Au sortir du théâtre Narodowy de Varsovie, le 30 janvier 1968, deux cents personnes se forment en cortège et vont déposer des fleurs au pied de la statue d'Adam Mickiewicz, le poète national.

Mickiewicz est l'auteur dont on vient de représenter les Aïeux, chant de révolte contre la tyrannie tsariste. Or, les autorités ont vu dans quelques effets de la mise en scène une intention malicieuse. Ce soir-là, la pièce est retirée de l'affiche. L'intelligentsia proteste. Cette petite étincelle va mettre le feu aux poudres.

Les étudiants dans la rue

Une pétition va circuler parmi les étudiants et se couvrir de milliers de signatures. Le vendredi 8 mars à midi, 5 000 jeunes gens se sont réunis en meeting sur le campus.

Soudain, six autobus pénètrent dans l'enceinte de l'Université. Ils y déversent des délégations ouvrières dont la mission est de disloquer la manifestation. Le professeur Bobrowski, de la faculté d'économie, obtient que les intrus quittent l'Université ; il est porté en triomphe par les étudiants. Des miliciens casqués des forces spéciales pénètrent alors dans l'enceinte des facultés. Les jeunes gens et jeunes filles qui ont pu échapper manifestent dans la rue. Ils sont poursuivis par la police, qui cerne aussi la Polytechnique. La bataille s'étend à plusieurs endroits de la ville. On procède à des arrestations.

Le lundi suivant, les tribunaux infligent des peines allant jusqu'à six mois de prison. Les journaux attribuent la responsabilité du désordre à quelques « aventuriers de la jeunesse dorée, agissant à l'instigation d'un groupe de ratés politiques de divers calibres ». Des noms sont cités qui sont ceux des fils de personnalités communistes d'origine juive.

Réunions dans les usines

La colère monte. L'Université est fermée. Des groupes se forment. On crie que « la presse ment ». On acclame la Tchécoslovaquie. Par la rue Nowy Swiat, un cortège tente de gagner le siège du parti socialiste ouvrier et se heurte violemment à un barrage de policiers.

Le lendemain, les journaux publient des photos de réunions de militants dans les usines. On y voit des pancartes portant pour slogans « À bas la nouvelle cinquième colonne ! », « À bas le sionisme ! »

Les étudiants votent des résolutions. Ils exigent que leurs camarades arrêtés soient libérés, que la Constitution soit respectée. Ils se déclarent étrangers à l'antisémitisme. Au sionisme aussi, d'ailleurs.

L'agitation s'étend à la province : Cracovie, Lublin, Poznan, Szczecin, Gdansk, Wroclaw et Lódz. Le mouvement prend bientôt la forme d'une grève des cours, qui se poursuit jusqu'au début d'avril. Trente-quatre étudiants sont exclus de l'Université.

« La plus polonaise des villes »

La situation géographique de la Pologne n'a pas fini de lui dicter sa politique extérieure, dominée par le souci permanent d'assurer l'intangibilité de la ligne Oder-Neisse, « frontière de paix ».

Varsovie aurait aimé que de Gaulle proclamât cette intangibilité au cours du voyage triomphal qu'il a fait en Pologne au début de septembre 1967, mais le général n'a voulu que saluer en Zabrze (naguère Hindenburg) « la plus polonaise des villes polonaises » et affirmer que « la solidarité franco-polonaise n'est comparable à aucune autre — en Europe notamment ».

La Pologne compte d'ailleurs bien davantage sur l'alliance russe que sur l'amitié française pour garder les « terres recouvrées » silésiennes. Varsovie fait la sourde oreille quand de Gaulle lui suggère de manifester plus d'indépendance vis-à-vis de son puissant voisin de l'Est.

Jamais la Pologne ne s'est tant méfiée d'un modus vivendi entre l'URSS et l'Allemagne fédérale, qui n'impliquerait pas pour cette dernière la reconnaissance formelle de la frontière Oder-Neisse. Elle est, de toutes les capitales d'Europe orientale, la seule qui s'accorde avec Pankow pour opposer une extrême raideur aux ouvertures à l'Est de la diplomatie ouest-allemande.

Au cours d'une visite secrète à Moscou à la fin de septembre, Gomulka et Cyrankiewicz conviennent avec Brejnev, Kossyguine et Podgorny qu'il n'y a pas lieu de modifier leur commun jugement sur la politique de Bonn, « révisionniste et revancharde ». Ainsi, les dirigeants polonais sont-ils tenus de rester fermes sur les principes de l'internationalisme prolétarien. Les incidents du Théâtre national de Varsovie ne s'étaient pas précisément inscrits dans cette ligne.

Une libre contestation

La guérilla qui, depuis une vingtaine d'années, oppose au gouvernement communiste l'Église d'un pays à majorité catholique semble en voie d'apaisement. Le cardinal Wyszynski laisse parler son tempérament, d'une raideur parfois provocante, lors de la visite du général de Gaulle, qu'il ne rencontre pas.