Il n'en a rien été. On a vu se dessiner, à travers les débats et les discours, l'image d'un groupe dirigeant hésitant entre la répression et le laisser-faire, rejetant et Khrouchtchev et Staline (le premier sans doute plus que le second) et apparaître tributaire de diverses pressions. Cette voie moyenne d'un conservatisme préservateur, on l'a retrouvée dans tous les domaines, que ce soit l'économie, l'idéologie, la riposte à la contestation intellectuelle ou la question juive.

C'est sans doute ce dernier problème qui, par son retentissement international, aura le plus préoccupé les dirigeants de l'URSS. La grande vague de protestation juive s'amorce dans le courant de l'été 1970. Après les pétitions, les demandes de visas, les lettres à l'ONU, quelques lignes parues en bas de page d'un journal de Leningrad apprennent au monde que, le 15 juin, 11 personnes, pour la plupart d'origine juive, ont voulu s'emparer d'un avion pour gagner Israël. Leur procès s'ouvre le 15 décembre, à Leningrad. Les terroristes, c'est ainsi que les désigne l'acte d'accusation, risquent la mort. Aussitôt une campagne de protestation est déclenchée en Occident, tandis que l'URSS, énervée, dénonce l'hystérie anti-soviétique organisée par Israël.

Les juifs

Le 24 décembre, après des débats à huis clos, le verdict tombe : la mort pour Mark Dymschitz et Edouard Kouznetzov ; de quatre à quinze ans de prison pour les autres.

L'opinion internationale et presque tous les communistes manifestent ouvertement leur indignation et leur stupéfaction. À Jérusalem, des milliers de personnes se rendent au mur des Lamentations ; à Paris, le Parti communiste français regrette l'extrême sévérité du verdict ; les partis italien, anglais et d'autres interviennent auprès de Moscou pour demander la clémence. Les autorités soviétiques s'interrogent, hésitent et décident de faire droit à l'appel des condamnés. Un nouveau procès se tient devant la Cour suprême de la République fédérative de Russie à Moscou et la veille du nouvel an ce tribunal casse les condamnations de Leningrad, commuant les deux peines de mort en quinze ans de détention. Comment expliquer ce retournement ? Y a-t-il eu conflit au sein de la direction soviétique pendant la semaine dramatique qui a séparé les verdicts de Leningrad et de Moscou ? À-t-on été sensible, en Union soviétique, à l'indignation internationale ? La réponse est malaisée.

Mais il semble bien que face au désir d'émigrer d'une importante partie des 2 500 000 juifs soviétiques, l'URSS ne peut se résoudre à choisir la voie de la répression absolue. On le verra bien lors des événements qui suivront le procès de Leningrad. Certes, début janvier, un officier juif, le lieutenant Zalmanson, impliqué dans l'affaire de l'avion, sera jugé et sévèrement condamné : douze ans de travaux forcés. Mais il y aura encore de nombreuses manifestations juives qui ne se heurteront pas à la même rigueur. Alors que, le 24 février 1971, s'ouvre à Bruxelles la Conférence mondiale sur la situation des juifs en URSS et que Moscou dénonce cette « provocation sioniste », des contestataires juifs, nullement découragés par les condamnations, continuent à s'agiter. Le 27 février, chose jamais vue en Union soviétique, 24 juifs occupent pendant neuf heures un bureau du Soviet suprême à Moscou, réclamant des visas pour Israël.

Quelques jours après, 30 juifs sont autorisés à émigrer, d'autres suivront. La cadence de l'émigration s'accélère. Le 10 mars, une manifestation du même genre se déroule à nouveau dans les couloirs du Soviet suprême : une centaine de juifs de Lituanie et de Lettonie réclament eux aussi le droit de partir. Ils ne seront pas inquiétés, mais quand, quinze jours plus tard, d'autres juifs iront manifester devant la Cour suprême de Russie, exigeant, eux, non pas le droit de quitter l'URSS, mais le procès public pour plusieurs détenus, les autorités réagiront en en condamnant quelques-uns à dix jours de travail surveillé. Début mai, un nouveau procès s'ouvre à Leningrad pour « régler » les séquelles de l'affaire du 15 juin. Il ne sera pas public et seule l'agence officielle Tass sera autorisée à donner un compte rendu des débats, indiquant que les trois juifs accusés avouent et manifestent leur « profond repentir », ce qui ne les empêchera pas d'être condamnés à des peines allant de un à dix ans de prison. En mai et juin 1971, de nouveaux procès de juifs soviétiques se déroulent à Moscou, Kichinev, Odessa, Riga. La même inculpation revient toujours : « antisoviétisme ». Les peines prononcées vont de trois à dix ans de prison.