historisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Calque de l'allemand Historismus.

Philosophie Générale, Politique

Courant spécifique de la pensée historique et politique allemande au xixe et au début du xxe s. L'historisme est généralement confondu avec l'historicisme, dont il procède mais avec lequel il ne se confond pas.

Contre la philosophie de l'histoire

E. Rothacker a découvert en 1960 les premiers emplois du terme « historisme » dans les manuscrits de Freiberg de Novalis(1), c'est-à-dire à un moment de crise aiguë de la rationalité moderne, le tournant des années 1797-1800 (c'est également chez Novalis qu'on trouve les premiers usages du terme « moderne » – encore sous forme d'adjectif – qui inaugurent la critique de la modernité). Mais les défenseurs de la spécificité de l'historisme, notamment Meinecke, la font remonter à Herder, qui oppose aux Lumières « une autre philosophie de l'histoire »(2). Tandis que la philosophie de l'histoire des Lumières recherche des lois historiques, l'historisme affirme l'incommensurabilité du particulier et de l'universel ; aucune loi ne peut selon lui jeter un pont entre eux, seule la foi le peut. Chaque particularité est du même coup en elle-même une totalité – une Gemeinschaft (« communauté ») dont le sens n'est pas historique mais renvoie à une origine transcendante. Les totalités individuelles sont, selon la formule célèbre de Ranke, toutes dans le même rapport à Dieu(3). Déjà J. Möser – qui s'inspirait de Herder tout autant que de son adversaire déclaré Montesquieu – avait glorifié dans sa Osnabrückische Geschichte (Histoire d'Osnabruck, 1780 sq) l'État comme individualité historique et la validité de la « raison locale » (Lokalvernunft).

Pour Ranke, l'universel s'incarne dans des individualités dont l'extension et la force normative s'imposent seulement face à des individualités moins englobantes. Aussi l'historisme récuse-t-il l'idée d'un progrès linéaire et infaillible. Herder substituait en ce sens le Fortgang au Fortschritt. Le scepticisme radical à l'égard de toute philosophie de l'histoire motive l'opposition de l'École historique du droit (Savigny)(4) au droit naturel et au système hégélien(5), et même l'opposition de l'historien C.G. Droysen à la philosophie en général(6). J. Burckhardt parle du caractère « énigmatique » de l'histoire et, dans son cours « Über geschichtliches Studium » (« Sur les études historiques »), en 1872-1873, il exprime ses doutes envers « l'optimisme historique » de Hegel auquel il oppose la nécessité d'un scepticisme méthodique(7). Pour lui, l'historiographie, qui prend la relève des prétentions universalistes de la philosophie de l'histoire, n'apporte aucune certitude ; elle montre au contraire la « réversibilité de toutes choses ».

L'historiographie allemande du xixe s. et l'idéologie prussienne

Ce courant de pensée allemand qui s'affirme au xixe s. et fonde, en même temps que la grande historiographie prussienne, l'histoire comme science et discipline universitaire, représente cependant une tentative pour contrer et maîtriser les effets dissolvants de l'historicité moderne. Le « siècle de la révolution » est le mot clef de tous les grands historiens « historistes » – Niebuhr, qui consacra son cours en 1829 à l'« Histoire du siècle de la révolution », ou encore Ranke dans son cours de 1850(8). Droysen estime le temps venu pour l'histoire de s'efforcer d'affirmer « sa nature, ses devoirs, ses compétences »(9). Cette « professionalisation de l'historien » affirme sa « modernité » contre une historiographie des Lumières dont le dilettantisme lui apparaît pré moderne(10). L'historisme fut en ce sens un des ressorts essentiels de la modernisation du savoir.

L'historisme a largement contribué à fonder l'idéologie nationale allemande. Par les centres d'intérêt dominants de ses études historiques – d'une part la religion et l'Église, d'autre part l'État et la nation –, la postérité de Ranke, de Dahlmann à Treitschke, fournit à l'Allemagne l'idéologie dont elle avait besoin pour s'affirmer en tant que nation. T. Mommsen, H. von Treitschke, C.G. Droysen ou encore H. von Sybel furent les idéologues de la « solution petite-allemande ». Les représentants de ce courant ne sont toutefois pas tous des nationalistes réactionnaires ; il s'agit de la génération de 1848 dont font également partie G.G. Gervinus, L. Häusser, H. Baumgarten, M. Duncker..., incarnant un libéralisme modéré, ou encore ce qu'on pourrait appeler un libéralisme de droite. Ils ont participé au mouvement libéral du Vormärz et à la révolution de 1848. Mais, au lendemain de 1848, ils tirent le bilan de l'échec de la bourgeoisie allemande à prendre en mains le destin politique de l'Allemagne – défaite à leurs yeux tout autant théorique que politique(11). Les historiens « petits-allemands » confient alors à la Prusse la réalisation de la tâche dont la bourgeoisie allemande s'est révélée incapable ; la création d'un État national allemand devient, selon l'expression de Droysen, « la mission de la Prusse »(12).

Le risque du relativisme. La « crise de l'historisme » au xxe s.

La relève de la philosophie par l'histoire n'était cependant nullement de nature à endiguer la relativisation des références et des normes. L'offensive de l'historisme avait commencé dans le domaine juridique avec l'École historique du droit, qui considère les valeurs comme le résultat d'un devenir historique (historisch Geworden). Elle s'est poursuivie pendant tout le xixe s. dans les études historiques. En 1884, c'est en économie politique que se situe le cœur du débat (célèbre « débat sur l'historisme » entre C. Menger et G. Schmoller, suivi en 1888 du débat sur l'historisme en jurisprudence entre R. Stammler et E. I. Bekker), et autour de 1900 en théologie avec l'école de Ritschl. Dans les années 1920 et 1930 se développa en Allemagne une controverse générale sur les effets de l'historisme. Lorsqu'ils parlent de la crise de l'historisme, Troeltsch, Meinecke, Litt, Heussi, etc., s'en prennent au relativisme des valeurs qui résulte, selon eux, de l'historicisation moderne de la vision du monde. Dans son étude de 1913 sur le xixe s., Troeltsch stigmatise la transformation de l'histoire « en un pur historisme, en une résurrection complètement relativiste de contextes passés arbitraires » qu'il estime « improductive pour le présent »(13).

Dans une large mesure, la « crise de l'historisme » des années 1920 et 1930 fut aussi la crise de son idéologie nationale, de son identification à la voie allemande-prussienne. Elle est à la mesure du succès rencontré par un Treitschke, dont les ouvrages, les cours et les conférences avaient contribué à former l'élite antidémocratique de l'Allemagne wilhelminienne, laquelle se trouva plongée par la défaite de 1918, par l'instauration de la République et par la modernisation sociale dans une nouvelle crise d'identité politique, sociologique et idéologique.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Rothacker, E., « Das Wort Historismus », in Zeitschrift für deutsche Wortforschung, t. xvi, 1960, pp. 3 sq.
  • 2 ↑ Herder, Auch eine Philosophie des Geschichte zur Bildungder Menschheit (1774), éd. Suphan, t. v.
  • 3 ↑ Ranke, L. von, Über die Epochen der neueren Geschichte. Historisch-kritische Ausgabe, éd. T. Schieder et H. Berding (Aus Werke und Nachlass), Munich, 1971, p. 60.
  • 4 ↑ Savigny, K. K. von, Vom Berufunserer Zeitfür Gesetzgebung und Rechtswissenschaft, Heidelberg, 1814.
  • 5 ↑ Schnädelbach, H., Geschichtsphilosophie nach Hegel. Die Problem des Historismus, Fribourg / Munich, Alber, 1974, pp. 9 sq.
  • 6 ↑ Droysen, J. G., « Die Erhebung der Geschichte zum Rang einer Wissenschaft », trad. l'Accession de l'histoire au statut de science, in Historische Zeitschrift, 9(1963) ; Historik Vorlesungen über Enzyklopädie und Méthodologie der Geschichte, éd. R. Hübner, 7e éd., Munich, 1974.
  • 7 ↑ Burckhardt, J., « Über das Studium der Geschichte ». Der Text der Weltgeschichtlichen Betrachtungen nach den Hanschriften, éd. P. Ganz, Munich, 1982, pp. 166 sq et 226.
  • 8 ↑ Berg, G., Leopold von Ranke als akademischer Lehrer. Studien zu seinen Vorlesungen und zu seinem Geschichtsdenken, Göttingen, 1968, p. 92, note 48.
  • 9 ↑ Droysen, J. G., Historik, op. cit., p. 4.
  • 10 ↑ Rüsen, J., « Von der Aufklärung zum Historismus. Idealtypische Perspektiven eines Strukturwandels », in H. W. Blanke et J. Rüsen, Von der Aufklärung zum Historismus. Zum Strukturwandel des historischen Denkens, Paderborn, Schöningh, 1984, p. 16.
  • 11 ↑ Jaeger, F., et Rüsen, J., Geschichte des Historismus, Munich, Beck, 1922, pp. 86 sq.
  • 12 ↑ Droysen, J. G., Geschichte der preussischen Politik, 14 tomes, Leipzig, 1855-1886.
  • 13 ↑ Troeltsch, E., « Das Neunzehnte Jahrhundert », in Gesammelte Schriften, t. iv, éd. H. Baron, Tübingen, 1925, p. 628.

→ communauté, droit, historicisme, libéralisme, totalité