Journal de l'année Édition 1972 1972Éd. 1972

Monnaie

La chute du dollar

Depuis le mois de mai 1971, lorsque le mark s'est mis à flotter vers le haut, jusqu'au mois de juin 1972, quand la livre sterling a été contrainte de flotter vers le bas, le monde n'a cessé de vivre en état de crise monétaire.

Quand, le 15 août, le président Nixon annonce aux Américains que le dollar devient inconvertible, que les marchandises étrangères devront payer une surtaxe pour pénétrer aux États-Unis et que les prix et les salaires vont être bloqués pendant trois mois, il tourne une page de l'histoire du monde. Il reconnaît, certes, que le dollar a perdu sa couronne de reine des monnaies. Mais il décrète, en fait, que les États-Unis renoncent à être le gérant — mal rétribué à ses yeux — des affaires financières du monde. Il n'a nullement le sentiment de s'humilier. Il reprend sa liberté, voilà tout. Désormais, dit-il implicitement aux Européens et aux Japonais, ce sera chacun pour soi.

Une longue évolution

En fait, cette décision historique n'est pas née par hasard. Elle est la suite logique d'une longue évolution politico-financière. C'est au début des années 60 que la toute-puissance du dollar, qui était à la fois et de façon également indiscutée la monnaie des États-Unis et celle du monde, a commencé à s'effriter. En octobre 1960, pour la première fois, on entend des propos sacrilèges sur une éventuelle dévaluation du dollar. L'économie américaine traverse alors une crise, tandis que les économies européennes, réunies dans le Marché commun, éclatent de santé et que le Japon renouvelle, chaque année, son miracle économique. Quelque chose commence à basculer dans les entrailles du monde capitaliste. Kennedy arrive au pouvoir ; il redonne de l'élan à l'économie américaine et du prestige à la politique des États-Unis. Pas pour longtemps. Après son assassinat — qui affecte profondément, et pour longtemps, le visage des États-Unis —, Johnson se lance à fond dans la guerre au Viêt-nam, mais, sentant celle-ci impopulaire, il se garde d'en faire payer le prix à ses concitoyens. À force de vouloir produire plus de canons et toujours autant de beurre, il précipite les États-Unis dans une inflation sans précédent. Le déficit extérieur atteint des niveaux records. Le monde est inondé de dollars après en avoir manqué.

Ces dollars, si avidement désirés quand ils étaient rares, deviennent encombrants lorsqu'ils abondent. D'autant que les États-Unis jouissent d'un privilège unique au monde : précisément parce que le dollar n'est pas seulement leur monnaie mais aussi celle de l'univers, ils peuvent accumuler des dettes à l'étranger sans jamais avoir à les rembourser. Avec tous ces dollars ils s'offrent des usines et des bureaux dans tous les pays. En février 1965, dans une conférence de presse retentissante, le général de Gaulle dénonce cet impérialisme du dollar. En 1967, la livre sterling, défense avancée de la monnaie américaine dans le système monétaire international, est dévaluée une première fois.

Printemps 1968 : c'est la première offensive générale contre le dollar. Une conférence monétaire convoquée en hâte à Washington (et à laquelle la France s'abstient de participer) fait un premier pas vers l'inconvertibilité du dollar ; jusqu'alors, toute banque centrale pouvait échanger ses dollars contre de l'or aux États-Unis si elle le désirait. À Washington, les banques présentes prennent l'engagement moral de ne plus le faire.

À partir de ce moment-là, les troubles monétaires deviennent chroniques. Le franc trébuche une première fois en 1968 ; il tombe en 1969. Le mark allemand fait l'objet de fortes spéculations ; il doit être réévalué en 1969. Mais au printemps 1971 il faut recommencer : les capitaux internationaux fuient le dollar affaibli et se précipitent à nouveau en Allemagne. En mai, Bonn décide de laisser flotter le mark, c'est-à-dire que l'Allemagne n'achète plus le dollar au cours officiel. C'est tout le système monétaire international qui se lézarde. En effet, celui-ci était fondé sur deux principes étroitement liés entre eux : la libre convertibilité du dollar en or (sensiblement restreinte depuis le printemps 68) et la fixité des taux de change (frappée par la décision allemande du printemps 71).