dilemme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec dilemma : des, « deux fois », et lemma, « principe ».

Logique

Raisonnement dont la première prémisse impose une alternative et dont les autres établissent que chaque branche de l'alternative conduit à la même conclusion (positive ou négative). Une de ses formes les plus simples est : A ou B, or si A, alors C et si B alors C, donc C.

L'usage courant du terme retient généralement le cas où l'alternative conduit à une conséquence inacceptable. L'exemple typique en est le fameux dilemme du mariage :
Si vous vous mariez, vous épouserez une femme belle ou laide,
Si elle est belle, vous serez en proie à la jalousie,
Si elle est laide, vous ne la supporterez pas,
donc, il ne faut pas vous marier.

Ou cet autre, par lequel Machiavel dissuade de recourir à des capitaines mercenaires :
Les capitaines mercenaires sont excellents ou ne le sont pas,
S'ils le sont, tu ne peux te fier à eux,
S'ils ne le sont pas, ils te mèneront, par le fait même, à ta perte.

La faiblesse de certains dilemmes tient au caractère plus ou moins pertinent de l'alternative imposée initialement 2. On peut tenter d'y remédier en admettant des disjonctions à trois, quatre termes. Reste toutefois alors à accepter les prémisses qui disqualifient chaque terme disjoint.

Denis Vernant

Notes bibliographiques

  • Machiavel, N., le Prince, GF, Paris, trad. Y. Lévy, 1980, p. 118.
  • Arnaud, A., et Nicole, P., la Logique ou l'art de penser, III, 16, p. 230, Vrin, Paris, 1981.

→ antinomie, argumentation




dilemme moral

Éthique, Logique

Raisonnement qui se présente sous la forme logique : p ou q, si p alors q, et si r alors q, donc q. Le dilemme a une dimension éthique et tragique, parce qu'il somme notre liberté de choisir entre deux solutions contradictoires, mais dont l'issue est de toute façon fatale, ce dont les stances du Cid donnent l'exemple, puisque Rodrigue perd Chimène quoi qu'il fasse. L'importance du sujet tient à ce que l'ensemble des traditions de philosophie morale, de saint Thomas d'Aquin à Kant(1), estiment que les conflits de devoirs sont impossibles, car les devoirs ne seraient alors pas universalisables, et qu'il s'agit de dilemmes apparents qui n'ont pas été bien résolus (J. S. Mill(2)).

La controverse anglo-saxonne pour ou contre l'existence de dilemmes moraux a été introduite par des auteurs comme E. J. Lemmon(3) ou B. Williams(4). Ce dernier propose une distinction qui a joué un rôle important. D'un côté, nous avons les conflits solubles, parce qu'une des obligations est quand même plus forte que l'autre ; c'est, par exemple, la logique de la résultante entre plusieurs « obligations non qualifiées », selon W. D. Ross. De l'autre, les dilemmes véritablement insolubles, où les deux obligations sont aussi impérieuses l'une que l'autre et impossibles à réaliser conjointement, comme de savoir qui sauver entre deux embryons jumeaux, si les deux ne peuvent être sauvés ensemble. Dans une telle situation, quoi qu'il fasse, l'acteur manquera à l'une de ses obligations. Certains estiment, alors, que l'autre obligation disparaît ; ce n'est pas l'avis de B. Williams, qui pense qu'elle demeure, sous la forme du regret, sinon du remords (lesquels montrent que le conflit est dans le sujet, et non dans l'objet d'une croyance morale, comme le supposerait un réalisme moral).

Ceux qui s'opposent à l'existence de dilemmes moraux s'appuient sur l'existence de principes implicites à toute argumentation morale, comme le « tu dois donc tu peux » de Kant (on ne peut pas obliger quelqu'un à l'impossible), ou comme le principe d'agglomération (si je dois p et si je dois q, alors je dois p et q), pour montrer que des dilemmes insolubles ruineraient ces principes. Et que l'on a affaire à des contradictions pratiques dues à l'impossibilité de répondre simultanément aux deux obligations, mais non à des contradictions logiques. On peut répondre, avec T. Nagel(5), qu'il existe une « fragmentation des valeurs », c'est-à-dire une incommensurabilité des obligations : elles ne sont ni plus fortes ni moins fortes, mais incomparables (plus de justice d'un côté, par exemple, et plus de bonheur de l'autre).

Du côté continental, Hegel déjà avait contesté l'impossibilité d'un conflit des devoirs, et toute sa dialectique du tragique est, au contraire, destinée à montrer que les dilemmes moraux sont essentiels à la vie de l'éthique. La controverse entre Constant et Kant sur le droit de mentir tourne également autour de ce thème. À vrai dire, dans son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Kant avait aussi introduit l'idée d'incommensurabilité morale, et le néokantisme (C. Renouvier) fait souvent appel à la notion de dilemme. Par ailleurs, Kierkegaard(6) et toute la tradition de style existentialiste insistent sur cette situation tragique d'un conflit éthique intérieur au sujet, placé « devant » des choix, dans un conflit des responsabilités, comme on le voit chez Sartre(7). Ce que Ricœur appelle la « sagesse pratique »(8) est issu de ce tragique de conflit ou de « différend », où les personnages de l'alternative (Créon et Antigone) ont autant raison l'un que l'autre, mais ne peuvent sortir de l'étroitesse mortelle de leur angle d'engagement ; tout ce qu'ils peuvent, c'est reconnaître cette étroitesse, et la possibilité de l'autre point de vue. Les exemples qu'il donne, de l'embryon humain ou de la vérité due aux malades, comme du conflit proprement politique entre des grandeurs incommensurables (liberté, solidarité, égalité, sécurité...), rejoignent l'emploi maintenant usuel de l'expression de dilemme pour parler de l'avortement, de la condition féminine parfois déchirée entre vie professionnelle et vie familiale, des choix énergétiques ou de santé publique dans un contexte de ressources limitées, de l'humanitaire, etc.

Olivier Abel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Métaphysique des mœurs, II (1797).
  • 2 ↑ Mill, J. S., Utilitarisme, II, 25 (1861).
  • 3 ↑ Lemmon, E. J., « Moral dilemmas » (1962), in C. W. Gowans, 1987.
  • 4 ↑ Williams, B., « Ethical consistency » (1965), in J. Lelaidier, la Fortune morale, 1994.
  • 5 ↑ Nagel, T., Questions mortelles (1979), PUF, Paris, 1985.
  • 6 ↑ Kierkegaard, S., l'Alternative (1843).
  • 7 ↑ Sartre, J.-P., L'existentialisme est un humanisme (1946).
  • 8 ↑ Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.



dilemme du prisonnier

Morale, Politique

Situation stratégique symétrique, d'abord formulée pour deux individus, dans laquelle chacun a intérêt, quelle que soit la conduite d'autrui, à s'abstenir d'une conduite qui conduit pourtant à un résultat meilleur pour chacun lorsqu'elle est adoptée par chacun.

Préfiguré dans les Liaisons dangereuses de Laclos, le dilemme du prisonnier a été découvert, sous sa forme actuelle, par Flood et Dresher au cours d'expériences réalisées dans les années 1950 pour tester la solution de Nash dans les jeux non coopératifs(1). Il a reçu son nom de A. W. Tucker, et l'exposé classique fut celui de Luce et Raiffa en 1957(2).

Le problème est le suivant. Un district attorney, convaincu que deux prisonniers ont commis ensemble un forfait important, veut les conduire aux aveux en rendant impossible toute communication entre eux et en faisant à chacun d'entre eux la même proposition : si vous avouez, et si l'autre n'avoue pas, je saurai convaincre le jury de votre mérite, et vous ne serez convaincu qu'à un an de prison (tandis que votre complice sera condamné à dix ans de prison) ; si vous n'avouez pas et si votre complice avoue, vous passerez dix ans en prison et votre complice un an ; si aucun de vous deux n'avoue, vous serez condamnés pour une autre affaire qui vous concerne, moins importante, et vous serez tous deux condamnés à deux ans de prison ; enfin, si vous passez aux aveux l'un et l'autre à propos du forfait important, vous passerez tous deux cinq ans en prison.

On vérifie que la meilleure stratégie, pour chacun des prisonniers, est une stratégie dominante : c'est la stratégie qui donne les meilleurs résultats sous n'importe quelle hypothèse concernant la conduite de l'autre. Elle consiste pour chacun à avouer le forfait majeur. Apparemment optimale pour chacun, cette stratégie conduit collectivement à une issue désastreuse : cinq ans de prison pour chacun. Paradoxalement, la stratégie « coopérative », consistant à ne pas avouer, est à première vue moins rationnelle pour chacun, mais elle conduit collectivement à un résultat meilleur pour chacun : deux ans de prison seulement.

L'importance philosophique du dilemme du prisonnier tient au fait qu'il illustre, en premier lieu, un conflit apparent entre la rationalité individuelle et la rationalité collective (tout en fixant l'attention exclusivement sur ce qui arrive à chacun des individus concernés) et, en second lieu, la possibilité d'une étude précise du dosage de coopération et de conflit que l'on retrouve dans de très nombreuses situations d'interaction sociale. Le dilemme du prisonnier, simple ou répété (joué plusieurs fois), a été mis à contribution pour étudier l'émergence des normes de coopération, de réciprocité et de contribution au bien commun(3). Dans le cas où les joueurs ont des préférences identiques, on peut l'utiliser pour illustrer la possibilité d'une dérivation des normes de moralité à partir de l'identité des raisons de l'action chez les participants(4).

Emmanuel Picavet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Flood, M. M., « Some Experimental Games », Management Science, 5 (1), 1958, pp. 5-26.
    Russell, B., Collective Action, Resources for the Future and Johns Hopkins University Press, 1982, chap. 2.
  • 2 ↑ Luce, R. D., et Raiffa, H., Games and Decisions, New York, Wiley, 1957, p. 94. On retrouve l'exposé du dilemme dans de nombreux ouvrages philosophiques, par exemple dans Morals by Agreement de D. Gauthier, Oxford, Clarendon Press, 1986, pp. 79-80.
  • 3 ↑ Axelrod, R., « The Emergence of Coopération among Egoists », American Political Science Review, 75 (1981), pp. 306-18.
    Hardin, R., op. cit.
    Gauthier, D., op. cit.
  • 4 ↑ Gravel, N., et Picavet, E., « Une théorie cognitiviste de la rationalité axiologique », in l'Année sociologique, no 1, 2000.

→ décision (théorie de la), jeux (théorie des), rationalité