révolution

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin revolutio, « déroulement ». En allemand : Umwälzung ; en anglais : revolution.


Le terme « révolution » s'applique d'abord au cours des planètes. En politique, en revanche, il désigne – du moins dans son acception courante, un bouleversement, un changement violent, qu'exprime le mot allemand Umwälzung. La tension entre ces deux sens, entre lesquels se situent nombre d'usages métaphoriques, implique une mutation des paradigmes de la pensée : à une conception cyclique de l'univers se substitue une conception historique linéaire dans laquelle la « révolution » représente une césure et un nouveau commencement. Tardif, le sens politique de « révolution » reste souvent investi par des références astronomiques, voire astrologiques. Le terme de révolution, en dehors de sa référence à des conjonctures ou théories politiques précises, a donc un champ d'emplois large et vague s'étendant jusqu'à la philosophie des sciences et l'épistémologie.

Politique

Littéralement et étymologiquement, cycle. Terme d'astronomie qui acquiert un usage politique dans les débats sur les révolutions anglaise et française.

Les origines : phénomène naturel ou événement politique ?

Le verbe latin revolvere n'a aucune connotation politique ; le substantif revolutio ne s'applique lui-même au Moyen Âge qu'au mouvement des planètes. Pour les bouleversements politiques le latin utilise des paraphrases comme mutatio rerum, commutatio rei publicae, ou des termes certes plus précis, comme conversus, perturbatio, conjuratio, seditio, mais qui ne recouvrent en rien l'acception moderne de « révolution ». Lorsqu'il s'applique au monde antique, le terme « révolution » est toujours rétrospectif(1), il inspire même, mais significativement à partir du xixe s., un genre historiographique à part entière motivé par la comparaison des luttes contemporaines avec des événements antiques(2).

Jusqu'au xviie s. inclus, les usages politiques ne se rencontrent qu'incidemment (au xive s., chez les historiens florentins G. et M. Villani : « la subita revoluzione fatta per gli cittadini di Siena »(3) ; au xvie s., chez Varchi, qui appelle l'expulsion des Médicis en 1527 « Revoluzione di Venerdi »(4)). « Le mot “Révolution” brille par son absence là même où l'on s'attendrait le plus à le trouver, c'est-à-dire dans l'histoire et la théorie politique des débuts de la Renaissance italienne. Il est frappant que Machiavel parle encore de mutatio rerum », bien que la mutazione del stato ait déjà chez lui une portée politique considérable puisqu'elle implique l'appel à la création d'une identité politique italienne(5). Le sens dominant est astronomique (cf. Copernic : De Revolutionibus Orbium Celestium Libri, 1543) ; il désigne le mouvement régulier des corps célestes, hors de l'influence des hommes. Par extension révolution désigne « le temps et la mesure de la duration d'une chose »(6). Cette « révolution de temps »(7) correspond à une vision cyclique. Au sens figuré, Montaigne parle des « révolutions et vicissitudes de la fortune »(8). C'est encore ainsi qu'il faut entendre le terme chez Bossuet lorsqu'il évoque dans ses sermons les « fatales révolutions des monarchies », les « révolutions des empires »(9). Cette conception relève encore de la metabolè de Platon, la « transformation naturelle » des formes de gouvernement, ou de la politeiôn anakuklôsis de Polybe, le « retour cyclique » kata phusin, en accord avec la nature, de formes connues en vertu de la même loi cosmique que celle qui régit le mouvement des astres(10).

Certes, le sens politique semble s'affirmer en liaison avec la Glorious Revolution anglaise de 1688, que Hume appelle « that famous revolution which has had such a happy influence on our constitution »(11), mais en réalité cette dernière est encore comprise comme un bouleversement naturel(12). Elle est, de fait, la restauration du pouvoir monarchique ! Si Montesquieu formule en quelque sorte la première théorie politique de la révolution, en la distinguant clairement de la simple guerre civile(13), le xviiie s. n'accorde généralement au terme une signification politique que corollairement à un usage très large, au sens de « bouleversement ». L'article « Révolution » de l'Encyclopédie ne traite que de la révolution anglaise, l'article « Encyclopédie », rédigé par Diderot en 1755, entend par là les grands bouleversements qui transforment la civilisation(14), les « grands changements qui arrivent dans le monde », comme dit encore Condillac en 1768(15). Sans doute faut-il même entendre ainsi l'avertissement de Rousseau : « Nous nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions »(16). La spécificité du concept de révolution semble se réduire à l'anecdote selon laquelle le Comte de La Rochefoucauld-Liancourt, par ailleurs un adepte de Rousseau, aurait objecté à Louis XVI : « Non Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution ».

Dans l'Influence de la Révolution d'Amérique sur l'Europe(17) qu'il publie trois ans avant la prise de la Bastille, il est manifeste que Condorcet ne perçoit pas ce qui va distinguer la Révolution française de la Révolution américaine. Ce qu'elles ont en commun est de se concevoir toutes deux comme devenir positif du droit naturel et non comme un simple changement de régime. Mais tandis que la révolution américaine eut pour enjeu l'indépendance des États-Unis et l'établissement sur le sol américain d'institutions durables répondant aux attentes des colons(18), selon Robespierre « la Révolution française est la première qui ait été fondée sur la théorie des droits de l'humanité et sur les principes de la justice »(19). La révolution américaine prend sa source dans la tradition anglo-saxonne libérale du droit naturel, qui part de Locke(20). Les droits naturels à la liberté, à la vie et à la propriété sont désormais garantis par des droits civiques ; il « suffit de supprimer le pouvoir répressif pour que les principes de la Société deviennent actifs et donnent naissance à un gouvernement qui serve le développement spontané de la Société, de la Civilisation et du Commerce »(21). La révolution bourgeoise telle que la conçoit T. Paine consiste à « laisser le commerce travailler librement [...] et il provoquera dans les États non développés une révolution »(22). La Révolution française, en revanche, envisage un changement de constitution réorganisant l'ensemble de la société. Lorsqu'il déclare devant l'Assemblée nationale que la révolution n'est réalisée que pour une moitié, Robespierre anticipe la conception marxienne selon laquelle la révolution bourgeoise n'a émancipé que les citoyens propriétaires : « Après juin [1848] la révolution signifiait le renversement de la société civile alors qu'elle avait signifié avant février le renversement d'une forme d'État »(23). La déclaration de Paine, en revanche, signifie que si on laisse faire la nature, le cours naturel des choses rétablira des rapports conformes à l'ordre naturel.

En ce sens, comme l'a particulièrement souligné H. Arendt, la Révolution française a introduit dans la compréhension de la « révolution » le sens d'un commencement absolu. « La conception moderne de la Révolution [est] inextricablement liée à l'idée que le cours de l'Histoire, brusquement, recommence à nouveau, qu'une histoire entièrement nouvelle, une histoire jamais connue ou jamais racontée auparavant, va se dérouler. »(24)

Le « droit à la révolution »

La signification politique du concept de révolution s'est taillée peu à peu sa place en philosophie politique, dans la mouvance de la transformation du droit naturel. Comme les déclarations françaises des droits de 1791 (article 2) et de 1793 (article 35 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »), la Déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique inclut le droit à la résistance contre l'oppression. La notion de droit de résistance est déjà présente dans la conception hobbesienne du contrat social, qui repose sur l'idée que la légitimité du souverain est liée à sa capacité à assurer la sécurité des sujets qui lui en ont confié le soin et que ces derniers peuvent dénoncer le contrat lorsqu'il ne remplit pas cet engagement(25). Il en va de même pour Rousseau : « L'émeute qui finit par étrangler un sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposent la veille des vies et des biens de ses sujets. La seule force le maintenait, la seule force le renverse. »(26). Cette conception a mûri dans toute la tradition du droit naturel rationnel, chez Pufendorf comme chez Wolff. Elle remonte même au droit naturel chrétien et notamment à la distinction que fait Thomas d'Aquin entre le tyran ex defectu tituli et le tyran ex parte exercitii. Le premier règne sans légitimité légale, le second règne contre le bien général. Dans les deux cas, quoique avec de nombreux attendus, toute la pensée politique du Moyen Âge et de la Renaissance reconnaît le droit à la résistance et même au renversement du tyran. Si la rébellion (seditio) est certes en principe interdite, une révolte contre un tyran n'est précisément pas une seditio puisque c'est bien plutôt le tyran qui n'est pas en règle avec le droit. Tous ces arguments, et notamment la distinction entre le pouvoir légal (rechtlich) et le pouvoir légitime (rechtmäßig), sont repris par le droit naturel rationnel. La légitimité l'emporte toujours sur la légalité et que, fondée en dernière instance sur la morale, elle justifie l'abolition d'un ordre certes légal mais injuste.

Cette évolution débouche sur un « droit naturel révolutionnaire » représenté tout particulièrement par les Jacobins allemands et par la justification fichtéenne de la révolution française au nom du droit naturel(27). Le droit à la révolution fut introduit dans la Constitution du 24 juin 1793 par Robespierre ; il disparaît de la Constitution du Directoire en septembre 95. Le point essentiel est la façon dont il a été justifié puis aboli et c'est très précisément sur ce terrain qu'argumente le jacobin allemand Ehrard. Il ne s'agit pas pour lui d'un droit positif mais d'un devoir résultant d'un droit naturel. C'est un « droit aux Lumières », qui est fondé sur le devoir de s'éclairer(28). La raison est en effet indissociable de la nature humaine. Tout peuple possède un droit à la révolution lorsqu'il est empêché par le gouvernement établi (lequel est alors certes légal mais non légitime) de réaliser son droit aux Lumières et à la majorité. Reprenant à son compte des distinctions qui existaient déjà dans la tradition du droit naturel, Ehrard distingue la révolution de la rébellion et de l'insurrection. Le critère est l'universalité. Une insurrection ou une rébellion, même si elles se parent du qualificatif de révolution, sont illégitimes lorsqu'elles sont animées par des motifs particuliers, y compris la vengeance ou la revanche. Seule une « révolution du peuple » (à la différence d'une « révolution au moyen du peuple » – allusion à l'évolution de la Révolution française) est légitime car elle seule est motivée par les droits de l'homme et accomplie au nom de buts universels. Par là Ehrard, qui argumente en termes ostensiblement kantiens, ne dépasse pas seulement la séparation kantienne entre le droit (positif) et le maintien de l'obéissance d'une part, la morale et le droit naturel à la liberté d'autre part. Il annonce l'argumentation hégélienne puis marxienne en s'interrogeant sur le devenir universel du particulier, sur la façon dont le peuple exclu des Lumières peut accéder au rang d'acteur de l'émancipation universelle(29).

Les Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la révolution française et la Revendication de la liberté de penser auprès des princes de l'Europe qui l'ont opprimée jusqu'ici, toutes deux publiées en 1793, valurent à Fichte la réputation de Jacobin. Son ralliement à la Révolution française fut en fait tardif mais il se produisit à l'occasion d'un événement significatif : l'émeute du 10 août 1792. Fichte ramène le problème de la légitimité de la Révolution française à celui de la moralité, seule instance légitimante. Contrairement à ce qu'affirme Burke et à l'écho que rencontrent ses Réflexions sur la révolution française(30) après leur traduction en allemand en 1793, il n'y a pas de contrat acquis une fois pour toutes – contrat hobbesien – que le peuple n'aurait pas le droit et le devoir de dénoncer, fût-ce unilatéralement, car le contrat social n'est pas en dernier recours du ressort du droit positif mais du ressort du droit naturel. Et le droit naturel, ce n'est rien d'autre que « la loi morale en tant qu'elle détermine le monde des phénomènes »(31). La loi morale coïncide avec la conscience de sa liberté que l'homme possède à l'état de nature, « isolé avec sa conscience », « instance suprême à laquelle toutes ses autres relations sont subordonnées ». Cette liberté qui précède tout contrat est inaliénable ; elle ne fait pas partie du contrat. La liberté de penser est non seulement le seul bien que l'homme et le peuple tout entier ne peuvent aliéner mais son aliénation va contre la « marche de la nature » et les princes qui confisquent ce droit sont eux-même responsables des explosions révolutionnaires car ils empêchent toute évolution pacifique. La philosophie politique de Fichte en 1793 est donc déterminée par la tension entre le postulat d'une liberté morale « naturelle » ou transcendante et d'autre part les contrats réels : d'une part l'exigence de justice, de l'autre les formes tentant de transposer cette exigence en termes de bonheur.

Toute la différence entre Kant et les Jacobins qui s'inspirent de lui réside dans l'articulation de la légalité et de la légitimité. Pour Kant l'existence d'un ordre légal est essentielle ; tous ses écrits historiques et politiques ont pour axe intangible l'établissement d'un ordre de droit (Rechtszustand). Ce dernier représente un progrès tel par rapport à l'état de nature qu'il importe de ne régresser en aucun cas en deçà. Certes la légitimité requiert plus : elle requiert que les lois soient justes ; mais un pouvoir légal dont la légitimité est déficiente ne peut être changé que de façon légale. L'opposition à la loi serait opposition au législatif, donc opposition des citoyens à eux-mêmes, de la volonté générale à soi-même, ce qui est tout simplement une absurdité (conclusion des Remarques explicatives sur les premiers principes métaphysiques de la Doctrine du Droit). Le droit de révolte invaliderait le fondement même de la République. À la différence de Hobbes, dont toute la construction repose sur la notion de droit d'urgence (l'état de nature dont il faut sortir est déjà un état de guerre civile et c'est cet état qui révèle le ressort ultime de tout ordre social : la nécessité d'échapper à la mort violente) il n'y a donc pas de Notrecht (« droit d'urgence ») – pas plus en faveur du peuple que contre lui ou en son nom (contrairement à la théorie du Ausnahmezustand – « état d'exception » – qu'un Carl Schmitt pourra tirer de Hobbes et qui confère à la souveraineté le droit d'exception, éventuellement plébiscitaire, de décider). Kant mise sur la publicité (cf. Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784). Grâce à la liberté de penser et de publier, le peuple ne renonce pas une fois pour toutes, comme chez Hobbes, à sa liberté en concluant le « contrat », bien qu'il y ait Unterwerfungsvertrag (pactum subjectionis – « contrat de soumission ») comme chez Pufendorf. Comme Pufendorf dans le. Jus naturae et gentium et contrairement à Hobbes, Kant admet tout à fait qu'on puisse se demander si l'État est juste ou injuste et qu'on puisse donc critiquer les lois. Le pouvoir de la souveraineté n'est en rien divinisé et hors d'atteinte.

En 1798, dans le Conflit des facultés, Kant juge toutefois nécessaire de renouveler l'appréhension des événements français par une approche « esthético-morale ». « Que la révolution d'un peuple spirituel que nous avons vu s'effectuer de nos jours réussisse ou échoue, qu'elle amoncelle la misère et les crimes affreux [elle] trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas engagés dans ce jeu) une sympathie d'aspiration qui touche de près à l'enthousiasme. »(32) Cette expérience du sublime s'exprime dans l'enthousiasme avec lequel la plupart des têtes pensantes ont salué l'événement révolutionnaire. Elle amène les peuples à prendre conscience de leur liberté : la « Denkungsart » (« façon de penser ») qu'elle met en branle est la dynamique même de la publicité, comme exercice de la liberté de penser morale, que Kant distingue cependant, aussi soigneusement que dans Qu'est-ce que les Lumières ?, de tout activisme révolutionnaire. Mais c'est très précisément en tant que modification de la Denkungsart que la réaction à l'événement révolutionnaire « fait signe » ; c'est une preuve du progrès de la faculté de juger, désormais capable de faire abstraction de l'intérêt immédiat et de se hisser à l'universel.

Chez beaucoup de contemporains la même expérience conduit à inscrire la révolution dans l'ordre du sublime naturel. Dans ses Parisische Umrisse, G. Forster estimera que la révolution est une « catastrophe naturelle [...] un phénomène naturel, trop rare pour que nous puissions en connaître les lois particulières, ne saurait être circonscrit et défini au moyen des règles de la raison mais doit être abandonné à son libre cours ». La « force brute de la masse » est aussi énigmatique que la violence des éléments naturels. Pourtant, le jugement téléologique, c'est-à-dire la traduction sécularisée de la Providence, permet de la réinscrire dans l'ordre de la création et de reconnaître en elle une force qui impose contre la volonté des hommes les exigences de la morale(33).

Le « siècle des révolutions »

Le sens politique de « révolution » ne s'impose vraiment qu'avec le sentiment du xixe s. d'être l'héritier et le continuateur d'une conception complètement nouvelle de l'histoire. Il a été de règle depuis la Révolution française d'interpréter toute l'histoire à la lumière de 1789. Crise de légitimité sans précédent, le « siècle de la révolution » est le mot-clef de tous les grands historiens « historistes » allemands – Niebuhr, qui consacra son cours en 1829 à Geschichte des Zeitalters der Revolution (Histoire du siècle de la révolution), ou encore Ranke qui dans son cours de 1850 parle du « siècle de la Révolution auquel l'Histoire accordera toujours une signification spécifique ; nous sommes nés dans ce siècle et il nous survivra »(34). La Révolution française fit prendre conscience aux couches cultivées que les traditions de la vieille Europe jusqu'alors en vigueur ne constituaient plus une base suffisante pour assurer la légitimation des formes de vie politiques(35). L'historisme fut en ce sens la prise de conscience d'une discontinuité radicale de l'histoire et du caractère incomparable de l'époque nouvelle – prise de conscience de la « modernité ».

Il en va de même pour Hegel. On a pu dire que sa philosophie était « une philosophie de la révolution »(36). La Révolution française prend chez lui la valeur d'un événement de portée mondiale. En conférant une validité positive au droit abstrait, elle représente en effet la réalisation politique de la liberté, c'est-à-dire le devenir monde de l'Esprit. Mais il est vrai aussi qu'elle ne réalise que le droit abstrait. Autant elle correspond à l'apogée de l'histoire moderne (Hegel est l'auteur de la vision rétrospective, adoptée par Heine et Marx, selon laquelle toute l'histoire de l'occident moderne, de l'adoption du christianisme à la Révolution française en passant par la Réforme, représente une téléologie de l'émancipation), autant elle doit être dépassée par une conception organique de l'État selon laquelle les sujets modernes n'opposent plus leur droit à la « Cause » (Sache) publique(37).

Marxisme

Tout le xixe s. est dominé par l'idée d'un mouvement irrésistible, déjà présent dans les métaphores naturelles d'un Forster – « le courant de lave majestueux de la révolution ». En 1848, Tocqueville, dans l'Ancien régime et la Révolution, voit la Révolution française comme la conséquence nécessaire d'une longue évolution, qui se poursuit dans les révolutions de 1830 et 1848(38).

L'apport spécifique du marxisme a consisté à situer l'origine de la révolution dans la transformation des formes de production. Dans le Capital Marx établit un lien direct entre la transformation des forces productives – la « révolution industrielle » qui soumet la force de travail humaine à la machine – et les formes de vie sociales. Dans sa préface de 1895 aux Luttes de classes en France, Engels parle quant à lui de la « révolution économique qui depuis 1848 a gagné tout le continent ». Cet usage non spécifique du terme de révolution renvoie en l'occurrence à une construction théorique précise. Pour Marx, dans la mesure où le capitalisme ne peut subsister qu'en aggravant l'exploitation, l'évolution même des forces productives conduit nécessairement à l'affrontement révolutionnaire – une nécessité que les socialistes de la iie Internationale ont cependant conçu de façon trop mécaniste. Le fondement de la théorie marxienne de la révolution se trouve dans la préface de la Contribution à la critique de l'économie politique : une révolution intervient lorsque le développement des forces productives entre en conflit avec les rapports de production existants(39). La révolution a pour Marx un enjeu économique et social ; elle se distingue en cela des révolutions antérieures, qui n'ont été que politiques, donc « partielles » ; elle vise l'abolition des classes(40), c'est-à-dire non seulement la suppression des rapports de production capitalistes mais l'émancipation de toute la société. Le « renversement par la violence de tout l'ordre social du passé » est le but déclaré de la « révolution communiste »(41). L'énorme rôle de la question sociale dans les « révolutions » avait été perçu dès l'Antiquité, notamment par Aristote. Mais, comme la « révolution » elle-même, la distinction entre pauvres et riches était jugée naturelle et inéluctable. Le sens politique moderne de révolution est étroitement lié à la prise de conscience que la pauvreté n'est pas inséparable de la condition humaine. Le marxisme a donné à l'idée que le travail est la source des richesses – idée fondamentale du libéralisme anglais que l'on retrouve dans le programme de Jefferson, dont l'élection à la présidence des États-Unis fut qualifiée de « Révolution de 1800 » – une portée réellement « révolutionnaire » qui peut être résumée par deux thèses : c'est non seulement le travail, mais l'organisation sociale du travail, correspondant elle-même à des conditions de développement des forces productives, qui crée la « richesse » et la « pauvreté » ; à la révolution seulement politique doit donc succéder une révolution sociale.

Ce constat une fois posé, tout le débat marxiste a porté sur cette succession. Dans son « Adresse à la Ligue des communistes d'Allemagne » en mars 1850, Marx a lancé ce débat en invoquant la nécessité d'une « révolution en permanence » (une formule empruntée à Proudhon). Comme il l'écrit dans Les luttes de classes en France, en imposant la république, le prolétariat a seulement « conquis le terrain en vue de la lutte pour son émancipation ». Tout le problème est la transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution prolétarienne. Dans le contexte de la révolution russe de 1905, Trotsky l'a radicalisé : la révolution permanente « ne s'arrête pas au stade démocratique mais passe aux mesures socialistes », elle « ne finit qu'avec la liquidation totale de la société de classe ». Elle implique que « pendant une période dont la durée est indéterminée tous les rapports sociaux se transforment au cours d'une lutte intérieure continuelle ». Ce qui caractérise la théorie trotskyste de la révolution permanente, c'est d'une part son opposition radicale à la conception mencheviste (Plekhanov) mais aussi stalinienne de la révolution par étapes. Chaque étape atteinte doit déjà être activée dialectiquement pour qu'en sorte l'étape suivante. Elle conteste pour les mêmes raisons la conception du « socialisme dans un seul pays » (Staline, Boukharine). L'internationalisme n'est pas un principe abstrait ; il répond à la mondialisation du capitalisme, à son passage à l'impérialisme. Trotsky qualifie de « pédante » la distinction entre pays « mûrs » ou « non mûrs » pour le socialisme. Dans tous les cas, quel que soit le stade de développement objectif (question que Trotsky illustre à partir du rôle du prolétariat agraire), il s'impose d'établir la dictature du prolétariat(42). Cette conception a profondément influencé tout le socialisme du xxe s., en raison même de l'évolution du capitalisme mondial.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Abbé de Vertot, Histoire des révolutions, 1719.
  • 2 ↑ Mommsen, T., Römische Revolutionen, 1853 ; Engels, F., Der deutsche Bauernkrieg, 1850.
  • 3 ↑ Villani, G., Chroniche, Trieste, 1857, p. 19.
  • 4 ↑ Varchi, B., Storia fiorentina.
  • 5 ↑ Arendt, H., Essai sur la révolution, Gallimard, Paris, 1967, p. 47.
  • 6 ↑ Oresme, N., le Livre de politique d'Aristote, éd. A.D. Menut, Philadelphie 1970, p. 253.
  • 7 ↑ Le Roy, L., la Vicissitude et la variété des choses en l'univers, Paris, 1577.
  • 8 ↑ Montaigne, M.-E. (de), Essais, livre II, chap. 12 (« Apologie de Raimond Sebond »), éd. A. Thibaudet / M. Rat, Paris, 1962, pp. 503, 537.
  • 9 ↑ Bossuet, J.-B., « Oraison funèbre pour Henriette-Marie de France », et « Discours sur l'histoire universelle », in Œuvres, éd. B. Velat, Paris, 1961, pp. 71 et 948.
  • 10 ↑ Polybe, Histoire, VI, 5, 1.
  • 11 ↑ Hume, D., A treatise of human nature (1739), III, 2, 10, t. 2, trad. A. Leroy, Aubier, Paris, 1946, p. 686.
  • 12 ↑ Rosenstock, E., « Revolution als politischer Begriff der Neuzeit », in : Festschrift für F. Heilborn, Breslau 1931 ; Griewank, K., Der neuzeitliche Revolutionsbegriff, Francfort, 1969 ; Koselleck, R., Kritik und Krise, Freiburg ; 1959.
  • 13 ↑ Montesquieu, Ch.-S. de, De l'esprit des lois (1748), V, 11.
  • 14 ↑ Diderot, D., Encyclopédie, V, pp. 636 sq.
  • 15 ↑ Bonnot de Condillac, E., Œuvres, éd. G. Le Roy, Paris, 1951, p. 3.
  • 16 ↑ Rousseau, J.-J., Émile, in Œuvres, éd. B. Gagnebin, M. Raymond, t. 3, Paris, 1969, p. 468.
  • 17 ↑ Condorcet, A., Influence de la Révolution d'Amérique sur l'Europe, in Œuvres de Condorcet, éd. A. Condorcet, O'Connor et M. F. Arago, t. VIII, Paris, 1847.
  • 18 ↑ Cf. Habermas, J., « Droit naturel et révolution », in Théorie et pratique, trad. G. Raulet, Payot, Paris, 1975, t. 1, pp. 109-144.
  • 19 ↑ Robespierre, M. (de), Dernier discours, séance du 26 juillet 1794 (8 Thermidor), in Œuvres, t. X, PUF, Paris, 1967.
  • 20 ↑ Locke, J., Two Treatises on Government (1690), éd. Laslett, Cambridge, 1960.
  • 21 ↑ Habermas, J., « Droit naturel et révolution », op. cit., p. 131.
  • 22 ↑ Paine, T., The Rights of Man, Londres, 1958, p. 215.
  • 23 ↑ Marx, K., les Luttes de classe en France, Éditions sociales, Paris, 1970, p. 71.
  • 24 ↑ Arendt, H., Essai sur la révolution, op. cit., pp. 25 sq, p. 37.
  • 25 ↑ Hobbes, T., Leviathan, chap. XXI.
  • 26 ↑ Rousseau, J.-J., Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, in Œuvres, t. III, Gallimard, Paris, 1964, p. 191.
  • 27 ↑ Fichte, J. G., Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, précédées de la Revendication de la liberté de penser auprès des princes de l'Europe qui l'ont opprimée jusqu'ici, trad. J. Barni, Paris, 1858.
  • 28 ↑ Ehrard, J. B., Über das Recht des Volkes zu einer Revolution, Syndikat Verlag, Francfort, 1976, p. 24.
  • 29 ↑ Ibid., pp. 90 sq
  • 30 ↑ Burke, Reflections on the Revolution in France (1790) trad. Hachette, Paris, 1989.
  • 31 ↑ Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la révolution française, trad. J. Barni, Chamerot, Paris, 1858, p. 163.
  • 32 ↑ Kant, E., le Conflit des facultés, in Opuscules sur l'histoire, trad. S. Piobetta, Flammarion, Paris, 1990, p. 212.
  • 33 ↑ Forster, G., Schriften zu Natur, Kunst, Politik, éd. Karl Otto Conrady, Rowohlt, 1971.
  • 34 ↑ Cité par G. Berg, Leopold von Ranke als akademischer Lehrer. Studien zu seinen Vorlesungen und zu seinem Geschichtsdenken, Göttingen, 1968, p. 92, note 48.
  • 35 ↑ Rüsen, J., « Theorien im Historismus », in J. Rüsen / Hans Süssmuth (dir.), Theorien in der Geschichtswissenschaft, Düsseldorf, 1980, p. 14.
  • 36 ↑ Ritter, J., Hegel und die französische Revolution, Köln / Opladen, 1957.
  • 37 ↑ Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, trad. Principes de la philosophie du droit, § 261.
  • 38 ↑ Tocqueville, A. de, l'Ancien régime et la révolution, in Œuvres, éd. J. P. Mayer, t. 2/1-2, Paris, 1952.
  • 39 ↑ Marx, K., Contribution à la critique de l'économie politique (Préface, 1859), Éditions sociales, Paris, 1972, p. 4.
  • 40 ↑ Marx, K., et Engels, F., l'Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 68.
  • 41 ↑ Marx, K., et Engels, F., Manifeste du Parti communiste, Flammarion, Paris, 1998, p. 119.
  • 42 ↑ Trotsky, L., la Révolution permanente (1928-1931), Minuit, Paris, 1963, pp. 40 et 228-236.

→ classe, communisme, contradiction, droit, forces productives, historisme, modernité, publicité, rapports de production, violence

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Philosophie des Sciences

Platon introduit le terme de « révolution » pour désigner les mouvements circulaires réguliers et de direction invariable qui permettent de rendre compte des apparences irrégulières du ciel et de mesurer le temps(1). Le terme de « révolution », en astronomie, définit la période d'une planète, c'est-à-dire le chemin qu'une planète ou une comète parcourt depuis qu'elle part d'un point de son orbite jusqu'à ce qu'elle revienne au même point. Copernic, dans son ouvrage De la révolution des orbes, publié en 1543 de manière posthume, a montré que les planètes ont deux espèces de révolution : l'une autour de leur axe, qu'on appelle rotation diurne, ou simplement rotation (pour la Terre, par exemple, cette rotation d'une période de vingt-quatre heures est la cause de l'alternance des jours et des nuits) ; l'autre autour du Soleil, qu'on appelle la révolution annuelle ou encore la période d'une planète. Par extension, le terme « révolution » désigne un cycle (on parle ainsi de révolution cardiaque, c'est-à-dire du cycle cardiaque comportant une systole et une diastole). Le terme est également un terme de géométrie : depuis 1727, la révolution est la rotation complète d'une figure plane autour d'un axe immobile appelé « axe de révolution ». Par exemple, un triangle rectangle tournant autour d'un de ses côtés engendre un cône par sa révolution, un demi-cercle engendre une sphère. Par extension, la révolution est le tour complet d'une pièce mobile autour de son axe ou d'un objet enroulé sur lui-même.

À l'opposé du sens de mouvement régulier ou de cycle, le terme de « révolution » revêt le sens de rupture, de bouleversement, de renversement, d'agitation, de fermentation, d'ébullition, d'effervescence ou d'insurrection. Au xviie s., avec la première (1641-1649) puis la seconde (1688-1689) révolution d'Angleterre, il acquiert un sens proprement politique et désigne un changement considérable arrivé dans le gouvernement d'un État, voire un coup d'État. Par extension, le terme désigne l'ensemble des événements historiques qui ont lieu dans une communauté importante (nationale, en général), lorsqu'une partie du groupe en insurrection réussit à prendre le pouvoir et que des changements profonds (politiques, économiques et sociaux) se produisent dans l'État et dans la société civile. Absolument, « la Révolution » désigne la Révolution française de 1789 jusqu'au Consulat de Bonaparte, et les changements qu'elle détermina. La Révolution française engendra aussi un mouvement de contre-révolution (dont les principaux théoriciens français furent Joseph de Maistre et Louis de Bonald).

Kant considère les Lumières comme les penseurs décisifs qui ont préparé la Révolution française en œuvrant à l'affranchissement de l'esprit, sur le double plan de l'action et de la pensée, ce qui a permis le passage de l'état de tutelle à l'état de liberté(2). Hegel, lui aussi, retient les Lumières comme figure historique de la pure pensée et de la pure matière, et analyse la Révolution française comme l'expérience de la liberté absolue qui produit l'action négative de la Terreur (Robespierre représentant le despotisme de la liberté)(3).

Ce qu'on appelle la révolution copernicienne de Kant en métaphysique est son entreprise de penser que l'objet se règle sur le pouvoir d'intuition de l'entendement, et non l'inverse(4).

La notion de révolution scientifique a été développée par les penseurs qui soutiennent une conception discontinuiste de l'histoire des sciences, selon laquelle l'évolution des sciences se fait par progressions régulières, mais entrecoupées de changements conceptuels brutaux. Thomas Kuhn notamment a développé l'idée qu'à partir d'un paradigme fondateur, relatif à une théorie scientifique, s'édifie ce qu'il appelle la science normale : celle-ci progresse pendant un certain temps sans contradictions majeures, puis apparaissent des difficultés qui ne reçoivent pas de solutions satisfaisantes dans le cadre théorique de la science normale ; cette science est alors en crise, crise qui se résout par une révolution scientifique, c'est-à-dire par l'élaboration et l'imposition d'un nouveau paradigme, à partir duquel se construit une nouvelle science normale(5).

Véronique Le Ru

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Le Timée, trad. Rivaud, Les Belles Lettres, Paris, 1925.
  • 2 ↑ Kant, E., Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. J.-F. Poirier et F. Proust, Garnier-Flammarion, Paris, 1991.
  • 3 ↑ Hegel, G. W. Fr, la Phénoménologie de l'esprit, t. II, pp. 95-141, trad. J. Hyppolite, Montaigne, Paris, 1941.
  • 4 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, préface, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1944.
  • 5 ↑ Kuhn, T., la Structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1983.
  • Voir aussi : Koyré, A., Du monde clos à l'Univers infini, trad. Tarr, Gallimard, Paris, 1962.

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