citoyen

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin civis, pour le grec politès, littéralement, « membre de la cité ».

Philosophie du Droit, Politique

Celui qui appartient à une société politique quelconque. Cette appartenance peut impliquer la participation effective à toutes les décisions qui concernent la communauté, ou être réduite à un ensemble d'obligations et de droits spécifiques.

Adopter la définition large, c'est reprendre une tradition qui remonte à la cité grecque et à la république romaine, et qui a acquis une nouvelle vitalité dans certaines cités italiennes à la Renaissance (Florence, Venise) : dans une libre république, les « citoyens » participent nécessairement aux décisions communes, à la différence des « sujets » des États monarchiques ou de la même république (ceux qui y résident sans bénéficier des privilèges de la citoyenneté).

Adopter la définition étroite (réduire la citoyenneté à un simple statut juridique), c'est être tributaire d'une autre définition de la société politique. La république devient l'ensemble des sujets qui obéissent au même souverain, même s'il s'agit d'un monarque ; lui appartenir revient à obéir aux lois qui vous protègent. Cette réduction du citoyen au sujet peut être plus ou moins complète. En 1576, Bodin distingue encore le sujet ordinaire et le citoyen – un sujet auquel le souverain laisse la liberté de gouverner sa famille et ses biens, qui partage avec ses pairs de la même cité (une république peut comporter plusieurs cités) une même législation à propos de laquelle il peut être consulté(1). Tout en distinguant les francs sujets (ou citoyens libres) et les esclaves (des sujets de l'État assujettis aussi à certains de leurs concitoyens)(2), Hobbes assimile le citoyen au sujet(3) : l'activité civique est réduite à l'obéissance volontaire et au pacte fictif par lequel chacun est censé avoir institué l'État qui le protège.

L'homme et le citoyen

Pour les tenants de la libre république antérieurs à Rousseau, tout homme a une capacité politique (une capacité à coopérer à une œuvre commune) que les rares citoyens sont seuls à réaliser dans sa plénitude. Tous sont hommes, certains le sont plus que d'autres !

Chez les tenants du droit naturel moderne (Hobbes, Pufendorf, Locke), la réduction du citoyen à un sujet qui accepte d'obéir pour protéger ses droits conduit à séparer l'homme et le citoyen. Que l'homme soit insociable ou sociable, il n'est plus, comme le voulait Aristote, un animal politique. Le droit politique (qui inclut les droits reconnus aux citoyens) est un moyen subordonné à une fin extérieure à l'État, la sauvegarde des droits attachés également à tous les hommes du seul fait de leur nature.

Rousseau tente de concilier les deux définitions. Héritier du droit naturel moderne, il postule l'égale liberté de tous. Héritier du républicanisme, il refuse de séparer l'homme et le citoyen : l'homme naturel (celui qui vivrait en dehors de toute société politique et de toute relation stable avec ses semblables) est presque un animal : ce qui en lui est proprement humain (la capacité de se perfectionner et de s'écarter de la nature) ne peut se développer sans vie politique organisée. C'est en devenant citoyen que l'animal stupide et borné accède à l'humanité(4) : « sujet » par sa soumission aux lois de l'État, il est « citoyen » par sa participation à l'autorité souveraine définie de manière nouvelle(5) : elle consiste uniquement à légiférer, c'est-à-dire à décider des règles qui valent pour tous, abstraction faite des particularités de chacun(6). Les droits naturels que la république doit sauvegarder ne peuvent être ceux de l'animal stupide et borné. Si on devient homme en devenant citoyen, on ne peut protéger les droits de l'homme en faisant appel à un principe naturel extérieur à la république. On cherchera plutôt des institutions qui, par leur fonctionnement (la claire distinction des fonctions législative et executive, du souverain et du gouvernement), contraindront les citoyens à exercer leur souveraineté en respectant les droits de chacun.

À définir le citoyen par l'activité civique, bien peu d'entre nous sont citoyens, car l'État représentatif tend à réduire notre citoyenneté à ce que Hobbes avait imaginé : l'obéissance volontaire. À nous de résister à cette réduction.

Jean Terrel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bodin, J., la République, I, chap. 6, p. 111 sq., Fayard, Paris, 1986.
  • 2 ↑ Hobbes, Th., De cive, chap. 5, § 11.
  • 3 ↑ Ibid., chap. 9, § 9.
  • 4 ↑ Rousseau, J.-J., Du contrat social, II, chap. 8.
  • 5 ↑ Ibid., I, chap. 6.
  • 6 ↑ Ibid., II, chap. 4 et 6.



Qu'est-ce qu'un citoyen ?

Nous usons et abusons du vocabulaire de la citoyenneté. Alors que la plupart des grandes démocraties subissent un vaste mouvement de désintérêt à l'égard de la chose publique, les actes les plus ordinaires de la vie sociale doivent, pour avoir quelque valeur, être affublés du qualificatif « citoyen ». La politesse, le respect, la tolérance, le souci des « exclus », l'humanitarisme, voilà les traits de cette nouvelle citoyenneté. Mais cet usage sans mesure du mot ne traduit-il pas le fait que nous sommes en train de perdre le sens de la citoyenneté ? Né il y a quelque 2 500 ans en Grèce, le citoyen est-il encore une figure pertinente de l'existence digne d'un homme ?

L'animal politique

Étymologiquement, le citoyen est celui qui vit dans une cité gouvernée par des lois. Quand Aristote dit que l'homme est un « animal politique », il affirme que l'homme est, par nature, citoyen. Mais, pour un citoyen d'Athènes, cette définition est très précise. Elle exclut tous ceux qui ne sont pas athéniens « de sang » – les étrangers restent, sauf dans des cas restreints, des métèques – ainsi que les femmes et les esclaves. D'un autre côté, cependant, elle affirme l'égalité des citoyens comme condition de leur liberté.

Se posant la question du meilleur gouvernement, Aristote examine plusieurs possibilités(1). Le gouvernement d'un seul, ou monarchie, qui relève d'une généralisation de la domination paternelle et dont le principe est l'amour du monarque pour le bien de ses sujets. Mais, réaliste, Aristote constate que ce genre de gouvernement est prompt à dégénérer en despotisme, lequel correspond au rapport du maître à ses esclaves. Le gouvernement de la minorité des meilleurs (l'aristocratie) est, quant à lui, menacé de se transformer en une oligarchie où la puissance de l'argent remplace la vertu. C'est que en dépit des menaces de dégénérescence en anarchie, le gouvernement de la masse des citoyens, tout bien pesé, est, sans doute, le meilleur en pratique. Mais quoi qu'il en soit, si « le pouvoir du chef de famille est une monarchie », un gouvernement non dégénéré, qu'il soit celui d'un seul ou celui de la majorité, n'est jamais assimilable au pouvoir d'un maître. En effet, dans la plupart des régimes politiques, on est tour à tour gouvernant et gouverné (car on veut être égaux de nature, sans différence aucune)(2). C'est pourquoi, « un citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire ou à une magistrature »(3).

La citoyenneté n'est possible que là où il existe un espace public, là où les hommes se rencontrent directement, là où la parole est action. Ce qu'exprime la citoyenneté grecque, c'est une certaine conception de la vie digne d'un homme, une vie qui n'est pas enfermée dans la sphère privée, mais s'exprime d'abord dans l'espace public. Cela signifie que les intérêts privés – aussi importants soient-ils en pratique – ne peuvent dominer la vie publique. D'où la condamnation comme « contre nature » de ce qu'Aristote nomme « chrématistique », c'est-à-dire l'activité consacrée à la recherche de l'argent pour lui-même.

Citoyen et sujet

Cette prodigieuse invention de la démocratie grecque doit cependant être comprise sans anachronisme. Tout d'abord, l'homme grec n'est pas citoyen par nature. C'est, inversement, le citoyen qui, seul, est un homme au sens plein du terme. Celui qui n'est pas citoyen ne l'est pas pour de bonnes raisons : il diffère en nature de l'homme libre. Ainsi les « barbares » étaient-ils esclaves « par nature », car les Grecs se demandaient comment des hommes libres auraient pu accepter de vivre sous la coupe d'un despote. En second lieu, la conception grecque de la citoyenneté est aux antipodes de la conception individualiste moderne. La cité n'est pas une assemblée d'individus ; elle est un tout qui forme le Bien suprême. L'homme recherche le bonheur, certes, mais le bonheur réside dans la vie dans une cité régie par des lois. La liberté est essentiellement la liberté politique, celle de participer à la vie publique, mais nullement la liberté de conscience, au sens des Modernes – l'impiété, pour les Grecs, est un crime majeur, car en offensant les Dieux, c'est à la cité tout entière qu'on s'attaque.

Ainsi semble justifiée l'affirmation de Hegel selon laquelle la liberté des Grecs fut « une fleur due au hasard, caduque, renfermée dans d'étroites bornes et, d'autre part, une dure servitude de ce qui caractérise l'homme, de l'humain »(4). La philosophie moderne, fondée sur la théorie du contrat, tente de construire l'état civil à partir d'une conception de l'homme profondément différente. L'homme est, par nature, libre. Comment dès lors concilier cette liberté essentielle et l'obéissance au pouvoir politique ? Tout simplement en concevant le pouvoir politique comme le résultat des volontés libres des individus qui s'associent pour régler leurs différends et protéger leurs biens et, à cette fin, instituent un gouvernement commun. Par nature, l'homme a le droit de faire tout ce qu'il juge nécessaire pour la défense de sa propre vie, mais la raison lui dicte la voie de l'association politique comme la plus appropriée.

Pourtant, si l'homme est citoyen au sens où l'existence de la cité est, en dernière analyse, fondée sur un acte de sa volonté, il est aussi, et presque immédiatement, sujet. Car, une fois le pouvoir politique institué, il doit lui obéir. « Est sujet, dit Spinoza, celui qui fait, par ordre du Souverain, ce qui est utile à la communauté et, par conséquent, à lui-même »(5). L'habitant de la cité peut donc être considéré tantôt comme citoyen, tantôt comme sujet. Tantôt comme auteur des lois, tantôt comme celui qui obéit aux lois. Mais dans les deux, si la cité est bien gouvernée, il reste libre. Cette ambiguïté traverse toute la philosophie politique classique. Elle autorise la division kantienne entre le citoyen actif – celui qui peut effectivement participer à l'exercice du pouvoir législatif – et le citoyen passif, qui jouit des libertés fondamentales mais non de la participation à la décision politique.

L'aliénation politique

Rousseau(6) perçoit clairement ce problème. Le Contrat social ne peut tirer sa légitimité que de l'identification du sujet et du citoyen. Étant donné que la liberté consiste à n'obéir qu'à soi-même, le sujet ne reste libre dans l'obéissance à l'autorité politique que s'il est lui-même une partie du corps qui exerce cette autorité politique. La volonté générale et la volonté de tous sont une seule et même chose.

Il faut en tirer les conséquences. La volonté ne saurait être représentée, car personne ne peut, à ma place, vouloir ce que je veux. Par conséquent aucune autre autorité n'est légitime que celle du peuple assemblé, délibérant dans le silence des passions. Être soumis au pouvoir des représentants, c'est accepter d'être dessaisi de sa propre liberté. Autrement dit, l'État de droit traditionnel, y compris la démocratie représentative, n'est qu'une des figures de l'aliénation politique. Ce qui m'est propre a été transféré à quelqu'un d'autre, représentant élu ou monarque, au fond peu importe. Est-ce encore être libre que de pouvoir une fois tous les quatre ou cinq ans choisir qui va décider de tout à la place des citoyens, et, de plus, se trouve même expressément dégagé de toute obligation envers ses mandats, puisque la démocratie représentative exclut tout mandat impératif et toute forme de soumission du député à l'assemblée de ses électeurs ?

Ainsi cette exigeante conception rousseauiste de la citoyenneté conduit-elle paradoxalement à penser que les démocraties réellement existantes sont bien plutôt conformes au modèle hobbesien. Le citoyen est celui qui a autorisé de manière irréversible le représentant du corps politique à parler en ses lieux et places. L'entrée dans l'état civil est la renonciation à la liberté naturelle pour passer sous le joug de l'obligation légale, et devenir citoyen, c'est seulement cela. D'un côté, donc, nous avons une conception rigoureuse de la liberté politique et de la citoyenneté, mais qui semble inapplicable – c'est un régime fait pour les dieux et non pour les hommes, semble parfois penser Rousseau. Et, de l'autre côté, seul demeure le froid réalisme machiavélien de Hobbes qui énonce que, dans son essence, tout État, quelle qu'en soit la forme – régime d'assemblée ou monarchie – est un État absolu. Ne reste plus alors qu'à estimer que c'est l'État lui-même, et donc le politique, en tant que tel, qui doit être remis en cause. L'homme n'est pas, par nature, un citoyen, un « animal politique ». La soumission de la vie à la politique est aliénation. Si la politique est le passage au « nous », sortir de l'aliénation politique, c'est, si on suit M. Stirner, refuser ce « nous », retourner au « je » unique.

La société civile et l'État

La contradiction dans laquelle nous conduit l'analyse de l'aliénation politique tient à ce que l'homme, dès qu'il est entré dans la vie sociale, est défini exclusivement comme citoyen ou comme sujet, c'est-à-dire dans le rapport direct au politique. L'État est conçu comme une totalité indifférenciée formée d'individus libres et rationnels. Mais ce qui nous fait proprement citoyens, c'est l'appartenance à des sphères différentes, certes liées, mais ayant leur propre autonomie. L'État au sens de Hegel, ce n'est pas le pouvoir de faire des lois ou d'administrer ; c'est la sphère englobant toutes ces sphères de la vie sociale.

L'État est, comme le dit Hegel, la réalité effective de la liberté des individus. Il repose sur une double reconnaissance : reconnaissance négative par l'État de la liberté et des droits de l'individu de mener une vie privée et d'exercer une profession librement choisie, et reconnaissance positive par l'individu que l'État est vraiment le domaine des satisfactions individuelles. Reposant sur des lois, l'État garantit la reconnaissance de l'égale dignité des personnes. Dans l'État, les droits deviennent effectifs, puisque la puissance publique seule peut organiser les conditions générales dans lesquelles chacun peut poursuivre ses propres buts. Le citoyen n'est donc pas posé face à l'État. Il n'est pas un individu abstrait. « Ce qui assure l'État et les gouvernés contre le mauvais usage du pouvoir de la part des autorités et de leurs fonctionnaires, c'est, pour une part leur hiérarchie et leur responsabilité, pour une autre part, l'attribution de droits aux communautés, aux corporations »(7). Autrement dit, la citoyenneté réside dans l'appartenance à une société organisée, réglée par un système de droits, à des communautés ou des corporations, qui constituent la réalité effective de l'État.

Si séduisante que soit cette réconciliation des oppositions, elle reste cependant problématique. N'est-elle pas la rationalisation, post festum, d'un système étatique qui éloigne durablement le citoyen de tout pouvoir proprement politique ? Ou encore une manière sophistiquée de reconduire l'opposition, posée par B. Constant, de la liberté des anciens (liberté exclusivement politique) et de la liberté des modernes (liberté de conscience et liberté de vivre selon ses goûts et ses talents dans la société civile) ? Hegel permet de penser la complexité de nos sociétés, mais c'est peut-être au prix de ce qui faisait la valeur de la définition traditionnelle de la citoyenneté. Peut-on être citoyen aux yeux de la loi tout en étant privé de pouvoir de décision effectif dans le domaine politique ? Et si la liberté est garantie par les droits des « corporations » auxquelles nous appartenons, par exemple dans le travail, être citoyen, n'est-ce pas être en mesure de participer à la décision dans chacune de ces sphères ?

Crise de la citoyenneté ?

Nous ne pouvons pas rêver d'un retour à la cité antique ou à la république de Genève idéalisée par Rousseau, quelles que soient la force et la valeur d'idéal normatif des conceptions aristotélicienne ou rousseauiste du citoyen. Pourtant, nous ne pouvons accepter que la liberté politique n'existe que comme une abstraction rationnelle face à l'individu réduit, lui, du statut de citoyen à celui de consommateur.

Tout d'abord, l'interconnexion croissante des économies et des politiques de toutes les nations semble laisser peu de place à la souveraineté du peuple – à moins de tomber dans l'utopie d'un État mondial, dont Kant avez perçu la dimension potentiellement tyrannique(8). Nous sommes, en tant que membres de la communauté humaine, des citoyens du monde. Mais cette citoyenneté abstraite doit être articulée concrètement : l'appartenance à un État de droit en constitue le premier étage ; la garantie du droit des nations – le droit des gens, dit Kant – en constitue le second ; et le troisième résiderait alors dans une association internationale des États nationaux, acceptant des règles communes pour garantir la paix et l'universelle hospitalité. C'est donc bien comme citoyen d'une nation particulière que nous pouvons participer à un ordre mondial juridiquement organisé. De ce point de vue, la dislocation des espaces publics nationaux au profit d'un « monde en réseaux » défait la citoyenneté au seul profit des réseaux disposant d'un pouvoir réel, grandes multinationales et réseaux financiers.

Ensuite, la « marchandisation » croissante de la vie humaine, qui va de pair avec les progrès d'un certain individualisme hédoniste, met en cause l'idée même d'appartenance à un corps politique. Le bien public s'efface devant la recherche du bonheur privé. Sans doute sommes-nous prêts à participer à la vie associative quand il y va de nos intérêts ou de ce vers quoi nous portent nos bons sentiments. Mais cette montée de la « société civile », loin d'être une manifestation de l'esprit « citoyen », pourrait bien n'être que la contrepartie de la désaffection croissante à l'égard du politique. Au lieu d'un espace public, nous aurions des communautés. À la place de la raison politique, le triomphe du sentiment.

Enfin, le caractère de plus en plus technique des tâches du gouvernement tend à faire du politique le domaine par excellence des spécialistes. Si Platon confiait le pouvoir aux « philosophes-rois », c'est parce que le politique était considéré comme l'objet d'une science théorique. Si l'exercice du pouvoir dépend de la capacité technique à appliquer ce que la science (économique) prescrit, il faut donc, selon la même logique, confier le pouvoir aux spécialistes de la technique, ce qui donne, au sens étymologique, la technocratie. Dès lors, on comprend que le citoyen, expulsé de son pouvoir de citoyen par la montée de cette technocratie, ne trouve plus d'autre recours que de s'en prendre à l'État lui-même.

Si nous sentons que la pente de l'évolution sociale et historique conduit à l'effacement de la figure du citoyen, nous savons pourtant, en même temps, qu'à nous laisser aller à ce mouvement, nous perdrions notre bien le plus précieux, cette liberté publique qui donne sens à l'existence humaine. Penser la citoyenneté dans la complexité de la société contemporaine, voilà la question devant laquelle nous nous trouvons. Et cela nous ne le pourrons pas sans reprendre appui sur la tradition classique, celle qui a donné au citoyen ses lettres de noblesse.

Denis Collin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Aristote, les Politiques, trad. P. Pellegrin, Garnier-Flammarion, Paris, 1992.
  • 2 ↑ Ibid., pp. 127-128.
  • 3 ↑ Ibid.
  • 4 ↑ Hegel, G. W. F., Leçons sur la philosophie de l'histoire, 1837, trad. J. Gibelin, Vrin, Paris, 1963.
  • 5 ↑ Spinoza, B., Traité théologico-politique, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, Œuvres III, PUF, Paris, 2000.
  • 6 ↑ Rousseau, J.-J., Du contrat social, in Œuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1964.
  • 7 ↑ Hegel, G. W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, 1820, trad. J.-L. Vieillard-Baron, Philosophie du droit, Garnier-Flammarion, Paris, 1999.
  • 8 ↑ Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. H. Wismann, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1986.



Peut-on être citoyen du monde ?

Le citoyen du monde est à la croisée de deux problématiques politiques majeures. La première relève du problème classique de l'extension de la théorie contractualiste au-delà des frontières nationales et de la question de la construction d'un monde commun. La seconde s'inscrit dans un contexte contemporain : c'est désormais le problème de l'institution d'un monde réellement démocratique qui se pose. Partant d'un état de fait (la mondialisation de l'économie), il s'agit de repenser une souveraineté élargie, et de donner à la politique une nouvelle envergure.
On lit dans l'Encyclopédie (1754) à propos du mot « cosmopolite » : « On se sert quelquefois de ce nom en plaisantant, pour signifier un homme qui n'a point de demeure fixe, ou bien un homme qui n'est étranger nulle part. Il vient de cosmos, “monde”, et polis, “ville”. Comme on demandait à un ancien philosophe d'où il était, il répondit : “Je suis cosmopolite, c'est-à-dire citoyen de l'univers”. “Je préfère, disait un autre, ma famille à moi, ma patrie à ma famille, et le genre humain à ma patrie.” ». Est cosmopolite celui qui à la fois refuse toute assignation à résidence et qui est membre d'une cité sans bornes, tel le Socrate des stoïciens, pour lesquels est citoyen du monde, naturellement, tout homme, du fait même de son appartenance à l'humanité.
Citoyen du monde. N'est-ce là que le statut privilégié de l'élite lettrée, voyageuse et polyglotte de la république universelle des esprits libres ? Une expression imagée que l'on ne pourrait pas prendre vraiment au sérieux ? Ou peut-il y avoir, en deçà d'une humanité abstraite, une citoyenneté positive, garantie par un ordre politico-juridique à l'échelle mondiale ? Le sujet du droit naturel peut-il devenir membre d'une société civile universelle ?

Le « droit de citoyen du monde »

Faisant observer que « la nature a renfermé tous les hommes ensemble (au moyen de la forme sphérique qu'elle a donnée à leur séjour, en tant que globus terraqueus) à l'intérieur de certaines limites », Kant(1) prend conscience que la finitude du monde et la « communauté du sol » signifient la « possibilité d'entrer dans une relation continuelle de chacun avec tous les autres »(2). Et, en constatant que « la communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit en un seul lieu de la terre est ressentie en tous »(3), il fait du cosmopolitisme une question juridique, et non plus seulement philanthropique.

C'est en plaçant l'individu hors de son État que Kant définit le « droit de citoyen du monde » (Weltbürgerrecht). Il s'agit du « droit que possède le citoyen de la Terre de faire la tentative d'une communauté avec tous et, à cette fin, de visiter toutes les régions de la Terre » (Doctrine du droit, § 62), droit que le troisième article définitif en vue de la paix perpétuelle restreint « aux conditions de l'hospitalité universelle », c'est-à-dire au « droit pour l'étranger, à son arrivée sur le territoire d'un autre, de ne pas être traité par lui en ennemi ». Le droit cosmopolitique « s'arrête à la recherche des conditions de possibilité d'un commerce avec les anciens habitants ».

Comme le résume J. Habermas, « la clef du droit cosmopolitique réside dans le fait qu'il concerne, par-delà les sujets collectifs du droit international, le statut des sujets de droit individuels, fondant pour ceux-ci une appartenance directe à l'association des cosmopolites libres et égaux »(4). Kant sort du cadre strict du droit des gens pour poser la question de l'organisation juridique des relations transnationales et définir le « droit d'être étranger ». Cependant, si le droit de citoyen du monde « suppose qu'il existe un standard juridique minimal et universel définissant ce à quoi l'étranger a droit »(5), l'individu demeure le sujet d'un État donné et, même doté de certains droits, reste donc un étranger par rapport aux autres États.

La gageure est de penser l'existence de citoyens du monde et la nécessité de lois universelles pour garantir leurs droits, au regard de l'impossibilité d'un État mondial. En effet, si « à la faveur de l'extension vraiment excessive d'un tel État des peuples [une universelle union des États], jusqu'à de lointains territoires, son gouvernement finit nécessairement par devenir impossible » (Doctrine du droit, § 61), seule est donc possible, pour Kant, une « union de quelques États », organisée en un « congrès permanent ». Le projet kantien d'une Société de Nations reposant sur le pluralisme des États – projet qui a servi de modèle aux organismes internationaux du xxe s. – révèle bien une tension entre la définition de droits de citoyen du monde et les difficultés de réalisation d'une constitution mondiale qui fonderait une cosmocitoyenneté entière.

Vers une « démocratie cosmopolite »

La totalité du monde est aujourd'hui constituée sur des bases économiques. Les activités industrielles, les flux de capitaux, les systèmes de communication ont pris une dimension supranationale, affaiblissant la souveraineté des États-nations, et rendant caduque leur forme de gouvernement et de citoyenneté. Comme l'analysent M. Hardt et A. Negri, « la souveraineté a pris une forme nouvelle, composée d'une série d'organismes nationaux et supranationaux unis sous une logique unique de gouvernement » : c'est l'avènement de « l'Empire », c'est-à-dire d'un « appareil décentralisé et déterritorialisé de gouvernement, qui intègre progressivement l'espace du monde entier à l'intérieur de ses frontières ouvertes et en perpétuelle expansion »(6). Que devient le citoyen dans un tel contexte ? Le paradigme du commerce suffit-il à fonder une communauté mondiale ? La question du cosmopolitisme ne doit-elle pas se poser dans des termes neufs, si la citoyenneté ne doit pas se résoudre en simple sujétion ?

Pour C. Schmitt, très critique à l'égard de la Société des Nations, « si l'unité de l'humanité et de la terre entières se réalisait effectivement sur une base relevant exclusivement de l'économie et de la technique des communications, il n'y aurait d'unité sociale à ce stade qu'au titre où les locataires d'un même bâtiment, les abonnés du gaz reliés à une même usine ou les voyageurs d'un même car constituent une unité sociale »(7). Face à une conception du droit interétatique fondée sur des accords de libre-échange, ou sur des programmes communs de défense, se tient la cité aristotélicienne qui n'était pas définie d'abord comme un marché commun ou une alliance militaire, mais essentiellement comme un ensemble de citoyens participant au pouvoir délibératif et judiciaire et cherchant ensemble la vie bonne(8).

Réfléchir à la possibilité d'une cosmocitoyenneté, c'est donc chercher « une réponse politique aux défis de la constellation postnationale »(9), et tenter de reconduire cette exigence de participation. C'est l'objectif des tenants de la « démocratie cosmopolite »(10), selon lesquels, prenant appui sur une société civile mondiale naissante, et prenant pour modèle l'Union européenne, il faut renforcer les procédures démocratiques de représentation au niveau international (notamment en réformant l'Organisation des Nations unies).

Or, si la cosmocitoyenneté suppose idéalement une communauté constitutionnelle à l'échelle du globe, une défiance par rapport à un État mondial subsiste dans ces projets cosmopolitiques, et la référence à l'appartenance nationale est conservée comme condition d'adhésion à la citoyenneté européenne. Penser « un nouveau sens du “nous”, au-delà de l'habitus national »(11) revient alors à concevoir une « pluralité ordonnée »(12), « une politique intérieure à l'échelle de la planète sans gouvernement mondial » (Après l'État-nation, p. 120), de « nouveaux modes de citoyenneté dans lesquels identités et loyautés politiques multiples sont en rupture avec la conception unitaire de la souveraineté » (Re-imagining Political Community, p. 130). Mais peut-on se satisfaire pour une « citoyenneté différenciée »(13) de ce type d'une « base de légitimation moins exigeante » (Après l'État-nation, p. 119) que celle des citoyennetés nationales ? Le citoyen du monde n'est-il pas encore majeur ?

Des citoyens sans États

En radicalisant la logique fédérative qui étend la sphère de citoyenneté à partir d'une partie du monde (l'Europe), la cosmocitoyenneté peut être envisagée selon une stratégie rhizomatique qui vise à la création d'une nouvelle subjectivité politique à l'horizon du monde entier. Pour Bergson en effet, « entre la nation, si grande soit-elle, et l'humanité, il y a toute la distance du fini à l'indéfini, du clos à l'ouvert », ce qui fait que « de la cité à l'humanité, on ne passera jamais par voie d'élargissement » : « Nous n'arrivons [pas] à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant »(14). La cosmocitoyenneté, c'est la « société ouverte ».

Pour Hardt et Negri, le droit cosmopolitique doit rattraper le fait de la mobilité de la main-d'œuvre induit par la production capitaliste. La « multitude » peut s'ériger en pouvoir politique contre « l'Empire », grâce au nomadisme et au métissage. « La citoyenneté mondiale est le pouvoir de la multitude de se réapproprier le contrôle sur l'espace, et de dessiner ainsi la cartographie nouvelle » (Empire, p. 481).

Bolo'bolo dessine sur cette carte une image concrète de ce que pourrait être la cosmocitoyenneté : un « patchwork ouvert de micro-systèmes »(15). Par une politique planétaire fondée sur l'hospitalité généralisée, une coopération réelle et des contacts directs entre les citoyens des régions des pays occidentaux, de l'ancien bloc de l'Est et du tiers-monde, un réseau transcontinental peut s'établir indépendamment des gouvernements nationaux ou des organisations internationales. Le respect des droits cosmopolitiques serait assuré par une assemblée planétaire, et par la présence d'observateurs extérieurs dans toutes les assemblées locales.

L'idéal de cosmocitoyenneté est ravivé par le contexte contemporain. Dans la mesure où, « objectivement, la population mondiale forme depuis longtemps une communauté involontaire de risques partagés » (Après l'État-nation, p. 38), il ne suffit plus aux États-nations de passer des traités pour garantir leur sécurité ; il est désormais indispensable à l'espèce humaine de se protéger contre ses propres excès. Il faut être citoyen du monde. Dans cette perspective globale, l'ensemble des citoyens est pensé comme une « une tribu dans le désert, au lieu d'un sujet universel sous l'horizon de l'Être englobant »(16). Et si le gouvernement d'un État universel est impossible, voire peu souhaitable, c'est à la société mondiale des citoyens qu'il faut donner ses chances.

Antoine Hatzenberger

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Mattelart, A., Histoire de l'utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La Découverte, Paris, 1999.
  • 2 ↑ Kant, E., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre, 1797, trad. Doctrine du droit, § 62, Garnier-Flammarion, Paris, 1994.
  • 3 ↑ Kant, E., Zum ewigen Frieden, 1795, trad. Vers la paix perpétuelle, tome ii, 3, Garnier-Flammarion, Paris, 1991.
  • 4 ↑ Habermas, J., Kants Idee des ewigen Friedens – aus dem historischen Abstand von 200 Jahren, 1996, trad. la Paix perpétuelle – le Bicentenaire d'une idée kantienne, p. 57, Cerf, Paris, 1996.
  • 5 ↑ Chauvier, S., Du droit d'être étranger. Essai sur le concept kantien d'un droit cosmopolitique, chap. ii, Harmattan, Paris, 1996.
  • 6 ↑ Hardt, M., et Negri, A., Empire, trad., pp. 16-17, 67, Exils, Paris, 2000.
  • 7 ↑ Schmitt, C., Der Begriff des Politischen, 1932, trad. la Notion de politique, chap. vi, Flammarion, Paris, 1992.
  • 8 ↑ Aristote, les Politiques, trad., II, 2, III, 1, III, 9, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.
  • 9 ↑ Habermas, J., Après l'État-nation. Une nouvelle constellation politique, trad., p. 48, Fayard, Paris, 2000.
  • 10 ↑ Archibugi, D., Held, D., et Köhler, M., Re-imagining Political Community. Studies in Cosmopolitan Democracy, Polity Press, Cambridge, 1998.
  • 11 ↑ Ferry, J.-M., la Question de l'État européen, p. 39, Gallimard, Paris, 2000.
  • 12 ↑ Delmas-Marty, M., Pour un droit commun, Seuil, Paris, 1994.
  • 13 ↑ Kymlicka, W., Multicultural Citizenship, p. 174, Clarendon Press, Oxford, 1995.
  • 14 ↑ Bergson, H., les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 1932, pp. 27-28, 284.
  • 15 ↑ Bolo'bolo, P. M., 1983, trad., p. 84, Paris, L'Éclat, 1998.
  • 16 ↑ Deleuze, G., et Guattari, F., « Traité de nomadologie », in Mille Plateaux, p. 470, Minuit, Paris, 1980.