Pour le briser, ne suffit-il pas simplement de refuser le jeu ? Peut-on vraiment contester l'art par une œuvre, ou du moins une activité de représentation, qui se déploie dans un temps et un espace traditionnellement réservés à la contemplation esthétique ?

L'artiste qui proclame la mort de l'art ou dénonce la culture comme expression de la classe au pouvoir dans une galerie ou un musée mime la révolte et parle la révolution, bien loin de prendre part à l'action véritable.

S'il se veut cohérent, il n'a en réalité le choix qu'entre deux attitudes : d'une part, la lucidité et le suicide d'Artaud (« la révolution a surtout besoin de mitraille » et « la littérature n'est qu'une cochonnerie ») ou la conversion irréversible de Rimbaud condamnant son œuvre (« Des rinçures, ce n'était que des rinçures »), d'autre part l'utilisation des matériaux, des techniques et des moyens de diffusion contemporains au bénéfice de son aventure personnelle et créatrice.

Robert Malaval

C'est là le parti pris, avec plus d'inquiétude, par Robert Malaval (CNAC, 5 octobre-1er novembre 1971) qui use des projecteurs de son, des juke-boxes, des distributeurs automatiques, afin d'« élargir l'espace réel physique » et de « substituer au désordre naturel et accidentel un environnement à notre mesure », et, avec plus de décision, par Gérard Singer (galerie Jeanne-Bucher, avril-mai 1972), qui emploie le polystyrène expansé et le formage sous vide pour réaliser ses oliobulles et se débarrasser de tous bagages culturels, le recours à la technologie moderne imposant des gestes et des fonctionnements inédits. Même conçue en vue d'une appropriation collective, l'activité de l'artiste est, en effet, d'abord une réaction particulière au monde, une épreuve unique dont la genèse, les mobiles et les méthodes ne sont pas directement et objectivement communicables. D'où l'ambiguïté de l'art, qui se traduit aujourd'hui par la nécessité de fonder son existence sur sa propre négation, l'artiste n'ayant plus à dire, mais à se dire, comme cet exposant de la Biennale qui se promenait à travers la foule changeant de vêtements à chaque heure.

La meilleure manière de prendre sur la vie un angle de vue qui nous donne plus de conscience et plus de possibilités de la changer, n'est-elle pas d'adhérer à une vision, de comprendre sinon de recréer en nous le cheminement du peintre qui transforme une vibration intérieure et une situation historique, ponctuelle, datable, en une expression lisible, une forme ouverte et commune, un instrument capable de libérer la sensibilité d'autrui ?

Création et réception, l'art procède d'une provocation, d'un choc vécu, ce qui explique que les œuvres qui émeuvent et meuvent se situent moins dans un courant qu'en marge des orientations reconnues.

Francis Bacon

(Grand Palais, 26 octobre 1971-10 janvier 1972.) Ainsi F. Bacon nous prend-il à contre-pied : affirmant la présence de la main à l'heure où l'artiste s'efface derrière des techniques impersonnelles, peignant à l'huile à l'époque de l'acrylique, privilégiant la figure humaine alors que prolifèrent les objets. La netteté et la persistance des thèmes frappent chez ce peintre tardivement révélé à lui-même (c'est en avril 1945, à trente-six ans, qu'il exposa à la Lefevre Gallery son premier triptyque, Trois études de personnages au pied d'une crucifixion) et que Paris découvre après tout le monde à travers plus d'une centaine d'œuvres magistrales. Sur de grandes plages mauves, grises, jaunes ou rouge sang, des figures chaotiques se tordent, cherchent leur équilibre sur des chaises en bois tourné, des fauteuils de dentiste, des bidets, se gonflent, s'incurvent, se distendent illustrant les deux grandes obsessions de Bacon : la crucifixion et les scènes de boucherie. « L'art est un artifice, répète-t-il. Refaire la réalité n'est qu'une question de technique. Distordre les formes me permet de mieux atteindre la réalité dans ses profondeurs, de la rendre dans sa violence. » Sous l'acuité du regard, l'être se fixe un moment dans une position inconfortable : Le pape sur son trône, George Dyer monté sur une bicyclette, une Femme vidant un bol d'eau et un enfant paralytique à quatre pattes, au cœur d'un bâti géométrique qui permet de mieux saisir l'image. Elle ressemble moins à l'apparence fugitive d'une attitude ou du visage d'un de ses modèles préférés (Isabel Rawsthorne, Henrietta Moraes, Lucian Freud) — que Bacon peint toujours de mémoire — qu'à la tension née du travail intérieur et inconscient de la mort observée avec une précision toute clinique. L'homme tend inexorablement vers l'immobilité de la carcasse, passant du rythme frénétique et coloré de la beauté convulsive à la crispation glacée qui préfigure le soubresaut final.

Hans Bellmer

Autre tension unique, celle qui parcourt l'espace de Bellmer (CNAC, 30 novembre 1971-17 janvier 1972), où tout participe de l'érotique. Œuvre longtemps secrète, qui fascina Breton, et qui prend toujours son point de départ dans le désir. Œuvre minutieuse qui se plaît aux traits précis, pliés et déployés en réseaux, en labyrinthes, et qui redouble en l'amplifiant l'écriture de Bataille (Histoire de l'œil, Madame Edwarda) ou d'Éluard (Les jeux de la poupée). Figure centrale et clef de l'œuvre, cette poupée rassemble, en ces multiples protubérances et articulations, la tendance profonde à la prolifération, la passion de la réversibilité, la précision morbide héritée de l'apprentissage d'ingénieur, les nostalgies obsessionnelles : les douces cousines silésiennes de la prime enfance, les jupes plissées de la Belle Époque, les contes d'Hoffmann. Multipliant, accumulant images et sensations, l'œuvre picturale et graphique de Bellmer compose moins des variations sur le jeu de l'amour et de la mort qu'il ne révèle, à travers les confusions et les calembours physiologiques que lui offre le corps humain, un fétichisme du repli et du reflet.

Mark Rothko

Tout autre est la résonance de Rothko (musée national d'Art moderne, mars-mai 1972), dont les compositions monumentales provoquent le grand silence du regard intérieur. Toujours plus dépouillée, épurée, l'œuvre sans complaisance qui finit par exiger la disparition de son créateur se déploie dans des dimensions de plus en plus impressionnantes, des premières tentatives expressionnistes et figuratives (Station de métro, 1938) aux surfaces austères des deux dernières années (Noir sur gris, 1970), en passant par les explorations surréalistes des années 1942-1947 (Éléments en équilibre, 1944) et les grandes modulations chromatiques qui se développent à partir de 1950, bleus, bruns, rouges, oranges se juxtaposant d'abord en étroites bandes transversales, puis se condensant et s'élargissant en deux ou trois nappes éclatantes ou vaporeuses ne laissant plus apparaître sur leur pourtour qu'un mince ourlet de toile. Démarche inéluctable, qui débute à l'avant-garde (Rothko participe, en 1948, à la fondation de Subjects of the Artists) et se prolonge à contre-courant (alors que le pop'art impose le terrorisme de l'objet et que l'art optique ou cinétique dénonce lyrisme et mysticisme). On a cherché sa justification dans l'influence de Kierkegaard, les philosophies de l'Orient, la conception juive du dieu caché, le découpage spatial de l'icône. Il est beaucoup plus significatif de reconnaître la référence à Matisse, « le premier peintre, disait Rothko, réalisant des tableaux de surface ». Cette grande frontalité monochrome, cette intensité de la lumière qui travaille la couleur de l'intérieur font plonger dans chaque toile de Rothko comme dans un regard qui fascine ou irrite et dont on reçoit l'éclat comme une blessure.