Journal de l'année Édition 1972 1972Éd. 1972

Le monde n'a donc pas retrouvé une situation très stable après l'accord de Washington. On devait s'en rendre compte en juin 1972, quand la livre sterling sera contrainte de flotter, c'est-à-dire de renoncer à la parité fixe. Et, surtout, rien n'est réglé en matière de réforme monétaire internationale. Les 50 milliards de dollars qui se promènent à travers le monde et représentent la dette extérieure des USA ne sont amarrés nulle part.

Le fait que le dollar ait été dévalué, bien loin de rassurer l'univers sur la monnaie américaine, l'a fait apparaître comme une monnaie fragile. Or, tout le système monétaire international continue de reposer sur elle, dans la mesure où rien n'a été prévu pour la remplacer. Il y a, en fait, dans le système qui est sorti de l'accord de Washington une contradiction fondamentale : l'affaiblissement de la monnaie sur laquelle repose le système monétaire et le maintien de celui-ci. Cette contradiction se traduit dans le fait que le dollar reste inconvertible (c'est bien parce que les Américains craignent d'y perdre le peu d'or qui leur reste qu'ils ont décidé de maintenir cette inconvertibilité), alors que les taux de change devraient redevenir fixes. Une monnaie inconvertible est une monnaie dans laquelle on n'a pas confiance et l'on ne voit pas comment elle pourrait conserver durablement une valeur fixe. Autrement dit, tous les maux que l'on croyait avoir guéris à Washington peuvent se réveiller à tout moment, car la maladie n'a pas été soignée en profondeur.

Les Européens ont remporté une victoire de prestige en obtenant une dévaluation du dollar, mais ils ne sont pas moins prisonniers du dollar qu'avant l'accord de Washington ; ils le sont même davantage puisqu'ils ne peuvent plus échanger les dollars qu'ils détiennent contre l'or détenu aux États-Unis.

Les Européens ont été les premiers à mesurer les dangers contenus dans l'accord de Washington. Faisant taire — pour un temps — leurs divergences politiques sur les relations avec les États-Unis, ils ont négocié dans les premiers mois de 1972 un accord sur un rétrécissement des marges de fluctuation des monnaies entre pays de la CEE.

Début février, Brandt et Pompidou se mettent d'accord ; les Anglais se rallient : les monnaies européennes ne pourront pas varier entre elles de plus de 2,25 % au maximum. L'accord entre en application au mois de mai 1972. Question vitale pour l'existence du Marché commun et notamment pour le fonctionnement de la politique agricole commune.

Las ! Un mois plus tard, le 23 juin exactement, à la suite d'une fulgurante spéculation contre sa monnaie, le gouvernement de Londres décide (sans consulter ses partenaires européens) de faire flotter la livre sterling. Certes, on savait que les Anglais seraient contraints de dévaluer avant d'entrer officiellement dans le Marché commun, début 1973, car leur compétitivité avait beaucoup souffert des hausses de prix et de salaires. Mais on espérait qu'ils passeraient d'une parité fixe à une autre, sans faire le détour par la flottaison. On a craint que la lire italienne emprunte la même voie, ce qui eût été une catastrophe, car l'Italie est déjà, elle, dans le Marché commun. In extremis, les Six se sont mis d'accord, le 26 juin, pour aider l'Italie et lui éviter de laisser flotter la lire. L'unité monétaire était (temporairement ?) sauve.

Ce resserrement des liens entre les monnaies européennes risque, d'autre part, d'être l'amorce d'un cloisonnement de l'économie mondiale. Le système de l'étalon-dollar avec une monnaie américaine inconvertible et des parités fixes n'est pas viable à la longue. Si la balance des paiements des États-Unis reste déficitaire (ce qui est bien le cas en 1972), les banques européennes sont condamnées à absorber des dollars jusqu'à plus soif (puisqu'ils sont inconvertibles). À moins qu'elles ne renoncent à défendre la parité de leur monnaie en dollars, c'est-à-dire à moins qu'elles laissent flotter leur monnaie (autrement dit qu'elles renoncent aux parités fixes). Mais alors, le dollar se dévaluant en fait, les marchandises américaines vaudront moins cher en Europe et risqueront donc d'envahir les marchés du vieux continent. Une seule issue pour celui-ci : dresser des murailles douanières contre les produits américains, c'est-à-dire renoncer au libre-échange patiemment reconstitué depuis 15 ans.