valeur

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin valor.


Concept fondamental de la pensée de Nietzsche.

Philosophie Moderne

Perspective de puissance.

Il n'y a pas de valeur sans « rapport »(1). C'est pourquoi il est absurde de vouloir estimer « la valeur générale du monde » : « Il manque quelque chose à l'aune de laquelle on pourrait le mesurer et en relation avec quoi le mot “valeur” aurait un sens.(2) » C'est également pourquoi aucune chose n'a en elle-même de valeur : les valeurs ne sont pas « dans les choses »(3) ; c'est, par exemple, l'homme qui « met les valeurs dans les choses »(4).

Cependant, la valeur ne découle pas d'un rapport déjà établi : l'évaluation est le principe même de tout rapport. La valeur n'est pas, par exemple, la conséquence d'un rapport de plaisir : celui-ci n'est qu'un « symptôme » de la valeur, et non pas sa « cause »(5). L'évaluation est également antérieure à tout « sentiment de valeur » : la conscience morale « ne fait que suivre, elle ne crée pas de valeur »(6). De même, toute action d'une chose sur une autre découle d'une évaluation : si on supprime le « perspectivisme » de l'évaluation, alors on a « un monde sans action ni réaction »(7). La connaissance elle-même est une évaluation(8).

Le rapport de valeur constitue une « hiérarchie ». Cette hiérarchie n'est pas une conséquence : elle est au principe de l'évaluation, car celui qui domine est celui-là même qui « détermine les valeurs »(9). Les « bons » ne sont pas tels au regard de ceux à qui ils font du « bien » : ce sont eux-mêmes « qui ont ressenti et posé leurs actions comme étant bonnes, c'est-à-dire de premier rang »(10). C'est pourquoi la valeur n'est pas déduite, mais créée(11). C'est pourquoi l'évaluation est un acte de puissance : « Les valeurs et leurs changements sont en rapport avec l'augmentation de puissance de celui qui pose les valeurs.(12) » Et dans l'évaluation se lisent les « conditions d'expansion » de la puissance(13). Ainsi, la connaissance est une évaluation, parce qu'en elle le monde est « interprété de telle sorte que la vie organique, au regard de cette perspective d'interprétation, se conserve »(14). Puisque la valeur se rapporte à une certaine puissance, il n'y a pas, à proprement parler, de valeur objective : toute valeur se rapporte à « une perspective déterminée »(15). L'« objectif » est aussi une valeur(16), autrement dit, il ne peut être compris qu'« au sein du subjectif »(17). Le projet nietzschéen de « transmutations des valeurs » ne consiste donc pas à substituer des prétendues valeurs véritables à des valeurs fausses, mais à créer les conditions favorables à l'expansion d'une certaine puissance(18), aux dépens d'autres, de puissances ; de décadence qui ont régné jusqu'à présent(19).

Igor Sokologorsky

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Automne 1887, 9[39], in Friedrich Nietzsche, Sümtliche Werke, Kritische Studienausgabe, 1988 : Berlin / New York, dtv / de Gruyter (abrégé plus loin en KSA), t. 12, p. 353.
  • 2 ↑ Novembre 1887-mars 1888, 11[72], Kritische Studienausgabe 13, pp. 35-36.
  • 3 ↑ Mai-juin 1885, 35[44], Kritische Studienausgabe 11, p. 530.
  • 4 ↑ Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Les discours de Zarathoustra », « Des mille et un buts », Kritische Studienausgabe 4, p. 75.
  • 5 ↑ Automne 1885-printemps 1886, 1[97], Kritische Studienausgabe 12, p. 34.
  • 6 ↑ Printemps 1888, 15[92], Kritische Studienausgabe 13, p. 461.
  • 7 ↑ Printemps 1888, 14[184], Kritische Studienausgabe 13, p. 371.
  • 8 ↑ Été 1883, 12[14], Kritische Studienausgabe 10, p. 400.
  • 9 ↑ Printemps 1884, 25[355], Kritische Studienausgabe 11, p. 106.
  • 10 ↑ Contribution à la généalogie de la morale, première dissertation, « “Bon et méchant”, “bon et mauvais” », Kritische Studienausgabe 5, p. 259.
  • 11 ↑ Ainsi parlait Zarathoustra, première partie, « Les discours de Zarathoustra », « Des mille et un buts », Kritische Studienausgabe 4, p. 75.
  • 12 ↑ Automne 1887, 9[39], Kritische Studienausgabe 12, p. 353.
  • 13 ↑ Novembre 1887-mars 1888, 11[73], Kritische Studienausgabe 13, p. 36.
  • 14 ↑ Fin 1886-printemps 1887, 7[2], Kritische Studienausgabe 12, p. 251.
  • 15 ↑ Été-automne 1884, 26[119], Kritische Studienausgabe 11, p. 181.
  • 16 ↑ Ibid., 26[450], Kritische Studienausgabe 11, p. 270.
  • 17 ↑ Automne 1887, 9[40], Kritische Studienausgabe 12, p. 353.
  • 18 ↑ Novembre 1887-mars 1888, 11[73], Kritische Studienausgabe 13, p. 20.
  • 19 ↑ Printemps 1888, 14[123], Kritische Studienausgabe 13, p. 303.

→ nietzschéisme, surhomme




théorie marxiste de la valeur

Politique

C'est dans le Capital que Marx a fourni l'exposé systématique de sa théorie de la valeur. Mais l'enjeu de cette théorie consistait à se démarquer de l'économie politique classique et est par conséquent présent dès les « Manuscrits économico-philosophiques » (Manuscrits de 1844). L'idée de base est que la valeur d'une marchandise n'est pas déterminée par le besoin (détermination subjective) ni par le jeu de l'offre et de la demande, comme le pense l'économie politique mercantiliste, mais par la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire. Cette idée prend corps en Angleterre au début du xviiie s., par la mise en relation de la true value, ou real value, avec les coûts salariaux. A. Smith affine cette détermination en intégrant au calcul du « prix naturel » des marchandises le profit moyen, c'est-à-dire le rapport au capital engagé. Marx n'ignore pas ces raffinements mais, en référence à Ricardo, tient pour décisive la définition de la valeur par le temps de travail nécessaire(1). C'est sur cette base, à partir de l'analyse de l'organisation sociale du travail qui détermine la valeur de ce dernier et par conséquent aussi la valeur des produits du travail, qu'il peut non seulement couper court aux raffinements capitalistes mais garder dans la ligne de mire de son « calcul » de la valeur ce qui lui importe : le travailleur et sa force de travail. C'est même ainsi que, dans les Grundrisse (1857), il dégage la notion de plus-value. Le livre premier du Capital systématise, sous le titre « Développement de la production capitaliste », la théorie de la valeur des marchandises en présentant successivement les deux visages de la marchandise (valeur d'usage et valeur d'échange), la traduction de la valeur d'échange en argent (équivalent général), puis en s'interrogeant sur la façon dont l'argent devient capital, c'est-à-dire en remontant à l'organisation sociale du travail qui permet de dégager une « survaleur » excédant la valeur d'échange.

Tout objet naturel ou produit peut être soit immédiatement consommé, soit échangé, et possède donc une valeur d'usage et une valeur d'échange. La valeur d'usage (Gebrauchswert) d'un objet est déterminée par son utilité, laquelle est inséparable des propriétés spécifiques de cet objet, qui est donc appréhendé sous son aspect qualitatif. La valeur d'usage peut être consommée à deux fins : soit pour satisfaire les besoins de l'homme (la reproduction de sa force de travail) – consommation individuelle, qu'il convient d'étendre à la reproduction de l'armée des travailleurs (l'entretien de la famille et des enfants du travailleur) –, soit pour renouveler les moyens de production (consommation productive). La valeur d'échange (Tauschwert) correspond à une appréhension purement quantitative de l'objet ; elle définit la proportion dans laquelle des valeurs d'usage d'espèces différentes s'échangent les unes contre les autres. En tant que telle, elle n'est que la manifestation (Erscheinungsform) de ce qui fonde cette équivalence : le travail cristallisé dans les marchandises, que Marx appelle pour cette raison « substance de la valeur » (Wertsubstanz).

Ce travail est du « travail général abstrait », c'est-à-dire « uniforme, indifférencié, simple »(2), équivalant à « n'importe quel autre travail humain, quelle que soit sa forme naturelle »(3). Néanmoins, cette « substance » est en fait historiquement déterminée, car le temps de travail qui permet de mesurer la valeur (Wertgröße) change selon l'époque et le lieu ; il s'agit du temps de travail socialement nécessaire. La valeur d'échange d'une marchandise est déterminée non par la quantité de travail effectivement dépensée pour sa production par tel ou tel travailleur individuel, mais par la quantité de travail socialement nécessaire, c'est-à-dire par la quantité de travail nécessaire dans les conditions moyennes de productivité du travail existant à une époque et dans un pays déterminés, donc par les techniques de production (forces productives) existantes et par leur mise en œuvre dans un contexte de concurrence capitaliste.

La « loi de la valeur » (Wertgesetz) apparaît du même coup comme la clef du fonctionnement et de la reproduction du système économique. Marx affirme que les crises du système capitaliste naissent nécessairement du processus de valorisation du capital. Il entend le démontrer au moyen de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Plus une économie se développe et plus le machinisme se perfectionne, plus la part du capital constant s'accroît. Or, la plus-value n'est produite que par le capital variable ; il y a donc une tendance à la chute du taux de profit. Les discussions, au sein même du marxisme, ont renforcé l'importance de la productivité pour la création de valeur et relativisé l'inéluctabilité de cette loi(4).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Misère de la philosophie (1847).
  • 2 ↑ Marx, K., Contribution à la critique de l'économie politique (Préface, 1859), Paris, Éd. Sociales, 1972, p. 9.
  • 3 ↑ Marx, K., le Capital, livre I, Paris, Messidor, Éd. Sociales, 1983, p. 72.
  • 4 ↑ Sweezy, P. M., The Theory of Capitalist Development, Londres, 1946 ; Gillmann, J. M., The Falling Rate of Profit. Marx's Law and its Significance to 20th Century Capitalism, Londres, 1957 ; Robinson, J., An Essay on Marxian Economics, Londres, 1957.

→ forces productives, plus-value




polythéisme des valeurs

Sociologie

Formule imagée synonyme de relativisme axiologique, c'est-à-dire de la thèse selon laquelle il n'est pas de solution rationnelle aux conflits portant sur les valeurs.

Dans la fameuse conférence de 1919 sur « Le métier et la vocation de savant », Weber mentionne une remarque de J.S. Mill selon laquelle, sur la base de l'expérience pure, l'on ne peut aboutir qu'au polythéisme(1). Par cette formule, Weber signifie l'impossibilité de trancher les conflits relatifs aux valeurs par les moyens des savoirs empiriques, position qu'il a très tôt défendue contre certains de ses contemporains, notamment parmi les tenants de l'économie historique (G. Schmoller, entre autres) qui revendiquaient une compétence normative pour les sciences historiques. Le scepticisme wébérien s'étend cependant au-delà des savoirs empiriques : il nie en principe la possibilité de fonder rationnellement les valeurs. Après lui, les expressions telles que le « polythéisme des valeurs » ou encore le « combat des dieux » ont été fréquemment utilisées pour résumer le relativisme axiologique radical qui va de pair avec une limitation de la raison à des fonctions analytiques(2).

Catherine Colliot-Thelene

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Weber, M., « Le métier de savant et la vocation de politique », in le Savant et le politique, Plon, Paris, 1959, p. 83. Cf. aussi Weber, M., « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 427.
  • 2 ↑ Mesure, S., et Renaut, A., la Guerre des dieux, Grasset, Paris, 1996.



rapport aux valeurs


En allemand, Wertbeziehung.

Épistémologie, Sociologie

Notion servant à Max Weber de terme médian entre son épistémologie et sa philosophie de la culture.

M. Weber a emprunté au néokantien H. Rickert la notion de rapport aux valeurs, en même temps que celle de sciences de la culture(1), c'est-à-dire un type de sciences dans lequel il range l'histoire, l'économie politique et la sociologie. Les notions de culture et de valeur sont étroitement liées. « Le concept de culture, écrit Weber, est un concept de valeur, [Wertbegriff] »(2) : par quoi il entend que ce que nous nommons « culture » n'est pas donné tout constitué dans le réel, mais que ce sont les hommes d'une époque qui sélectionnent dans l'infini des événements dont se compose la vie des sociétés ce qui mérite d'être considéré comme relevant de la culture. Une assignation d'intérêt qui traduit les préoccupations et les valeurs d'une époque est au principe de toute délimitation de l'objet d'étude dans les sciences humaines, et c'est cette assignation d'intérêt originelle que Weber nomme « rapport aux valeurs ». Le contenu de cet intérêt peut varier selon les époques ou selon les sociétés, tandis que les exigences de la preuve, qu'elle soit d'ordre empirique ou logico-discursive, sont au contraire indépendantes des caractéristiques variables des diverses sociétés, et demeurent, par conséquent, en droit, les mêmes en tout lieu et à toute époque. C'est la distinction très nette entre les présupposés de la définition de l'objet, d'un côté, et les règles de l'argumentation scientifique, de l'autre, qui permet à Weber d'affirmer le rôle constitutif du rapport aux valeurs dans la construction de l'objet des sciences de la culture et d'exiger en même temps des historiens, sociologues ou économistes, qu'ils ne fassent pas intervenir leurs propres jugements de valeur dans le cours de leurs démonstrations (principe de la « neutralité axiologique »(3)).

Catherine Colliot-Thélène

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Rickert, H., Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung, « Les limites de la formation des concepts dans les sciences de la nature », 5e édition, 1929.
  • 2 ↑ Weber, M., Essais sur la théorie de la science, Plon, Paris, 1965, p. 159.
  • 3 ↑ Weber, M., « Essai sur le sens de la “neutralité axiologique” dans les sciences sociologiques et économiques », in Essais sur la théorie de la science, pp. 399-477.



valeur esthétique

Esthétique

→  « Peut-on rendre compte rationnellement de la valeur esthétique ? »