rationalité

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin rationalis, « rationnel ».

Morale, Politique

Au sens le plus général du terme, qualification des attitudes, actions, jugements ou arguments que l'on peut justifier en montrant qu'ils sont appropriés. On peut dire alors que l'on met en évidence de « bonnes raisons », qui doivent être convaincantes pour tout être capable de réflexion. Le cas de la rationalité dans l'action et dans les choix pose des problèmes spécifiques, dans la mesure où l'on recherche un caractère approprié qui tienne à la pratique elle-même, ne relevant pas exclusivement d'une norme du vrai ; la rationalité pratique est souvent définie à partir de conditions de cohérence.

La notion de rationalité est centrale dans les sciences de la décision, ainsi que dans les branches de l'économie, des sciences sociales et de la philosophie morale et politique qui en dépendent. Cette notion est essentiellement saisie de deux manières. D'abord à travers l'idée toute formelle d'une cohérence des choix ou des préférences envisagées comme dispositions à agir, ce qui se traduit mathématiquement par des principes de transitivité (si a est préféré à b et b à c, alors a est préféré à c) ou d'absence de cycle (inexistence d'une série de termes dont le dernier soit préféré au premier alors que chacun, à partir du premier, est préféré au suivant). C'est en particulier l'approche qui a prévalu dans la théorie des choix collectifs (devenue le support principal de l'analyse politique du vote) et dans la théorie de l'utilité ordinale (sous-jacente à la théorie économique moderne). En second lieu, le choix rationnel est saisi à travers la construction graduelle de modèles reposant sur des hypothèses jugées convaincantes à propos de la décision humaine, généralement dans un contexte de risque ou d'incertitude(1).

Ces approches du choix rationnel sont en débat, notamment parce que la démarche de modélisation, tout en restant formelle, prétend avoir une relation privilégiée avec la compréhension (conforme aux exigences de l'individualisme méthodologique) des actions motivées par de bonnes raisons. Ainsi, dans la seconde moitié du xxe s., la notion d'espérance d'utilité a été au cœur d'un débat aux répercussions épistémologiques profondes dans les sciences humaines, concernant la représentation adéquate de la rationalité individuelle et de l'action dans un contexte de risque ou d'incertitude. Ce débat illustre de manière exemplaire les difficultés qu'enveloppe le concept de rationalité dans la décision et l'action.

Dans le prolongement de sa critique expérimentale de la théorie de la décision classique, Allais a proposé une prise en compte systématique de moments d'ordre supérieur (au-delà de la simple moyenne) pour la description du comportement humain face au risque(2). Bien plus, d'un point de vue normatif, les critiques de l'utilité espérée considèrent souvent, à la suite d'Allais, qu'elle ne peut donner la clef des bonnes raisons du choix en situation de risque. Pour autant, on ne saurait oublier les mérites de l'espérance mathématique d'utilité au regard de la définition normative du choix rationnel dans une situation de risque ou d'incertitude(3).

Malgré le rôle de « référence » que l'on reconnaît toujours au modèle de l'espérance mathématique d'utilité, on ne s'est donc pas contenté de sauver la théorie en recherchant dans tous les cas des réinterprétations adéquates. Face aux démentis empiriques, de nouvelles théories ont émergé, qui se présentent comme des solutions aux problèmes rencontrés par la théorie classique de l'espérance mathématique(4). La formule de l'espérance est parfois retrouvée à titre d'approximation locale(5). L'interprétation de ces théories complexes est souvent très éloignée des termes du raisonnement commun, alors que la théorie de l'espérance mathématique d'utilité ne fait que transcrire et résumer des intuitions courantes.

La prééminence et le rôle de « référence » que jouent certains modèles classiques de la théorie de la décision posent donc un problème épistémologique. Comme l'a souligné Savage dans un parallèle avec le principe de conservation de l'énergie en physique, il est parfois difficile de renoncer, devant quelques difficultés d'application, à des énoncés qui ont le mérite de synthétiser ce que l'on sait au sujet d'un certain nombre de cas importants, en sorte qu'une redéfinition des notions impliquées peut paraître plus appropriée que l'abandon pur et simple de la formule initiale(6).

Ainsi, il peut sembler souhaitable de réconcilier les comportements observés avec la théorie classique de l'utilité (qu'ils paraissent quelquefois contredire) en proposant de nouvelles hypothèses (aussi « objectives » que possible) concernant les objectifs individuels et les coûts supportés. Il pourrait s'agir aussi, en l'occurrence, de proposer une interprétation fine de ce qui peut valoir comme un comportement délibéré ou un choix informé. Une telle stratégie est à l'œuvre dans la présentation qu'offre Savage des problèmes de choix du type de celui d'Allais : en délibérant mieux, on parvient à des choix qui se conforment à la théorie classique de l'utilité (dont on s'était éloigné dans un premier temps), et ce processus est assimilable, avec les réserves d'usage s'agissant de la notion toute subjective de préférence, à la correction d'une erreur(7). Si l'effort d'interprétation s'avérait concluant, il se pourrait qu'il échappe au soupçon qui atteint ordinairement, et à juste titre, les tentatives pour sauver la vérité des énoncés généraux en proposant des redéfinitions théoriques qui les rendent en fait tautologiques.

Toutefois, en économie particulièrement (cette discipline étant bien représentée dans ce domaine), à cause de l'emprise persistante d'une méthodologie behavioriste évidemment hostile à l'introspection, et aussi en raison de l'influence de la théorie poppérienne de la falsification des énoncés scientifiques, l'objectif habituel est de parvenir à des énoncés vraiment généraux et réfutables, valables en principe pour des choix de toute espèce, immédiatement identifiables à des comportements observables, en prenant en compte des objectifs individuels et des coûts individuels qu'il est simple d'établir empiriquement.

Dans le domaine moral et politique, les raisonnements fondés sur la théorie des choix rationnels permettent souvent d'exprimer sous une forme précise (et donc plus aisément discutable) des intuitions communes ou les aperçus d'analyses antérieures. Par exemple, J. Harsanyi a élucidé dans les années 1950 les conditions sous lesquelles on peut dire que des agents rationnels s'engageraient dans un contrat de type utilitariste, ce qui a conduit à évoquer un « utilitarisme axiomatique » capable de formuler de manière précise les propositions de l'utilitarisme(8).

Emmanuel Picavet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Picavet, E., Choix rationnel et vie publique, PUF, Paris, 1996.
  • 2 ↑ Allais, M., « The So-called Allais Paradox and Rational Decisions under Uncertainty », in Allais, M., et Hagen, O. (dir.), Expected Utility Hypotheses and the Allais Paradox, Dordrecht, Reidel, 1979.
    Harsanyi, J. C., « Nonlinear Social Welfare Functions : Do Welfare Economists Have a Special Exemption from Bayesian Rationality ? », Theory and Decision, 6, 1975, pp. 311-332, repris in J. C. Harsanyi, Essays on Ethics, Social Behavior and Scientific Explanation, Dordrecht, D. Reidel, 1976.
  • 3 ↑ Marschak, J., « Why “Should” Statisticians and Businessmen Maximize Moral Expectation ? », in Proceedings of the Second Berkeley Symposium on Mathematical Statistics and Probability, University of California Press, Californie, 1951.
  • 4 ↑ Munier, B., « Calcul économique et révision de la théorie de la décision en avenir risqué », Revue d'économie politique, 99, 1989, pp. 276-306.
  • 5 ↑ Machina, M., « Expected Utility Analysis without the Independence Axiom », in Econometrica, 50, 1982, pp. 277-323 ; et « Generalized Expected Utility Analysis and the Nature of Observed Violations of the Independence Axiom », in Stigum, B. P., et Wenstop, F. (dir.), Foundations of Utility and Risk Theory with Application, Dordrecht, Reidel, 1983.
  • 6 ↑ Savage, L. J., The Foundations of Statistics, 2e éd., Dover, New York, 1972, sec. 5.6.
  • 7 ↑ Savage, L. J., op. cit.
  • 8 ↑ Harsanyi, J.C., « Cardinal Utility in Welfare Economics and in the Theory of Risk-taking » Journal of Political Economy, 1953, pp. 434-435 ; et « Cardinal Welfare, Individualistic Ethics and Interpersonal Comparisons of Utility » Journal of Political Economy, 1955, pp. 309-321.

→ action, Allais (paradoxe d'), argumentation, Arrow (théorème d'), bayésianisme, choix social (théorie du), cohérence, connaissance, décision (théorie de la), dilemme du prisonnier, jugement, logique, pensée, préférence, rationnel, utilité

→  « Les sciences cognitives »




Est-il rationnel d'être rationnel ?

Si l'une des marques de l'époque moderne a été le désenchantement vis-à-vis des valeurs et, en particulier, des valeurs de la raison, l'une des marques de ce qu'on appelle la postmodernité est une attaque frontale contre ces valeurs elles-mêmes : ce n'est pas, suggère, par exemple, Deleuze à la suite de Nietzsche, le sommeil de la raison qui engendre des monstres, mais la rationalité vigilante et insomniaque. Ou encore on parle d'une tyrannie du logos, biaisé par les intérêts d'un groupe ou la domination d'un sexe ou d'une race sur une autre. Mais au nom de quoi peut-on porter ces jugements ? Du point de vue d'une rationalité « différente » ? Ou d'un point de vue « extérieur » à la rationalité ? Mais, en ce cas, en quoi ceux-ci consistent-ils ? Par quels critères pouvons-nous les reconnaître et les déclarer en quelque sens meilleurs que ceux de la rationalité ?

Une partie des doutes que suscite la notion de rationalité vient de la difficulté qu'il y a à définir cette notion plurivoque. Plutôt que d'une définition, il vaut mieux parler d'un ensemble de critères. Partons des plus généraux, pour essayer d'aller ensuite vers ceux qui pourraient être plus précis. On peut attribuer la rationalité à des comportements, à des croyances, à des arguments, à des politiques, à des institutions et, en général, à tous les exercices de l'esprit humain qu'on est susceptible de comprendre ou d'interpréter comme conformes à certaines normes, dans le domaine de la connaissance ou dans celui de l'action. Mais quelles sont ces normes ? On peut les répartir en deux groupes : il s'agit, d'une part, de ce qu'on peut appeler la « rationalité comme compétence », ou capacité à exercer sa raison et, d'autre part, de ce qu'on peut appeler la « rationalité quant aux buts » ou « aux fins ». La rationalité quant aux buts se divise à son tour, selon la célèbre de distinction de M. Weber, en deux catégories : la « rationalité instrumentale » (Zweckrationalität), ou adaptation des moyens au fins, et la « rationalité des valeurs », ou rationalité axiologique (Wertrationalität). Selon la première, un agent est rationnel s'il fait ce qui lui est utile et poursuit ses intérêts de manière appropriée. Selon la seconde, un agent est rationnel s'il obéit ou répond à certaines valeurs qu'il reconnaît. Les choses seraient simples si ces formes de rationalité pouvaient se compléter et se hiérarchiser : si la capacité d'exercer sa raison pouvait être au service de ce qui est utile à l'être humain et si ce but pouvait lui-même être au service d'une valeur ou d'un bien supérieur. Mais les choses ne sont précisément pas aussi simples.

La rationalité comme compétence

La rationalité comme compétence est, en général, associée à la capacité à raisonner, et celle-ci à la capacité à user du langage. Mais, même si on laisse de côté la question de savoir si l'on peut attribuer ces capacités à d'autres êtres que les humains, comme les animaux et les ordinateurs, il n'est pas clair qu'on puisse tester l'exercice de la rationalité chez les humains de manière objective ou expérimentale. Les psychologues contemporains ont construit toute une batterie d'expériences destinées à tester les capacités de sujets normaux à effectuer des raisonnements déductifs élémentaires (par exemple, du type « si p alors q, or non q donc non p ») ou à estimer la probabilité de certains événements. Les résultats massifs de ces expériences ont été que les sujets commettent systématiquement des paralogismes et des erreurs de raisonnement élémentaires. S'ensuit-il que les adultes humains sont « irrationnels » ? Non, car l'évaluation de la rationalité dans ces tests dépend des normes logiques ou mathématiques employées, et il n'est pas évident que les sujets n'emploient pas d'autres types de normes, ou que leurs raisonnements ne soient pas gênés par des informations extérieures. Par exemple, les performances des sujets sur les évaluations de probabilités s'améliorent si celles-ci portent sur la fréquence de certains événements plutôt que sur des événements isolés. Une compétence générale à raisonner bien n'est pas incompatible avec des erreurs de performance. En ce sens, la rationalité comme compétence ne peut pas réellement être testée empiriquement : elle est une précondition de la possibilité de faire des erreurs, et ne peut être infirmée par elle.'

La rationalité instrumentale

Des remarques semblables peuvent s'appliquer à la rationalité instrumentale. La théorie du comportement économique la présuppose, et part du principe que les agents « maximisent leur utilité espérée », c'est-à-dire se comportent suivant des manières qui leur paraissent les plus à même de satisfaire leurs intérêts, en fonction de ce qu'ils jugent être le plus probable. Mais, même si on laisse de côté le comportement des marchés financiers auxquels cette forme de rationalité est supposée s'appliquer le mieux, la psychologie individuelle et sociale montre que quantité de comportements semblent violer les règles usuelles de la rationalité instrumentale. Ainsi, une règle économique familière veut qu'un agent qui découvre que les conséquences de son choix ne sont pas optimales et qui peut modifier ce choix devrait le modifier. Mais combien d'entre nous, après avoir payé un billet de cinéma pour voir un film qui se révèle un navet, ou après s'être assis dans un restaurant qui se révèle une gargote, quittent la salle de cinéma ou de restaurant ? Un couple âgé, dont les enfants ont quitté une maison devenue trop grande, aurait tout intérêt à aller habiter un logement plus petit. Mais ils préfèrent rester là. Ces comportements sont-ils nécessairement irrationnels ? Une vaste littérature existe aujourd'hui, destinée à tester les principes de la théorie de la décision et du choix rationnel. Mais elle ne semble pas parvenue à une réponse univoque sur le problème de savoir si les comportements s'accordent avec les normes de rationalité proposées, pas plus qu'à une réponse à la question de savoir s'il n'y a qu'un seul système de normes possible. Si Weber prenait soin de distinguer la rationalité instrumentale de celles des valeurs, c'est bien parce qu'il reconnaissait qu'il peut exister des conflits entre ces critères de rationalité, et entre les valeurs elles-mêmes, et même que ces conflits sont la règle plutôt que l'exception. Weber parlait lui-même d'une « guerre des dieux » au sens d'un affrontement généralisé entre les normes et les idéaux. Il est facile de voir en quoi le relativisme contemporain au sujet des valeurs peut se nourrir de ce scepticisme quant à la rationalité : s'il n'existe pas de critères non relatifs d'un comportement ou d'une croyance rationnelle, en quoi la raison peut-elle s'autoriser de son unicité et de son exhaustivité dans l'évaluation des comportements et des croyances ?

Des normes minimales

Les remarques qui précèdent ne conduisent pas nécessairement à cette forme de pessimisme. Le fait qu'il n'existe pas de possibilité expérimentale et objective de tester un comportement ou des croyances comme rationnelles ne signifie pas qu'il n'existe pas des normes permettant d'évaluer ces comportements, ni que ces normes entrent nécessairement en conflit. Au contraire, la possibilité même de comprendre ou d'interpréter le comportement de quelqu'un présuppose qu'on lui attribue la conformité à des normes minimales, au nombre desquelles on peut compter le fait de ne pas avoir des croyances contradictoires (reconnues comme telles), de partager avec lui un ensemble de croyances vraies, et la capacité à mettre les moyens à sa portée au service de ses désirs. Si l'on ne peut présumer, au moins à titre de postulat ou de présupposé interprétatif, ce type d'accord sur des normes minimales de rationalité, un agent ne peut même pas être jugé irrationnel. En particulier, s'il n'est pas possible, au sein des actions et des états mentaux d'un agent, de discerner une trame cohérente quelconque, il n'est pas possible de comprendre cet agent. Sans un accord minimal, il ne peut pas y avoir de désaccord, et on ne peut même pas juger de la portée du désaccord. Des philosophes analytiques comme Davidson aussi bien que des philosophes de l'herméneutique comme Gadamer insistent, à juste titre, sur cette condition. Celle-ci signifie que, bien qu'il ne soit jamais possible d'attribuer la rationalité à un sujet au titre de propriété réelle (au même titre qu'on peut lui attribuer, par exemple, les symptômes d'une maladie), l'activité d'interprétation elle-même repose sur une présomption générale de rationalité. Dans ces conditions, l'idée d'une déviation radicale par rapport à ces normes minimales de rationalité ou d'un point de vue à partir duquel elles pourraient être caduques est simplement inconcevable. Aristote disait quelque chose de ce genre au livre Γ de la Métaphysique, quand il se demandait comment il est possible de rejeter le principe de contradiction. La question, en ce sens, n'est pas de savoir si l'on peut avoir mieux ou autre chose que la rationalité. Il n'est tout simplement pas possible d'envisager qu'on puisse s'en passer.

La question du fondement

Doit-on attendre davantage d'une conception de la rationalité que ces normes minimales ? Et peut-on répondre de manière moins modeste ou plus substantielle à la question de savoir ce qui pourrait les fonder ? Car c'est bien à la question de savoir ce qui pourrait, en dernière instance, justifier ou fonder de manière ultime la rationalité que s'adressent implicitement les philosophes qui en contestent l'emprise ou qui en promeuvent l'idéal. À cet égard, le philosophe moderne qui a le plus radicalement contesté les pouvoirs de la raison n'est pas tant Nietzsche que Hume. Dans le domaine théorique, Hume soutient qu'aucune de nos croyances portant sur l'expérience ne peut être justifiée, parce que tout principe qui pourrait les justifier devrait lui-même faire appel à l'expérience. Il en conclut que nos croyances ne peuvent être fondées en raison. Ce qui revient à dire – pour reprendre une formule de Russell – que « l'aliéné qui croit qu'il est un œuf poché ne diffère de nous qu'en ceci qu'il appartient à une minorité ». Dans le domaine pratique, Hume soutient que « la raison est l'esclave des passions » et qu'elle ne peut que se mettre au service de nos désirs et de nos tendances affectives, sans jamais les diriger ni fonder des distinctions morales. Alors, selon Hume, nous pouvons être rationnels au sens où nous pouvons calculer les moyens à mettre en œuvre pour servir nos désirs, mais il n'existe pas de principes rationnels qui justifient cette rationalité limitée. La raison n'est qu'« un merveilleux instinct de nos natures ».

Quand on demande si la raison peut-être fondée ou s'il peut y avoir une rationalité de la raison elle-même, il n'y a que deux réponses possibles : le fondement de la raison est distinct ou extérieur à celle-ci, sous la forme de quelque principe indépendant (le Vrai, le Bon) ; ou bien ce fondement est intérieur ou identique à la raison elle-même, ce qui signifie qu'elle doit être elle-même son propre fondement. En retour, il n'y a, me semble-t-il, que deux façons de répondre au défi humien, si l'on renonce à fonder les normes de rationalité dans quelque principe ultime ou valeur ultime autonome, à la manière des conceptions téléologiques qui font de la raison le bien suprême des humains. L'une consiste à accepter le naturalisme radical qu'elle suppose, et à chercher dans la nature elle-même les principes de l'harmonie entre notre connaissance et ses objets, et entre nos valeurs et nos instincts. C'est la solution que Kant avait préfigurée quand il parlait d'une « préformation de la raison pure » dans laquelle l'usage de notre raison s'accorde avec les lois de la nature, et c'est celle que développent les évolutionnistes néodarwiniens contemporains. La sélection naturelle a retenu chez les humains un système de mécanismes cognitifs qui permettent à cette espèce de s'adapter et de survivre. La raison est un trait de nos natures, qui nous permet de reconnaître comme évidents un certain nombre de principes (ceux, par exemple, de la logique). La raison est fiable, elle s'accorde avec la réalité parce que la réalité elle-même (sous la forme des lois de la sélection naturelle) façonne la raison, en sélectionnant ce qui nous apparaît comme évident dans le domaine cognitif, ou ce qui nous apparaît comme « approprié » dans le domaine des affects et des sentiments, façonnant ainsi notre sens moral. Cette thèse ne peut, bien sûr, expliquer que la corrélation passée entre nos mécanismes de formation de croyances ou de sentiments, mais elle ne garantit aucunement que les faits futurs seront adaptés à ce que nous appelons aujourd'hui nos « raisons » de croire ou d'agir. Elle ne nous fournit donc pas une justification de la raison qui soit extérieure à la raison. Mais, puisque la raison est elle-même, selon le naturalisme, un fait, elle ne peut pas avoir de fondement en elle-même autrement que factuel. Ce qui revient à dire qu'elle n'est pas fondée du tout, même si la conception darwinienne permet de comprendre son origine ou ses causes.

Le choix de la raison

La seconde solution, si l'on écarte le naturalisme radical, consiste à fonder la raison en elle-même, dans son propre pouvoir rationnel, sans chercher un principe extérieur, soit naturel, soit téléologique. Ce qui délimite alors le domaine du rationnel, c'est le choix de la raison elle-même. Mais alors, et à nouveau, de deux choses l'une. Ou bien ce choix de la raison est lui-même un choix irrationnel, il est le choix d'une valeur plutôt qu'une autre, sans qu'il y ait d'autre justification à ce choix que lui-même. C'est une ligne de pensée contenue potentiellement dans l'idée wébérienne d'une guerre des dieux, et à laquelle peut conduire le divorce radical qu'elle introduit entre les faits et les valeurs. Si toute valeur, y compris celle de rationalité, est l'objet d'un choix ou d'une décision, il n'y a rien qui puisse fonder ce choix, et rien qui puisse constituer une autre branche d'une alternative, sinon le choix d'une autre valeur. C'est une position illustrée par des penseurs comme C. Schmidt, que l'on a appelée décisionnisme. Elle confine à l'irrationalisme : les choix ultimes de valeurs, y compris ceux de la raison, ne sont pas discutables. Ou bien, et c'est la seconde possibilité, le choix de la raison est fondé sur la raison, mais il est conforme à elle. Il repose, en termes kantiens, sur son autonomie, c'est-à-dire sur sa capacité de légiférer sur elle-même. Il y a bien, selon la conception kantienne, un « fait de la raison », mais il n'est pas fondé sur autre chose que lui-même. Sa justification repose sur la possibilité de donner aux principes qu'il suit une forme de cohérence et d'universalité qui sont sa seule garantie.

Il y a une affinité importante entre la conception kantienne et la conception minimaliste des normes de rationalité suggérée ci-dessus : c'est que toutes deux placent les conditions de la rationalité, et sa justification, dans la capacité à communiquer et dans l'intersubjectivité. Sont-elles cependant incompatibles avec le naturalisme humien ou darwinien ? Oui, s'il s'agit de répondre à la question de la fondation « ultime » des normes de la raison. Non, si l'on songe au fait que ces normes ne tombent pas du ciel. Ce n'est pas un miracle si les critères de rationalité par lesquels nous jugeons, par exemple, de la conduite d'un agent sont approximativement ceux de la logique ou de la théorie de la décision. S'ils sont conformes à notre psychologie, c'est peut-être parce que la constitution de notre esprit nous rend incapables d'en concevoir d'autres. En ce sens, comprendre comment nos normes de rationalité peuvent à la fois avoir des origines naturelles et se détacher de ces origines pour devenir idéales et autonomes est peut-être le meilleur moyen de comprendre comment il peut être rationnel de devenir rationnel.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • Nozick, R., The Nature of Rationality, Princeton University Press, New Jersey, 1993.
  • Renaut, A. et Mesure, S., la Guerre des dieux, Grasset, Paris, 1996.