État

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin status, de stare, « se tenir debout » : « position, situation ». Plus généralement, « manière d'être » (état de quelque chose). Pris absolument, et avec majuscule, État est un mot qui a eu une fortune particulière dans la langue usuelle et philosophique, et qui constitue une unité lexicale à part entière depuis le xive s.


Associée à civitas et à respublica, la notion est au cœur de la philosophie politique antique et classique jusqu'au xviie s., mais, avec Hobbes, elle prend pour l'essentiel son sens moderne : le Léviathan est alors devenu la figure emblématique de l'État transcendant. Le xixe et le xxe s. constituent pour l'État des moments de sacralité inégalée (Hegel), mais aussi de dénigrement radical : avec Marx et Nietzsche, l'État devient la figure même de la communauté illusoire.

Politique, Sociologie

1. Autorité souveraine, généralement conçue comme transcendante, et d'où émanent les droits et les devoirs des citoyens. Il se distingue, en ce sens, du gouvernement et de la société politiquement organisée. – 2. Chose publique (respublica), lieu de vie commune des personnes ayant des droits et devoirs communs, entendue comme réalité d'un peuple défini par une culture, des traditions, et ayant un territoire reconnu et une histoire (synonyme : corps politique et, chez les Anciens, Cité). – 3. Entité géographique et historique qui, relativement à d'autres entités du même type, est appelée « puissance ».

Au deux sens du mot (institution étatique et société politique), il faut distinguer l'État des entités politiques dont il constitue historiquement le dépassement, tel que clan, tribu, cité ou communauté politiquement organisée ayant une Constitution, un droit commun, mais non encore constituée comme communauté juridique. Il faut donc admettre qu'il y a eu des Constitutions avant que des États proprement dits existent. L'État qui naît du dépassement du clan ou de la tribu a été perçu comme un artefact par la plupart des philosophes modernes (mais non par tous), et par opposition à ces communautés non juridiques ou à un supposé « état de nature ». Il est, pour cela, appelé « civil ». C'est dans l'œuvre de Hobbes qu'il se trouve pour la première fois décrit ou théoriquement construit en tant que tel.

Tous les théoriciens de la chose politique l'ont admis, l'État est « civil » par nature : « On connaît facilement, écrit Spinoza, quelle est la condition d'un État quelconque en considérant la fin en vue de laquelle il se fonde. Cette fin n'est autre que la paix et la sécurité de la vie. »(1). L'État n'est pas défini par sa seule condition initiale, c'est-à-dire par la « situation » d'où il nous sort (état de nature), mais aussi par la fin qui le fait civil, à savoir le droit, et le premier de tous, la paix et la sécurité de la vie. Mais que faut-il entendre par « la paix et la sécurité de la vie » ? C'est la question politique la plus débattue depuis que Hobbes a construit son « Dieu mortel ». Ainsi Rousseau pourra-t-il estimer que la sécurité qui règne dans ce grand Léviathan ne vaut pas mieux que celle dont on jouit dans une prison ; et Spinoza, avant lui, jugeait que, « si dans une cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu'ils sont sous l'empire de la terreur, on doit dire non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n'y règne pas. La paix n'est pas la simple absence de guerre »(2). « Civil », pour l'État, signifie donc une paix qui n'est pas un effet de l'inertie des sujets conduits comme un troupeau « et formés uniquement à la servitude »(3). « Civil » ne s'oppose pas à « naturel », mais à « solitaire » : l'État qui porte le nom de « solitude » n'est pas civil. On voit, par là, que l'État qui ne remplit pas les conditions de la fin peut être estimé inutile et même monstrueux, ce « monstre froid » serait même, selon le prophète Zarathoustra, « le lieu où tous sont des amateurs de poisons, [...] où le lent suicide de tous s'appelle “la vie” »(4). On ne peut donc dire ce qu'est l'État sans dire ce qu'il doit être ou, au moins, ce qu'il peut être ou devenir. L'État ne peut être simplement décrit, car toujours sous la description pointe la norme (Spinoza, Rousseau et aussi Hobbes) ou la critique (Nietzsche). C'est ce qui apparaît dans l'histoire philosophique de ce concept.

L'État transcendant ou le Léviathan

Dans l'État tel que le conçoit Hobbes, les rapports entre gouvernants et gouvernés sont nettement distincts des rapports privés, tels que ceux qui existent dans la famille, le clan ou la tribu.

L'État ainsi entendu se présente comme un « fait », et non comme un « donné », comme une fabrication humaine, et non comme une entité naturelle ; plus précisément, la nature est, au regard de l'État, une situation intolérable dont il a pour fonction de nous tirer(5).

Dans une perspective comme celle de Hobbes (perspective assez partagée), l'État est le fruit de l'art et du dépassement d'un autre état, celui du désarroi, de la guerre et de l'insécurité permanente : « C'est l'art qui crée ce grand Léviathan qu'on appelle République ou État [...], lequel n'est qu'un homme artificiel.(6) » Comme tout produit de l'art, il a une fin, immédiate – quitter l'intolérable – et médiate – produire le droit réellement, produire un état de droit, donc civil.

Comme tout fruit de l'art, il est produit par la volonté et comme la voie du salut. De là, son caractère à la fois monstrueux (Léviathan est un monstre biblique [Job, 15]) et vénérable(6), qui appelle la révérence autant que la crainte. Par cette image, Hobbes ne vise ni à illustrer un concept ni à créer un mythe, sa construction, comme celle des philosophes politiques de son siècle ou du suivant ; il ne vise qu'à penser les conditions nécessaires, et peut-être suffisantes, de l'existence du droit réel comme droit civil. L'État, dans ces conditions, peut bien être conçu comme un instrument, une machine dont il dit la matière et l'artisan : l'homme, dans les deux cas. Mais cette machine appelle le respect, il en fait donc un « Dieu mortel » pour signifier ce qui est incontestable à ses yeux, la transcendance de l'État, sa supériorité et notre dépendance. La transcendance est un concept clé de la théologie créationniste ; ici, elle recueille les significations de dépendance unilatérale de la créature par rapport au créateur, de dépendance et de distance infinies, le pacte qui fait l'État ne liant que les hommes entre eux et sous la dépendance de Dieu, celui-ci comme notre Léviathan étant hors pacte. Léviathan est donc l'État-machine et l'État-Dieu (mortel, puisqu'il est fait). Machine puissante mais protectrice, car tout se passe, dans sa genèse contractuelle, comme si, pour remplir la fonction qui lui est assignée, la machine avait besoin d'être libérée de toute sujétion à notre égard, la transcendance garantissant cette paix que nous en attendons, et donc d'être comme notre Dieu mortel.

Mais comment l'État peut-il être à la fois engendré par notre pacte et non concerné par lui (puisqu'il est, comme le Dieu de Job, libre de tout contrat, non lié et non engagé par nos actions ni par les siennes propres) ? L'explication est dans l'origine : il est issu de nos besoins, de nos passions et du sursaut d'une raison affolée par la peur de la mort(7). Il a fallu une puissance qui réduise et qui, en même temps, protège la vie naturelle ; l'État, « réalité factice » et contingente, a, en même temps, une nécessité conditionnelle, il est à la merci du désinvestissement passionnel de ceux qui l'ont fait et, s'il faut qu'il dure et qu'il nous protège, il doit ne pas être dépendant de nous, donc être hors d'atteinte de nos conflits pour les résoudre. La logique qui lui a donné naissance et puissance absolue est celle de la vie : il s'instaure dans une situation de crise et par un renversement de l'intérêt personnel illimité en intérêt personnel limité par la conscience d'un péril mortel(8). La matière de l'État est donc primitivement une multitude agitée par les passions et par la crainte, mais une fois l'État créé, cette matière devient multitude obéissante, volontairement (et non naturellement) soumise (ce qui maintient la condition de contingence et donc de fragilité de l'État). L'État est donc un effet de crise. Crise qui débouche sur un pacte autorisant celui qui en est le bénéficiaire à ne pas en être partie prenante : tels sont le sens et la cause de la transcendance de l'État, il est la figure juridique de la restriction mutuelle des droits (et cela s'appelle un contrat). « Contrat d'esclavage » pour Rousseau ou « mort des peuples » pour Nietzsche, car la transcendance en fait un ordre de contraintes et non seulement une puissance protectrice ; il décide de tout, sans contre-pouvoir, si ce n'est celui de notre nature, et il y a des limites naturelles à tout, comme le montrera l'analyse spinoziste des limites du pouvoir souverain(9).

Pourtant, Hobbes, pas plus qu'aucun des théoriciens classiques de la politique, n'admettrait que l'État avec ses institutions puisse être considéré comme un système d'oppression et / ou de répression ; quand bien même il opprime, c'est encore au service de tous ou du tout, et non au service d'un homme (le prince n'est pas un simple particulier) ou d'une classe sociale détentrice du pouvoir économique (concept marxiste de l'État). Hobbes reconnaît donc la nécessité d'un appareil d'État répressif, mais par lequel la liberté de chacun soit limitée au profit de la paix et de la sécurité de la vie.

Mais est-il vrai qu'on vit aussi en sécurité dans les prisons ? Si, par ce trait ironique, Rousseau espérait seulement se débarrasser de ce « diable de Hobbes », la question de la nécessité de l'État lui posera des problèmes au moins aussi cruciaux, tel celui, récurrent, de la conciliation de la liberté et de la justice dans l'État : la nécessité d'un ordre social (inséparable de l'ordre juridique) peut-elle rendre légitime le sacrifice de la liberté individuelle, illimitée ? Oui, répond Rousseau, si cet ordre social est juste. Rousseau a donc rêvé d'un autre contrat et d'une autre communauté (illusoire ?).

Mais s'agit-il vraiment d'un contrat ? Lorsque Rawls, en 1971, s'avisa de construire une nouvelle théorie de la justice sociale ou de la société juste, il n'hésita pas à réactiver une conception de l'État du droit comme État fondé sur la volonté contractuelle, mais il le fit avec la claire conscience du caractère fictif ou hypothétique de la situation originelle nécessitée par la construction théorique de cet État. Si, politiquement, il cherche à fonder la social-démocratie, sa conception d'un État qui concilie les impératifs de justice et d'égalité avec ceux d'une société démocratique (principe de liberté) se présente elle-même comme une abstraction, et non comme réaliste, bien qu'elle vise à mettre au jour les fondements d'une société juste et réalisable ; elle ne prétend pas penser un État réel. La situation originelle de contractants s'accordant sur des principes de justice et de justice réelle, définie comme adéquation d'un ordre social à la structure idéale que nous sentons et nommons juste, cette situation ou position (status, « état ») d'individus prêts à discuter des principes de justice appliqués à la société est évidemment « imaginée »(10).

Il s'agit de penser, contre les doctrines utilitaristes, une théorie pure de la justice et de ses conditions politiques idéales, (un peu à la manière de Kant). C'est ce projet même que Hegel et, après lui, Marx avaient mis en cause, en s'efforçant de penser la réalité de l'État.

L'État sans le contrat

Hegel veut penser l'État indépendamment de toute conception juridique, voire contre elle. Il récuse comme « abstraites » les conceptions qui tendent à exalter l'affirmation politique des individus dans la constitution d'un État tenant tout son être d'un acte à caractère juridique, un contrat, acte interindividuel. On peut donc penser que l'État selon Hegel n'est pas l'État-République, et qu'il ne tend pas à son autonégation positive, mais à sa propre affirmation ; mais qu'est-il ? Il est réel et rationnel, sa rationalité est celle du réel ; il est indifférent aux modalités contingentes de sa fondation, il a sa propre origine ; et son unité originaire n'est pas l'effet d'un acte d'unification arbitraire (dépendant de la seule volonté), son unité trouve son objectivation dans l'individualité concrète du prince(11). L'État, enfin, est « la réalité en acte de l'Idée morale objective »(12). Cette définition que développe la troisième section de la troisième partie des Principes de la philosophie du droit a focalisé toutes les critiques (marxistes, postmarxistes, anarchistes, nietzschéennes et libérales). Hegel a-t-il « sacralisé l'État » ? A-t-il inhibé la réflexion critique qui semble inhérente à la définition philosophique de l'État ?

Un texte de sa philosophie du droit peut permettre d'y voir clair. Il n'y a pas d'État, dit en substance Hegel(13), s'il n'y a pas Constitution, mais la Constitution elle-même n'est pas un pur artefact, elle est une manière d'être d'un peuple donné, c'est-à-dire un certain degré de formation intellectuelle et morale. La Constitution d'un État dépend de cette manière d'être en tant qu'elle est consciente d'elle-même : « Vouloir donner à un peuple une Constitution a priori, le contenu de celle-ci fut-il plus ou moins raisonnable, cette idée négligerait précisément le moment par lequel cette Constitution serait plus qu'une vue de l'esprit. Ainsi tout peuple possède-t-il la Constitution qui est à sa mesure et qui lui revient. »(14).

La Constitution ne s'octroie pas, et il n'y a pas d'état de chose antérieur à la société constituée (organiquement). On ne produit pas une Constitution de toutes pièces, tout « document » n'a de force que s'il correspond à la constitution organique ou réelle.

L'État n'est donc pas l'instrument de la réalisation du droit individuel, il a sa raison en lui-même (c'est pour la même raison qu'on peut penser que la République n'est pas le seul État de droit, la monarchie constitutionnelle l'est aussi). L'État est totalité et unité objective de droits et devoirs ; c'est pourquoi il ne saurait être simple « moyen » ou instrument de et pour la liberté individuelle. Il est pour lui-même une fin, c'est lui qui est le concret et c'est lui qui rend concrète la liberté individuelle. Il ne se confond pas avec la société civile (le système des besoins et du travail qui y pourvoie, la sphère économique) ; il « pense » la société civile ; il supprime, en l'élevant, ce que la loi de l'économie a d'aveugle ou de mécanique(15). (Cette thèse, chère aux hégéliens, a été la cible privilégiée de Marx et Engels dans l'Idéologie allemande.) La thèse de la rationalité de l'État ne doit pas nous faire croire que l'État n'est qu'une abstraction ; il n'y a pas d'État universel, il y a toujours « tel » État ; son universalité est en même temps individualité. Il faut, enfin, reconnaître que, si l'État est « image et réalité organiquement dépliées de la Raison effectivement réelle »(16), il n'est pas, comme l'œuvre d'art, un absolu, il dépend du monde où il se tient. Il ne peut donc satisfaire que la conscience située et finie.

Quelle est donc la fin de l'État ? « Que le substantiel demeure toujours dans la conduite et dans la pensée des hommes », les moyens que la raison utilise pour cette fin sont les mobiles individuels, les passions (retournées contre elles-mêmes), l'instrument en est le grand homme, le vrai prince ; la matière de la révélation du substantiel (ou liberté) où s'unissent la volonté subjective et la volonté substantielle (libre), c'est le corps vivant de l'État (tous les aspects de la vie humaine). À tous ces titres, l'État n'est pas une existence qui doit être dépassée, ce n'est pas un simple moment de l'existence libre, l'existence dans l'État est conforme à la raison, l'État est le véritable « état de nature » de l'homme. On peut donc penser que Hegel est encore sous l'influence des Lumières, lorsqu'il conclut, dans sa Philosophie de l'histoire, que tout ce que l'homme est, il le doit à l'État, que toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l'État.

La conception hégélienne de l'État a été la cible d'une critique anarchiste qui fait de l'État l'ennemi de la liberté individuelle ; d'une critique marxiste qui met en cause la rationalité et l'indépendance de l'État à l'égard des conflits économiques et de classe ; d'une critique nietzschéenne qui fait de l'État la condition même de la mort des peuples. Et l'ennemi de l'existence individuelle et créatrice.

La critique anarchiste, qui prétend, par l'abolition de l'État, restaurer des liens librement consentis entre les hommes, méconnaît l'égoïsme et les passions constitutives de leur nature. La critique marxiste, plus lucide, laisse à la suppression des antagonismes de classe le rôle de moteur de la disparition, lente ou violente, de l'État, qui n'est rien que l'instrument politique de la domination d'une classe par une autre : ainsi, la société sans classe est aussi sans État. Mais l'idée d'automate social produisant par lui-même les conditions de sa vie et de sa stabilité participe de la même croyance et ne semble pas à l'abri des difficultés que rencontre le concept dénoncé de l'État comme figure de l'intérêt commun et qui transcenderait les intérêts de classe(17).

Par ailleurs, le concept d'une véritable société communautaire (la société communiste), qui doit servir de base à l'abolition de l'État (comme pouvoir de domination d'une classe) et à la mise en place d'une forme d'État qui aurait en soi le principe de sa propre extinction(18), n'est pas moins un « idéal » que l'« illusoire communauté » dénoncée.

La critique nietzschéenne n'est que critique. Elle ne se donne pas elle-même comme un examen « sérieux » de la réalité et des fins de l'État ; elle s'apparente plutôt à une réaction d'autodéfense de l'individu « nécessaire » (contraire des « superflus »), celui qui peut et veut vivre seul et créer son « idéal », qui travaille donc à déconstruire les « idoles » les valeurs et les idéaux métaphysiques) pour promouvoir des valeurs de vie, comme puissance individuelle et créatrice, une vie qui assume les contradictions, sans optimisme et sans dialectique, de façon tragique et non politique. À une telle attente, la notion de « communauté » étatique ne peut apparaître qu'illusoire, mais ce n'est pas l'illusion comme telle qui est dénoncée, c'est celle de l'idole, celle qui « sent mauvais » : « Leur idole sent mauvais, le monstre froid, eux tous sentent mauvais, ces idolâtres. »(19). Évitez donc la mauvaise odeur ! Éloignez-vous de l'idolâtrie des superflus ! Zarathoustra l'a fait, mais pourquoi donc est-il redescendu de la montagne, vers ses « frères » humains ?

Marx et Nietzsche ont nourri toutes les critiques de la croyance en l'État. Que reste-t-il aujourd'hui de ces critiques radicales ? Le crépuscule de l'idée de révolution abolitionniste de l'État semble avoir autorisé des retours, divers et multiples, à l'idée d'État contractuel. Le clivage n'est plus qu'entre ceux qui placent le contrat au fondement et ceux qui en font le moteur (permanent) de la démocratisation permanente en tant qu'elle sollicite la communication et l'intercompréhension (Habermas). La réactivation des idées anciennes (le langage comme lien du tissu social ; l'usage pragmatique de la raison ; la volonté générale comme volonté de l'universel ; la raison comme source de l'intercompréhension qui stabilise la société, source du consensus socio-éthique), contrairement aux critiques qui ont marqué la fin du xixe s., entre dans le cadre d'un aménagement réformiste de l'idée d'État de droit ou de l'idée d'un devenir inachevable, par définition, de l'État idéal(20).

Suzanne Simha

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Spinoza, B., Traité politique, III, 1 et V, 2, tr. Ch. Appuhn, GF, Paris, 1966.
  • 2 ↑ Ibid., V, 4.
  • 3 ↑ Ibid.
  • 4 ↑ Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, I, « De la nouvelle idole », 10-18, Paris, p. 46.
  • 5 ↑ Hobbes, Th., Léviathan, introduction et chap. XVII, tr. F. Tricaud, Paris, Sirey, 1971.
  • 6 ↑ Ibid., chap. VII.
  • 7 ↑ Ibid., chap. XIII, XIV.
  • 8 ↑ Ibid., chap. XIII, XIV.
  • 9 ↑ Spinoza, B., op. cit., III, § 2, 3, 4, 8.
  • 10 ↑ Rawls, J., Théorie de la justice (1972), I, 1, tr. C. Audard, Seuil, Paris, 1987.
  • 11 ↑ Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, § 257 à 320, tr. J.-L. Vieillard-Baron, GF, Paris, 2001.
  • 12 ↑ Ibid., § 257.
  • 13 ↑ Ibid., § 274.
  • 14 ↑ Ibid., § 195, 201.
  • 15 ↑ Ibid., § 360.
  • 16 ↑ Hegel, G. W. Fr., la Raison dans l'histoire, tr. K. Papaioannou (1965), rééd. 10/18, Paris, 1979.
  • 17 ↑ Marx, K., L'Idéologie allemande, tr. M. Rubel, dans Philosophie, Gallimard, « Folio », Paris, 1994, p. 317-318.
  • 18 ↑ Ibid., p. 372 et suiv.
  • 19 ↑ Nietzsche, Fr., Ainsi parlait Zarathoustra, op. cit., p. 47.
  • 20 ↑ Kant, E., Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique, prop. vii, dans Opuscules sur l'histoire, tr. S. Piobetta (1947), GF, Paris, 1990, p. 79-83.

→ citoyen, communauté, contrat social, état de nature, gouvernement, moralité, peuple, politéia, politique, public, république




la genèse du concept de raison d'état, entre guerre et consensus

Le moment de la genèse du concept de raison d'État, au xvie s., les enjeux qu'il définit dans un contexte historico-politique sont décisifs pour toute réflexion sur la raison d'État et la nature de l'État. La raison d'État pensée par les théoriciens de la contre-réforme catholique (en premier lieu par Giovanni Botero qui publie en 1589 son Della Ragion di Stato) à cause des guerres civiles de religion en France visait aussi à recouvrir, à occulter une raison d'État pensée par les auteurs florentins (notamment Francesco Guicciardini, le premier à utiliser le terme en 1525) pendant les guerres d'Italie et à cause de ces dernières, et cela parce qu'elle mettait à jour des caractères insupportables, indicibles, de l'État – sa violence, son absence de légitimité. Ce qui naissait alors était une autre conception de la raison d'État insistant sur la « conservation » et le consensus.

Guicciardini : raison d'État et violence de l'État

Comprendre pourquoi et comment, à Florence, au xvie s., les penseurs républicains sont amenés à modifier profondément la tradition de pensée politique dont ils ont hérité, implique de les resituer dans le moment historique particulier qu'instituent les guerres d'Italie et l'émergence de l'état d'urgence permanent – notamment à Florence où s'ouvre une période marquée par une grande instabilité, des « mutations » fréquentes de forme de gouvernement et l'expérience fondamentale de la république du Grand conseil. C'est « par nécessité » (cette nécessité qui naît du caractère « extraordinaire » de la situation historique, de la « qualité des temps ») que se développe à Florence un mouvement de réflexion générale autour de la « façon de gouverner et de la façon de faire la guerre » (Francesco Guicciardini, Storie florentine, 1508-1509). Deux points importants paraissent acquis dans cette réflexion : « le détachement entre les normes morales et religieuses et les comportements ou critères politiques » (Tenenti) et le caractère violent de l'État.

Meinecke (1924) cite l'expression guichardinienne « la raison et les usages des États » – tirée du Dialogue sur la façon de régir Florence – en refusant de l'analyser puisqu'il estime que Guicciardini en a parlé « de telle façon que l'on peut douter qu'il ait voulu désigner par là une notion précise ». Or, ce texte de Guicciardini effectue une nette séparation méthodologique entre la sphère de l'agir politique et celle de la morale religieuse, et, surtout, il met en évidence un aspect fondamental de ce que l'on peut désigner ici, à bon droit, par le terme d'État (lo stato, c'est à la fois, dans le vocabulaire des républicains florentins, le pouvoir, les formes que prend ce pouvoir pour gouverner, le territoire et les gens sur lesquels s'exerce ce pouvoir, ceux qui gouvernent et ce qui est gouverné : ces caractéristiques sont incluses dans la pratique et la réalité des États modernes).

Il y a, selon Guicciardini, une raison d'État et un usage qui en découle et cette raison, cet usage sont différents des règles morales, de la « conscience » : cette analyse est menée au nom de la démarche pragmatique et critique de l'homme dont la politique est le métier et qui cherche – comme le Machiavel du chapitre XV du Prince – « la vérité effective de la chose ». On remarquera, au passage, que Guicciardini précise que ce « raisonnement » est à faire « entre nous » – c'est-à-dire entre praticiens de la politique – et que c'est précisément ce que l'on reprochera à Machiavel de ne pas avoir fait !

Pour revenir au texte du Dialogue, il faut ensuite remarquer que le passage sur « la raison et les usages des États » est immédiatement précédé par une formulation qui tient à cœur à Guicciardini puisqu'elle est récurrente dans ses textes, de 1512 à 1525 : tous les États, à bien considérer leur origine, sont violents et, hormis les républiques, dans leur patrie et non au-delà, il n'est aucun pouvoir qui soit légitime ». La raison d'État repose donc sur le caractère violent de l'État. Cette analyse provient à l'évidence de la situation de guerre permanente : l'insistance sur la violence inhérente à l'État, sur la nécessité d'avoir des armes qui sont les instruments nécessaires du « métier » de la politique, signifie certes que l'état de guerre étant permanent, il est, en permanence, nécessaire d'employer des « moyens extraordinaires » (pour utiliser une formule de Machiavel) ; mais elle est aussi une nécessité inhérente à la nature même de tout pouvoir politique qui doit intégrer, dans son action, l'analyse des rapports de force, les armes, la nécessité du conflit.

Les enjeux du concept

Lorsque Botero, vers la fin du siècle, écrit son Della Ragion di Stato, le terme – et les effets de dévoilement et de vérité qui en découlent – circule déjà « dans les cours des Rois et des grands Princes ». Dans les Cause della grandezza delle città, la raison d'État est présentée comme une arme entre les mains de « ces gens-là [costoro] qui font profession de prudence et de raison d'État, comme ils disent [come essi dicono] » : il y a là sans doute une référence à l'expérience française de Botero pendant les guerres de religion et à son aversion vis-à-vis des « politiques » dont il dira qu'ils ont ramené « toute chose à une raison d'État stupide et bestiale » (Relazioni universali, édition de 1640, p. 272). Le terme, donc, est devenu courant entre « spécialistes », mais pas seulement, à en croire bon nombre d'auteurs : « les basses personnes » – auxquelles, dira Chappuy en 1599, dix ans après la parution de l'ouvrage de Botero, dans la lettre de dédicace de sa traduction « on devrait défendre de parler d'un tel sujet » – en parlent, eux aussi : l'expression vole de bouche en bouche, même « dans les boutiques des barbiers et des plus vils artisans ». Traiano Boccalini, dans plusieurs de ses Nouvelles du Parnasse (1612), élucide, avec son ironie décapante, le sens à donner à cette réalité – ou, pour le moins, à la crainte bien réelle de ceux qui rapportent de tels faits, qu'ils soient réels ou en partie inventés. Boccalini raconte ainsi comment les plus grands princes présentent à Apollon, en louant fort son contenu, « un livre qui traitait de la raison d'État » (celui de Botero, comme le prouve la citation de ses premières lignes). Apollon qui – poursuit Boccalini – savait fort bien combien les princes ont en horreur les écrits qui traitent des choses de l'État et permettent « aux hommes simples » de savoir quels sont leurs desseins et les façons d'agir, fut très surpris de leur volonté de faire publier ce livre ? (Nouvelles ?, II, 87). On ne saurait être plus clair, ni sur le caractère éclairant que peut avoir la mise en évidence de la rationalité de l'État (pour Boccalini, Machiavel met « de fausses dents de chiens » dans la bouche des brebis ce qui, bien évidemment, n'aide guère ceux qui veulent les tondre et les traire !), ni sur le sens de l'opération d'occultation effectuée par Botero.

Botero : consensus et conservation de l'État

Il s'agit donc pour Botero de reprendre à son compte – et au compte de l'Église catholique et romaine, car c'est la congrégation du Saint-Office qui lui « passe commande » du livre – un concept qui fonctionne, qui a une valeur explicative et de se l'approprier, de lui donner un autre sens. S'approprier le terme « raison d'État » – pouvoir dire « comme nous disons » et non plus « comme ils disent » – est un enjeu : il faut ôter une arme aux adversaires et la retourner contre eux, car il faut rétablir le consensus, clore et empêcher tout état de guerre. L'ordre, le repos (la quiete) la conservation deviennent la fonction même de l'État. L'État est donné d'emblée, il n'a pas à s'embarrasser de quelque velléité de légitimation que ce soit, il ne doit se poser que la question des modalités de son fonctionnement, de son maintien et définir la mécanique et les pratiques de sa domination : il lui revient en effet de gérer les hommes et les choses à l'intérieur d'un territoire connu, descriptible et décrit. Botero définit un fonctionnement du politique différent des règles et normes religieuses. Mais ce n'est pas là l'essentiel : le plus important, c'est la tentative pour penser les moyens concrets d'une action de l'État visant à maintenir, à « conserver » en s'appuyant sur le bien-être des sujets, en définissant des « façons de gouverner » nouvelles – pour le dire avec les mots de Guicciardini.

Chez Botero, l'enjeu est la puissance de l'État, sa capacité à se maintenir, à maintenir sa « domination et seigneurie » en créant du consensus, en masquant son caractère violent. Ainsi, la population devient un enjeu de pouvoir : un État doit être peuplé, sa population doit être riche, son organisation spatiale doit favoriser les échanges, les villes doivent avoir « un site commode », etc. ; dès lors, sont requis des savoirs concernant la démographie et la géographie, et l'économie investit la politique. Le champ de la politique s'élargit donc considérablement. C'est moins leur intérêt théorique et conceptuel qui fait l'importance des ouvrages de Botero que cet élargissement des perspectives : l'art de gouverner ne dépend plus, d'abord, de l'habileté du prince, il relève de sciences nouvelles qui s'appliquent à la population, à la géographie physique et humaine, à l'économie. La recherche « des moyens propres à fonder, conserver et agrandir [la] domination et seigneurie » de l'État amène de fait Giovanni Botero à être l'un des fondateurs de la statistique au sens de « science qui a pour but de faire connaître l'étendue, la population, les ressources d'un État ».

Le point d'arrivée de ce parcours schématiquement esquissé pourrait donc se résumer ainsi : au cours d'un siècle et demi (de 1494 à 1650) l'état de nécessité et d'urgence, né des guerres – et des guerres civiles – permanentes, a entraîné un enrichissement et un accroissement considérables du savoir sur la politique et sur l'État. La définition du concept de raison d'État – la possibilité de s'en servir comme une arme politique – donne lieu à un véritable combat théorique, entre dévoilement et dissimulation, entre guerre et consensus. Les enjeux de ce combat exigent que nous ayons en tête, pour toute réflexion sur l'État et sa rationalité, les deux caractéristiques que ce parcours aux sources à mis en évidence : d'une part, la reconnaissance du caractère violent de l'instance du pouvoir politique, qui à tout moment doit pouvoir mener la guerre par tous les moyens et, d'autre part, la mise en œuvre de tactiques et de techniques de gouvernement visant, pour le dire une dernière fois avec les termes de Botero, à la recherche « des moyens propres à fonder, conserver et agrandir [la] domination et seigneurie » de l'État.

Jean-Claude Zancarini

Notes bibliographiques

  • Un outil bibliographique indispensable : Baldini, E., « Ragion di Stato, Tacitismo, Machiavellismo e Antimachiavellismo tra Italia ed Europa nell'età della Controriforma. Bibliografia (1860-1999) », La Ragion di Stato dopo Meinecke e Croce. Dibattito su recenti pubblicazioni, Enzo Baldini [dir.], Name, 1999.
  • Baldini, E., Botero e la ‘Ragion di Stato', [dir.], Olschki, Florence, 1992.
  • Borrelli, G., Ragion di Stato e Leviatano. Conservazione e scambio alle origini della modernità politica, Bologne, Il Mulino, 1993. Raison et de raison d'État, Y.C. Zarka [dir.], PUF, Paris, 1994.
  • Croce, B., Storia dell'età barocca in Italia. Pensiero – Poesia e letteratura – Vita morale, Laterza, Bari, 1929.
  • Ferrari, G., Histoire de la Raison d'État, Levy, Paris, 1860.
  • Lazzeri, Ch., Reynie, D., Le pouvoir de la raison d'État, [dir.], PUF, Paris, 1992.
  • Lazzeri, Ch., Reynie, D., La Raison d'État. Politique et rationalité, [dir.], PUF, Paris, 1992.
  • Meinecke, F., Die Idee der Staaträson in der neueren Geschichte, München-Berlin, Oldenbourg, 1924.
  • « Miroirs de la Raison d'État », Cahiers du Centre de recherches historiques, no 20, avril 1998.
  • Senellart, M., Machiavélisme et raison d'État, PUF, Paris, 1989.
  • Stolleis, M., Staat und Staaträson in der frühen Neuzeit. Studien zur Geschichte des Öffentlichen Rechts, Suhrkamp, Francfort, 1990.
  • Tenenti, A., Stato : un'idea, una logica. Dal commune italiano all'assolutismo francese, Il Mulino, Bologne, 1987.
  • Thuau, E., Raison d'État et pensée politique à l'époque de Richelieu, A. Colin, Paris, 1966.
  • Viroli, M., From Politics to Reason of State : The Acquisition and Transformation of Language of Politics, 1250-1600, Cambridge University Press, Cambridge, 1992.