Toujours en crise, aussi, l'ORTF ! Privée de programmes coordonnés, la France s'invente alors un délassement : elle se repaît des maladresses, de l'inexpérience des présentateurs télévisés qui remplacent les équipes en grève. Un spectacle qui semble concurrencer les théâtres privés qui ont rouvert leurs portes, mais dont les fauteuils restent vides.

Ce second week-end de juin marque aussi la fin de six ans d'exil pour Georges Bidault. Il rentre à Paris, tient conférence au palais d'Orsay. La mainlevée du mandat d'arrêt lancé contre lui a été décidée. Déjà, on devine que l'amnistie pour tous les drames de l'heure algérienne est dans l'air.

Lundi 10 juin

« Celui qui ne connaît pas le prix du pain est plus méprisable qu'un chien ! » disent les Turcs. Les Français le connaissent bien, ce matin-là : 1 F le kilo de gros pain, 0,55 F la baguette et 0,35 F la ficelle. Et pour cause. Il vient d'augmenter de 5 centimes. Ce n'est pourtant pas ce qui provoque le regain d'action décidé par la CFDT et Eugène Descamps, malgré l'opposition de la CGT. La jeune centrale veut soutenir un peu plus les travailleurs encore en grève. Surtout ceux de l'automobile, Renault, Citroën, Berliet, Peugeot. Et les étudiants, les lycéens même entendent son appel. Cette flambée tardive va provoquer la mort de Gilles Tautin, dix-huit ans.

Ils étaient une dizaine, garçons et filles, réfugiés sur la rive de la Seine, près de Meulan. Depuis le matin, gendarmes et CRS raflaient les manifestants autour de Flins : 165 interpellés à Elizabethville. Un groupe de policiers aperçut les adolescents, sur la berge ; les adolescents les virent aussi. Ils plongèrent. Les gendarmes sauvèrent Christine Charlie, vingt ans, qui se noyait. Ils ne purent ranimer le jeune Gilles.

Le soir même, une manifestation, spontanée, se transforme en bataille et se circonscrit vite au périmètre chaud du Quartier latin. Elle durera jusqu'à 3 heures du matin. Instruits par les combats précédents, les jeunes se diluent par petits commandos. Aux grenades offensives et lacrymogènes, ils répliquent par le cocktail Molotov. Ils incendient des cars de police, ravagent le commissariat du Ve arrondissement, embrasent des barrages de cageots boulevard Saint-Michel, dépavent la rue Saint-Jacques. Ils sonnent aussi le tocsin, au clocher de la chapelle de la Sorbonne, mais Paris ne veut pas les entendre, ne veut plus les entendre.

On apprend dans la nuit qu'une fureur identique a gagné Montbéliard, qu'elle oppose les grévistes de Peugeot aux CRS, avenue de l'Helvétie, qui conduit jusqu'à Sochaux.

La lutte, ici, est sanglante. Un CRS tire. Un jeune ouvrier s'effondre, tué net ; Pierre Beylot, vingt-quatre ans, marié et père d'un enfant. La balle est entrée sous l'épaule et a traversé la cage thoracique. Un second gréviste, Henri Blanchet, quarante-neuf ans, tombé alors qu'il évitait une charge de CRS, mourra le surlendemain d'une fracture du crâne. On dénombre enfin 80 blessés graves, dont 2 seront amputés.

Mardi 11 juin

Un jour sombre. La CGT adresse un avertissement au gouvernement : que la police se retire des lieux de travail, que satisfaction soit donnée aux travailleurs, que cesse cette politique sur le fil du rasoir. 500 000 ouvriers sont encore en grève. Les négociations se poursuivent, dureront encore quelques jours. Mais chez les étudiants la tension ne diminue pas.

Mille lycéens, compagnons de Gilles Tautin à Mallarmé, font une marche silencieuse dans Paris, dès 15 heures. D'autres étudiants accrochent la police à Toulouse, place du Capitole, puis érigent des barricades rue du Poids-de-l'Huile, rue des Arts, boulevard Carnot, devant le café des Américains. Fièvre aussi à Lyon, où 1 500 manifestants exigent la libération des étudiants incarcérés au fort Montluc. Bagarres enfin à Saint-Nazaire : des jeunes encerclent la sous-préfecture, barrent revenue de la République. Néanmoins, une fois de plus, Paris monopolise la tempête.

L'UNEF a décidé un rassemblement du souvenir, à 18 heures, à la mémoire de Tautin, gare de l'Est. D'importantes forces de police tiennent ce quartier dès 17 heures. À 19 heures, pourtant, en dépit des filtrages, des arrestations préventives, 5 000 jeunes gens, drapeaux rouges et noirs déployés, partent du boulevard Magenta, passent par Pigalle, reviennent au Quartier latin par le pont du Carrousel. C'est à la place Saint-Michel que tout commence vraiment.