Arts

Intervention ou création ?

Une foule empressée s'efforçait de suivre, dans les hangars de l'ancienne cartoucherie de Vincennes, en septembre et octobre 1971, de longues flèches colorées peintes à même le sol. Ces pistes conduisaient aux différentes sections de la VIIe Biennale de Paris : jaunes pour l'Art conceptuel, blanches pour l'Intervention, oranges pour l'Hyperréalisme.

Le visiteur docile à leur sollicitation débouchait de loin en loin, à travers un réseau de câbles et de toiles de bâche, dans de grands espaces froids où les œuvres s'égaillaient, ténues, non-formes d'un art qui refuse la finalité proprement esthétique et la réception contemplative ; il avait là une image particulièrement significative de la crise actuelle des arts plastiques : dans une atmosphère de fête, dans un immense piétinement joyeux, l'art ouvre à un public de plus en plus avide des routes superbes qui ne mènent nulle part.

L'artiste ne crée plus un univers, il intervient dans celui où il est condamné à vivre. Cette intervention se fonde sur deux mouvements opposés : d'abord un recul, une mise à distance du monde, qui provoque à la fois une réflexion sur les données sociales, économiques et politiques qui conditionnent la vie et les modes de perception de la communauté humaine à laquelle appartient l'artiste, et une mise en question de la raison et de la destination de l'œuvre d'art tant comme expression personnelle que comme manifestation d'une culture ambiante ou imposée ; ensuite un retour, une recherche de contacts avec la nature, avec les objets nés du hasard ou d'une volonté utilitaire et organisatrice, avec le public invité à participer à la transformation lucide de son environnement et à la célébration de cette démiurgie quotidienne.

À ce double problème de l'inscription de l'œuvre dans le monde et de la place de l'artiste dans la vie réelle, peintres et sculpteurs semblent chercher une solution au niveau des conduites les plus élémentaires : retour aux sources, aux mouvements les plus naïfs sinon les plus spontanés, refus de toute réminiscence culturelle, méfiance à l'égard de la main même toute pétrie d'habitudes artisanales et asservie aux outils ancestraux.

Que donner à voir qui ne soit pas coupe arbitraire ou limitation frustrante ? Au nom de quoi privilégier telle fraction du réel ? Pourquoi continuer à se lover dans la coquille vide des sensibilités mortes que nous lèguent le musée et les civilisations disparues ? L'artiste a désormais toutes les audaces, non dans le geste créateur mais dans l'attitude critique.

Il prend position, il s'expose. Il tend en même temps vers l'acte brut, immédiat, et vers l'action engagée, réfléchie. Il peut peindre comme Rancillac, sur de grands panneaux, les dix caractères qui signifient « Vive la République populaire communiste de Chine », sensible à la fois au graphisme oriental et à la mystique révolutionnaire. Il dit le mouvement en marchant. Et pour se libérer des pratiques inconscientes et des théories apprises, il aspire à la communication qui est à elle-même sa propre fin, comme Ray Johnson qui organise à New York une correspondance entre deux cents artistes échangeant lettres, cartes postales, documents, créant ainsi un flux illimité au parcours imprévisible. L'esthétique, toute neuve qu'elle soit, est suspecte. Le dessin est désormais l'affaire de l'ornementographe à pendule qui débite automatiquement des compositions à variations symétriques. L'art est un piège.

Daniel Spoerri

L'accepter comme tel et ruser avec lui, n'est-ce pas le désamorcer ? Figer un moment du réel le plus banal, voire le plus trivial, ce n'est pas pour Daniel Spoerri (CNAC, 28 janvier-6 mars 1972) affirmer le réalisme de l'objet, mais au contraire le mettre en doute. Des rencontres de hasard — animaux écrasés, clous rouillés, objets-épaves échoués chez les brocanteurs, reliefs de repas — sont fixées telles quelles sur leur support du moment : table, chaise, planche, et présentées dans un plan inhabituel : « Le résultat est déclaré œuvre d'art (attention ! œuvre d'art). » Voilà douze ans que Spoerri a dressé ses premiers tableaux-pièges chez Arturo Schwarz à Milan : quel bilan peut-il établir de ses captures ? D'abord le reflet de sa propre existence, toute de réactions et d'entreprises hétéroclites : apprenti chez un naturaliste, guide à Vézelay et à Chartres, accompagnateur de pèlerinages à Lourdes, premier danseur à l'Opéra de Berne, metteur en scène au Landstheater de Darmstadt, créateur avec Tinguely de l'Autothéâtre, éditeur de multiples, auteur de traités de gastronomie insolite, sa vie, comme son œuvre, compose une vaste topographie anecdotée du hasard. L'objet n'intéresse Spoerri que par sa présence fortuite, son usure ou sa consommation. La mise en question du réel est pour lui inséparable de la critique de la réalité de l'art : débris matériels coupés de leur histoire, vestiges de situations séparées de leur contexte sont les ingrédients de base de l'Eat-Art, culinaire et plastique, qui opère dans la confusion des sens visuel, olfactif et gustatif le travestissement réciproque de la nature et de la culture. Complaisance cannibale ou plutôt autophagique, cet art de l'éphémère trahit la fascination permanente du pourrissement et de la mort.

Georges Segal

Mais l'objet le plus irréductible à l'environnement n'est-ce pas encore l'homme ? C'est ce que nous révèle Georges Segal (CNAC, 6 juin-31 juillet 1972) en moulant ses modèles dans le plâtre blanc et en les plaçant dans leur cadre de tous les jours. Happening sculptural qui donne moins l'image de la vie qu'il ne recrée l'illusion de la scène de théâtre. Ces signes humains, qui tiennent à la fois de la momie et des pétrifications pompéiennes, réintroduisent les problèmes de l'esthétique classique, vie et forme, vérité et vraisemblance, peinture et représentation, dans l'espace d'un snack-bar ou d'un hall de cinéma : nature à la fois familière et indifférente, qui ne parvient jamais à phagocyter totalement l'homme, mais qui l'enserre, le marque, le meurtrit, suscitant en retour cette réaction de défense, cette sécrétion protectrice de rêves, de désirs, de pratiques culturelles et sociales, cicatrice et carapace. Ces bandelettes empesées ne reproduisent pas autre chose que l'armature des conventions humaines, le réseau des attitudes en qui souvent se réduit l'être. L'homme, ici encore, apparaît comme un relief mais au sens où il n'est que le résultat des pressions, des poussées, des mouvements qui agitent la société et modèlent la géographie humaine. Le piège une fois de plus se referme.