La généreuse ardeur du mouvement des droits civiques s'est estompée sous le poids des déceptions au profit d'un fanatisme implacable. Les leaders des grandes marches pacifiques se sont effacés. Ils ont cédé la place à des hommes nouveaux, des hommes de guérilla plus que de manifestations de masse. Ce sont maintenant les membres de l'IRA (armée républicaine irlandaise) qui mènent la lutte au nom de la majorité catholique. Ils appartiennent à la fraction dure, dite des provisionals parce qu'ils ont rompu avec la tendance politique, plus disposée à accepter les réformes et à attendre les fruits d'une inéluctable évolution. Ils ne voient d'autre issue que dans l'épreuve de force immédiate, le combat sans répit. Formés dans la clandestinité, véritables techniciens du terrorisme, agissant individuellement ou par petits groupes, bénéficiant de sympathies dans la population, ils sont insaisissables.

L'armement aussi a changé. Le temps n'est plus aux pavés et aux bouteilles d'essence. Les militaires britanniques découvrent désormais dans les caches du matériel moderne, comme des fusils et des mitrailleuses tchécoslovaques. Dans tous ses aspects, la lutte s'est durcie.

L'armée anglaise, qui était apparue au début de son intervention comme la protectrice des catholiques, est pour beaucoup maintenant, en raison même de sa mission de maintien de l'ordre, l'alliée des colons protestants. Le retour des conservateurs au pouvoir à Londres ne fait qu'accentuer ce sentiment.

Quant au gouvernement de Belfast, la fiction de son autorité est de plus en plus apparente, et la crédibilité de ses réformes de plus en plus faible.

Dans ce climat de désillusion générale, c'est une véritable guérilla urbaine qui s'installe en Irlande du Nord. Pas de semaine sans attentats, sans accrochages sanglants, sans arrestations et perquisitions. Des observateurs n'hésitent pas à évoquer le climat de la guerre d'Algérie.

Le gouvernement de Londres se refuse à dramatiser la situation ou à changer ses options. On passe tant bien que mal le cap de la fin de l'année. Mais en février les choses se gâtent : six nuits consécutives d'émeutes, au cours desquelles, pour la première fois, des enfants sont tués. Le 10 mars 1971, trois jeunes soldats britanniques sont assassinés d'une balle dans la tête en sortant d'un café. On retrouve leurs corps à l'aube sans pouvoir identifier les auteurs du crime : membres de l'IRA ? provocateurs ? Les protestants réclament de nouvelles mesures de sécurité et en particulier le réarmement des milices, les fameuses B forces.

Le Premier ministre, Chichester Clark, débordé par sa droite, se rend personnellement à Londres pour implorer les autorités britanniques d'accepter la proclamation de l'état d'urgence permettant d'opérer des arrestations préventives massives. Il se heurte à un « non » ferme et catégorique. Tout ce qu'on lui octroie, ce sont quelques soldats britanniques de plus en renfort. Le cabinet Heath ne veut à aucun prix non plus que les protestants se chargent eux-mêmes du rétablissement de l'ordre et transforment la guérilla en guerre civile.

Chichester Clark, désavoué par ceux-là même qui l'ont poussé au pouvoir, ne peut que se retirer. Un extrémiste va-t-il remplacer ce modéré emporté par la tempête ? Non, la fermeté de Londres cette fois a été efficace : Brian Faulkner, un autre réformiste, est désigné par le groupe parlementaire unioniste à une écrasante majorité, son rival de droite, Z. Craig, ne recueillant que 3 voix sur 27.

Rien n'est changé en apparence : Brian Faulkner n'a d'autre recours que celui de poursuivre la politique de son prédécesseur ; les attentats continuent, le pays reste au bord du gouffre. La crise n'en a pas moins une portée précise : elle montre aux extrémistes que Londres n'a pas l'intention de se laisser dicter une ligne de conduite et entend rester l'arbitre entre les deux communautés.

Le dossier Irlande n'est pas clos pour autant.

Sur le plan extérieur, trois décisions vont marquer le retour au pouvoir des conservateurs : la première n'a apporté que peu de surprises, la deuxième devait empoisonner les rapports de la Grande-Bretagne et des pays du Commonwealth pendant toute l'année. La dernière enfin va décider de l'avenir du pays.

Présence militaire

Renversant la politique des travaillistes, le gouvernement prend l'engagement de maintenir une présence militaire britannique à l'est de Suez. Confirmée dans le Livre blanc sur la Défense du mois d'octobre 1970, cette détermination était inscrite dans le programme électoral d'Edward Heath. En fait, il s'agit davantage d'une action symbolique que d'un revirement. Les forces britanniques maintenues en Extrême-Orient ne dépasseront pas 4 500 hommes, simple contribution au système de défense que doivent mettre sur pied l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Malaisie et Singapour. La décision n'en est pas moins très appréciée à Washington, où, à l'occasion du voyage d'Edward Heath en décembre, s'amorce une coopération militaire anglo-américaine dans l'océan Indien.