être, mieux que tout autre signe, une mutation dans l'ordre de la réflexion politique et sociale. Longtemps isolé à « droite », l'auteur de L'opium des intellectuels, lui qui a tant ferraillé avec les marxistes et largement contribué à la redécouverte de Tocqueville, se voit créditer d'un parcours sans faute pour avoir toujours cherché à regarder le monde tel qu'il est. Alors que Raymond Aron disparaissait quelques semaines seulement après la parution de ce bilan d'un demi-siècle de réflexion politique, ses froides analyses et ses thèses libérales sont apparues comme les plus lucides, même si d'aucuns lui ont dénié le statut de penseur auquel, du reste, il n'avait jamais prétendu. Aujourd'hui, personne n'irait reprendre sans ridicule l'aphorisme célèbre : « Mieux valait se tromper avec Sartre qu'avoir raison avec Aron. »