Les deux « petits camarades » de l'École normale supérieure se sont retrouvés associés jusque dans leurs différences par une ironie de l'histoire due au hasard de l'édition : publiés la même année que les Mémoires d'Aron, Les carnets de la drôle de guerre, Cahiers pour une morale et Les lettres au Castor (Gallimard) ont permis de vérifier l'époustouflante virtuosité de Jean-Paul Sartre. Des inédits importants pour comprendre certains thèmes littéraires ou philosophiques de son œuvre (l'authenticité, l'existentiel, l'attirance pour les faibles, la beauté et la laideur, Heidegger, Flaubert, etc.) et qui, par-delà la remise en question de l'itinéraire politique de Sartre, nous touchent profondément parce que ce « maniaque de l'analyse » rebelle à l'esprit de sérieux s'y montre, comme il le dira plus tard, « tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut et qui vaut n'importe qui. »

Société et médias

Est-ce parce que la mode a abandonné le structuralisme que l'on n'a pas prêté assez attention au Regard éloigné (Plon), où Claude Lévi-Strauss s'interroge pourtant sur la crise de l'Occident ? Ou est-ce parce que l'ethnologue s'y montre d'un pessimisme très sévère sur un temps qui aurait troqué les nécessités de la contrainte pour les illusions de la liberté ?

Avec La place du désordre (PUF), Raymond Boudon tire les leçons de l'échec des théories du changement social, tandis qu'Alain Cotta pense qu'on assiste à un Triomphe des corporations (Grasset). Trois livres parus simultanément ont cherché à montrer, malgré des démarches divergentes, que l'individualisme est au centre de l'idéologie moderne comme d'une société où domine le narcissisme : Essais sur l'individualisme (Seuil), de Louis Dumont ; L'ère du vide (Gallimard), de Gilles Lipovetsky ; 54 millions d'individus sans appartenance (Laffont), de Gérard Mendel. Dans un registre complètement différent, le sociologue Jean Baudrillard a poursuivi avec Les stratégies fatales (Grasset) une œuvre aussi brillante que déroutante. Pour lui, les masses, ces majorités silencieuses qui n'ont rien de commun avec les classes ou le peuple, sont devenues un trou noir, un lieu d'implosion et d'énergie froide dans lequel la société s'engouffre. Les masses, que l'on croit à tort manipulées, ne veulent plus que du spectacle, surtout celui des médias, ne cherchant pas à critiquer le système mais au contraire à le pousser au bout jusqu'à atteindre une sorte d'extase de la simulation. Terminée la logique de libération, voici venir l'ère de la « fatalité, la perte de sens, la fin de l'histoire et l'omniprésence des médias ».

« L'homme neuronal »

C'est encore une fois du côté de la biologie — mais faut-il s'en étonner quand on mesure les enjeux inhérents à cette branche fondamentale de la recherche scientifique ? — que nous est venu l'essai sans nul doute le plus marquant de l'année : L'homme neuronal (Fayard) de Jean-Pierre Changeux. Les sciences humaines, chez nous en particulier, ont négligé les conséquences des recherches effectuées en neurobiologie. Professeur au Collège de France, Jean-Pierre Changeux a tenté d'informer le public sur ces sciences du système nerveux qui, précise-t-il, « ont connu au cours des vingt dernières années une expansion ne se comparant par son importance qu'à celle de la physique au début de ce siècle ou à celle de la biologie moléculaire vers le début des années 50 ». Grâce à son exposé très didactique s'appuyant sur de nombreux schémas et comptes rendus d'expériences, il nous a embarqués dans l'exploration des hémisphères cérébraux, du cortex, du thalamus, à la recherche des milliards de neurones (les cellules nerveuses) et des synapses (jonctions entre les cellules). On savait qu'à différentes parties du cerveau correspondait tel type d'activités ou de comportements. On découvre maintenant les véritables circuits électriques et chimiques aboutissant à la formation de ce que Jean-Pierre Changeux appelle des « objets mentaux ».

Au bout du compte se trouve ainsi posée dans une perspective nouvelle l'inusable question philosophique sur la nature et le fonctionnement de ce que l'on désignait par l'âme, l'esprit, la pensée, les sensations ou les idées. Mais L'homme neuronal nous oblige aussi à poser des questions très modernes liées par exemple aux mutations de l'écosphère : « L'encéphale propre à l'homo sapiens, écrit Jean-Pierre Changeux, s'est différencié, vraisemblablement dans les plaines africaines, au sein de populations de quelques centaines de millions d'individus. Aujourd'hui, des milliards d'entre eux ont envahi la quasi-totalité de la planète et tentent même de se propager au-delà. L'organisation et la flexibilité de l'encéphale humain restent-elles compatibles avec l'évolution d'un environnement qu'ils ne maîtrisent plus que très partiellement ? »