D'un côté, l'oligarchie foncière s'acharne à défendre ses énormes privilèges : 2 000 propriétaires occupent 40 % des terres cultivées alors que 130 000 propriétaires ont moins de 1 ha, que des dizaines de milliers de paysans ne possèdent rien et que la population rurale augmente rapidement dans ce pays déjà surpeuplé. Disposant de nombreux appuis dans l'armée, cette oligarchie trouve également protection auprès de mouvements paramilitaires tels que l'Union des guérilleros blancs (UGB) ou l'Armée secrète anticommuniste (ESA) qui n'hésitent pas à recourir à tous les moyens pour supprimer leurs adversaires politiques.

De l'autre côté, les mouvements d'extrême gauche appellent à l'insurrection. Nés à la suite des fraudes électorales de 1972, renforcés en 1977 (Journal de l'année 1976-77) lorsque de nouvelles fraudes radicalisent la contestation, ils sont nombreux : le Bloc populaire révolutionnaire (BPR) qui revendique à lui seul 50 000 membres, le Front d'action populaire unifié (FAPU) et les Ligues populaires du 28 février (LP-28) ; des groupes de guérilla comme le Front populaire de libération (FPL), les Forces armées de la résistance nationale (FARN) et l'Armée révolutionnaire du peuple (ERP).

Harcèlement

Mais divergeant dans leur stratégie, ces mouvements refusent toute trêve avec un gouvernement qu'ils estiment contre-révolutionnaire et multiplient les opérations de harcèlement (occupations d'églises, d'universités, de ministères, prises d'otages parmi les membres du gouvernement et les diplomates). Ils entretiennent ainsi une tension qui sape les possibilités d'un réformisme pacifiste cher à la junte.

La démission du gouvernement, le 3 janvier 1980, et celle des membres civils de la junte traduisent le divorce entre une équipe soucieuse de réformes profondes et la majorité des forces armées qui n'hésitent pas à bloquer la situation et à provoquer des affrontements graves. On dénombre 67 morts le 22 janvier au cours d'une manifestation qui marque le rapprochement des organisations révolutionnaires.

Face à la détérioration croissante du climat politique, la junte prend les pleins pouvoirs, le 11 février, pour réaliser son programme de réformes structurelles et tenter d'apaiser l'extrême gauche. Le 6 mars, après avoir proclamé l'état de siège, elle exproprie tous les propriétaires de terres de plus de 500 ha (soit environ 300 000 ha) afin de les redistribuer. Elle fait en même temps occuper militairement les propriétés touchées par la réforme. C'était sous-estimer la puissance des expropriés et les appuis armés dont ils disposent. Fréquemment, les occupations de terres aboutissent au massacre des paysans.

Parmi ceux qui précisément ont le courage de dénoncer l'ambiguïté de la réforme agraire, pour ne pas dire son échec, figure Mgr Romero, l'archevêque de San Salvador. Le 24 mars 1980, alors qu'il célèbre la messe, il tombe sous les balles d'un tueur. Personnalité de premier plan, ardent défenseur des droits de l'homme, il était devenu « la voix des sans-voix », la conscience politique d'un peuple désorienté, n'hésitant pas à considérer que, dans son pays déchiré, l'insurrection n'était plus à exclure. La veille de sa mort, il avait lancé un appel pathétique aux forces armées, leur demandant de « ne plus obéir à aucun ordre de tuer », un appel que les commandos d'extrême droite lui ont fait payer de sa vie.

Cet assassinat et la fusillade meurtrière qui a lieu le jour de ses obsèques font éclater l'impuissance de la junte et accentuent son isolement. Abandonnée le 27 mars par trois ministres démocrates-chrétiens qui avaient maintenu leur appui après la crise de janvier, elle ne dispose plus que du soutien des États-Unis, qui ne ménagent d'ailleurs ni leur aide économique ni leur aide militaire pour sauver le pays d'une révolution qui mettrait en péril leur stratégie en Amérique centrale.

Regroupement

Initialement fort divisés, les mouvements d'opposition se regroupent progressivement. Dès la fin février, la coordination révolutionnaire des masses (BPR, FAPU, LP-28 et UDN) rend public un programme commun de gouvernement. Le 19 avril 1980, un Front démocratique révolutionnaire est créé. Il rassemble la plupart des organisations d'opposition, qu'elles appartiennent à la gauche modérée ou à l'extrême gauche. Une tentative de coup d'État de droite échoue le 2 mai, mais le colonel Majano, jugé trop réformiste pour être maintenu au commandement de l'armée, est mis à l'écart à la mi-mai et les membres de la junte sont menacés de mort par l'ESA.