scientisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Terme apparu au début du xxe s.

Philosophie Générale, Morale, Philosophie des Sciences

Position philosophique qui consiste à déduire l'éthique de la science.

Le scientisme est une théorie des valeurs qui s'apparente au positivisme en ce sens qu'il pose la science comme fondement des valeurs. Mais cette réponse à la question du fondement des valeurs pose problème dans la mesure où elle érige la science en valeur première productrice de toutes les autres. H. Poincaré, à la charnière des xixe et xxe s., fut l'un des premiers à critiquer le scientisme, en rappelant que la science s'écrit à l'indicatif et non à l'impératif(1). Dans son ouvrage de 1906, intitulé la Valeur de la science, il montre que la science s'autoconçoit comme axiologiquement neutre, mais ne l'est pas. Au xxe s., de nombreux travaux (ceux de J. Habermas(2), de H. Marcuse(3) et de H. Jonas(4), par exemple) ont appuyé cette critique du scientisme par la mise au jour de l'idéologie de la science : la neutralité de la science, quand elle est posée comme valeur première, construit et sert l'idéologie de la science, à savoir l'idéologie de l'opérationnel. De manière subreptice, l'opérationnel est institué en norme de tout discours, ce qui est une nouvelle forme de scientisme.

L'émergence du scientisme, au xixe s., s'explique par le développement d'un matérialisme scientifique dont on pourrait trouver l'origine dans la position antimétaphysique et conceptualiste de d'Alembert selon laquelle le caractère opératoire d'un concept suffit à fonder sa légitimité scientifique. En même temps que la science se libère ainsi de tout fondement en Dieu, l'éthique s'est, à son tour, privée de tout ancrage théologico-cosmologique, ce qui a laissé le champ libre au scientisme et au positivisme pour inverser le rapport de la science à l'éthique : la science ou la raison n'est plus la servante de la théologie ni au service de l'éthique fondée dans la théologie, mais l'éthique est déductible de la science, car, hors de la science, point de salut, point de sens.

Aujourd'hui, le rapport de la science à l'éthique est doublement miné : d'une part, par le scientisme, qui peut toujours renaître de ses cendres, malgré toutes les critiques qui en ont été faites ; d'autre part, par le relativisme, drainé notamment par certains courants de la sociologie des sciences qui tendent à réduire un fait scientifique à un simple fait social. Il est clair que cela ne doit pas empêcher la science de rechercher l'objectivité, à condition toutefois de renoncer à toute tentation scientiste (où l'éthique est conçue comme déductible de la science), positiviste (hors de la science, point de salut) ou naturaliste (où la morale est fondée dans la nature humaine, dont la perfectibilité est définie par la science – voir la craniométrie, qui, au xixe s. toujours, s'est érigée en science de la mesure de l'intelligence, ou les dérives eugénistes de recherches en génétique). Quant au danger du relativisme, K. Popper apprend à s'en écarter par la distinction qu'il établit entre les régularités de la nature (inaltérables) et les lois normatives sur ces régularités qu'on appelle les lois scientifiques(5). C'est le discours scientifique sur les régularités de la nature, codifié en lois, qui est falsifiable ou infirmable, et non les régularités de la nature. La science peut donc toujours, dans la construction de ses lois, chercher l'objectivité. Toutefois, le problème du fondement de la morale reste entier. La fonder dans la science revient à choisir comme idéologie une idéologie de la science (qu'elle soit scientiste, positiviste ou naturaliste). Par ailleurs, si les valeurs n'ont qu'un sens relatif, non objectivable, il est impossible de construire aucune axiologie (théorie des valeurs) visant l'objectivité et l'universalité, ni même de tenir un discours rationnel sur les valeurs (c'est alors le règne du relativisme subjectif : autant de têtes, autant d'avis). À l'encontre de cette perspective, Kant montre, dans la Religion dans les limites de la simple raison, qu'une discussion rationnelle sur les valeurs est toujours possible (il est l'inventeur du terme « axiologie ») et qu'une valeur première, concevable comme fondement de la morale, doit n'être déterminable par aucun contenu particulier pour être universelle, car, si ce n'était pas le cas, on retomberait dans les travers d'une objectivation des valeurs (dénoncée par Spinoza, dès le xviie s., comme un processus illusoire qui résulte du préjugé finaliste). Pour penser le rapport de la science à l'éthique en dehors de l'alternative du scientisme et du relativisme, il reste au fond le conventionnalisme bien compris, où l'individu, et a fortiori le chercheur scientifique, est responsable des valeurs qu'il adopte. Un tel conventionnalisme réfléchi signifierait la fin du scientisme, c'est-à-dire la prise de conscience qu'il n'y a pas de fondement scientifique de l'éthique, mais qu'il y a, en revanche, des conséquences éthiques de telle ou telle attitude scientifique.

Véronique Le Ru

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Poincaré, H., la Valeur de la science, Paris, 1906.
  • 2 ↑ Habermas, J., la Technique et la science comme « idéologie », trad. J. R. Ladmiral, Gallimard, Paris, 1973.
  • 3 ↑ Marcuse, H., l'Homme unidimensionnel, trad. M. Wittig, Minuit, Paris, 1968.
  • 4 ↑ Jonas, H., le Principe de responsabilité, Flammarion, Paris, 1979.
  • 5 ↑ Popper, K., la Logique de la découverte scientifique, trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Payot, Paris, 1973.

→ conceptualisme, éthique, naturalisme, positivisme, relativisme, science, valeur