expérience

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


En latin : experientia.


L'empirisme classique traite à la fois les expériences comme des événements privés et comme des données à partir desquelles s'élabore la connaissance. Kant pose la question de savoir si l'expérience ne requiert pas à la fois des formes de l'intuition et des concepts. Le caractère conscient des expériences est ce qui résiste le plus à une analyse matérialiste des contenus mentaux.

Philosophie de l'Esprit

Les expériences sont les contenus conscients et phénoménaux éprouvés dans la sensation.

Si, à la manière de Berkeley(1) et de Hume, et dans la tradition empiriste de Mach à Russell et au positivisme logique, on traite les expériences comme des données sensorielles primitives, la question se pose de savoir si ce phénoménisme ne nous coupe pas du monde objectif et ne nous conduit pas à l'idéalisme et au scepticisme. C'est à la fois parce qu'il reconnaît qu'il ne peut y avoir de connaissance sans intuition sensible et parce qu'il veut comprendre comment l'expérience d'un monde objectif est possible que Kant(2) soutient que celle-ci repose sur des formes a priori de l'intuition (espace et temps) et de l'entendement (catégories ou concepts), et non pas sur une réceptivité passive.

Une autre critique de la notion d'expérience comme saisie de contenus privés vient des conceptions en philosophie de l'esprit qui insistent sur le caractère public du mental, des béhavioristes à Wittgenstein et au matérialisme contemporain, et qui cherchent à réduire les expériences à des comportements, à des représentations objectives ou à des événements physiques. Mais, malgré les efforts matérialistes pour trouver les bases neuronales de la conscience, le caractère subjectif de l'expérience semble inéliminable.

La notion d'expérience conduit à un dilemme : ou on réduit ses contenus à des représentations objectives ou à des jugements – mais en ce cas l'expérience cesse d'apparaître comme un donné indépendant de nos concepts –, ou on conserve son statut phénoménal irréductible – mais on court le risque de tomber dans une conception « cartésienne » de l'esprit, comme sphère purement privée et coupée du monde extérieur.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Berkeley, G., Principes de la connaissance humaine (1710), tr. D. Berlioz, GF, Paris, 1991.
  • 2 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure (1781-1787), tr. Barni & Archambault, GF, Paris, 1987.
  • Voir aussi : Nagel, T., « Quel effet cela fait d'être une chauve-souris ? », in Questions mortelles, PUF, Paris, 1983.

→ conscience, contenu, empirisme, langage, matérialisme, qualia

→  « Que nous apprend l'expérience ? »

Métaphysique, Philosophie Cognitive

Concept fondamental du pragmatisme contemporain, qui ne fait pas de l'expérience une réception passive mais un principe actif de connaissance.

Le concept d'expérience désigne à la fois le contenu phénoménal des qualités perçues et la relation que nous entretenons avec le monde sensible. Les philosophies qui, comme l'empirisme classique, entendent dériver la connaissance de l'expérience, envisagent plutôt celle-ci comme un principe limitatif par rapport aux abus de la spéculation et du rationalisme. Ce thème est repris par le pragmatisme américain, mais sans les accents anti-métaphysiques. Peirce(1) conçoit l'expérience comme la source de l'enquête scientifique, et entend développer une philosophie de l'autocorrection des croyances communes qui culmine dans une métaphysique évolutionniste. James(2) propose un « empirisme radical » ouvert à l'expérience mystique. Dewey(3) développe un naturalisme social fondé sur l'idée d'une continuité entre la nature et la culture.

Le courant pragmatiste se caractérise ainsi par le double souci de ne pas dissocier la connaissance de l'action, qui en est le guide et le correcteur, et de retrouver dans les structures du monde sensible les traces de l'universel et de l'idéal qui se réaliseront, selon les différentes conceptions, dans la communauté sociale, dans l'éthique ou dans la religion.

Claudine Tiercelin

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Peirce, C. S., Collected Papers (8 vol.), Harvard University Press, Cambridge, 1931-1958.
  • 2 ↑ James, W., Essays in Radical Empiricism, Harvard University Press, Cambridge, 1976.
  • 3 ↑ Dewey, J., Experience and Nature, Dover Books, 1958.

→ pragmatisme




expérience vécue

Phénoménologie, Philosophie Cognitive, Psychologie

Les langues romanes ne disposent que des mots « vie » et « expérience ». En allemand les termes Erleben et Erlebnis distinguent en revanche, par opposition à Erfahrung (expérience empirique), l'expérience première d'un soi et de son monde, avant toute construction théorique et avant tout déploiement d'une philosophie de la connaissance. Mis à la mode dans la deuxième moitié du xixe s., ils constituent ensuite des notions clefs de la phénoménologie et de la sociologie de la modernité.

La « philosophie de la vie »

Si l'on peut leur trouver des origines mystiques, prenant naissance dans l'idée de participation à la présence vivante du divin (Geleben)(1), les termes Erleben et Erlebnis n'acquièrent un statut philosophique qu'au xixe s. Il se prépare chez Fichte, qui utilise le couple « leben und erleben » pour désigner le mode d'être pré-théorique du moi, c'est-à-dire aussi le fondement premier, non encore logicisé, de la théorie transcendantale du savoir(2). Sans la codifier clairement le romantisme a également contribué à l'émergence de la notion d'Erlebnis en valorisant l'idée d'une connaissance intime et immédiate, procurée « par le seul sentiment et sans l'aide du concept »(3). C'est surtout Novalis qui lance l'idée d'une « psychologie réelle » (Realpsychologie) reposant sur le principe que « la vie ne peut s'expliquer que par la vie »(4). De son côté F. Schlegel oppose à l'abstraction dialectique l'exigence d'une « philosophie de la Vie » appréhendant la vie intérieure de l'esprit dans toute sa richesse(5). Deux positions s'affrontent au xixe s. : celle de l'empirisme psychologique, qui accepte l'Erlebnis mais en fait l'appropriation individuelle et la confirmation vécue de l'expérience empirique, et d'autre part tout un courant qui s'efforce de faire valoir la spécificité de l'Erlebnis. Un auteur aujourd'hui à peu près oublié mais dont l'influence fut considérable sur Dilthey et à plus long terme sur Benjamin a puissamment contribué à cette valorisation : H. Lotze(6).

Dilthey est l'héritier de cette évolution (cf. son article sur Novalis de 1865), dont il fait la base de l'affirmation de la spécificité des « sciences de l'esprit » (Geisteswissenschaften). À la psychologie empirique qui s'impose au xixe s. sur des bases naturalistes il oppose la nécessité d'appréhender les réalités psychiques « de l'intérieur »(7). Son opposition des « sciences de la nature » et des « sciences de l'esprit » répond à une prise de conscience progressive qui s'est développée avec la naissance de la science historique. Il est devenu clair que l'implication du sujet connaissant dans ce qu'il connaît requiert que l'on distingue « explication » (Erklären) et « compréhension » (Verstehen). Dilthey a ainsi jeté les bases psychologiques et herméneutiques d'une « construction du monde historique »(8). Pour Dilthey les faits de conscience, l'intuition de la liberté et des valeurs ne peuvent être expliqués par aucune science naturelle. L'originalité des sciences morales tient à ce que l'ensemble, au lieu d'être composé progressivement comme dans les sciences de la nature, est au fondement de la connaissance. Non seulement chaque événement renvoie en histoire à un ensemble, en sorte que la logique des sciences de l'esprit n'est pas linéaire comme celle des sciences de la nature, mais il correspond du côté du sujet à un ensemble psychique qui n'est ni une connaissance distincte ni une sensation pure mais l'unité d'une diversité d'affections. Dilthey conçoit cette conjonction entre un état de conscience et son objet comme fondamentalement dynamique, comme un instantané rassemblant en soi le devenir et la durée, « l'unité intelligible et rétrospective du moi, des époques, des évolutions »(9). De Das Erlebnis und die Dichtung (Vécu et littérature, recueil d'études sur Lessing, Goethe, Novalis et Hölderlin, 1905), l'intelligentsia allemande a retenu que la réalité spirituelle est accessible par « l'expérience intérieure », condition nécessaire de toute « compréhension ». Toute la critique littéraire allemande (F. Gundolf, R. Unger, H. A. Korff, M. Kommerell, etc.) s'est alors engagée dans la voie ouverte par Dilthey. Mais Dilthey n'était pas seul à plaider en faveur d'une science autonome de l'esprit. Son offensive fut épaulée par le livre du néo-kantien H. Rickert Die Grenzen der naturwissenschaftlichen Begriffsbildung (Les limites de la conceptualité des sciences de la nature, 1896). Elle a profondément marqué toute la pensée du tournant du siècle. D'un côté il s'agissait d'affirmer la spécificité des « sciences de la culture », d'un autre côté l'Erlebnis était devenu, au tournant du siècle, une idée à la mode et quasiment un slogan. Nous avons affaire, avec l'Erlebnis, à un mixte d'offensive épistémologique et de philosophie populaire.

Le tournant du siècle : de Bergson à la phénoménologie

En France, la philosophie de Bergson représente une offensive similaire. Pour Bergson l'expérience vécue relève de la durée, par opposition eu temps mesurable. La durée vécue par la conscience est pur changement ; elle est qualitative et ne se prête à aucune mesure : « La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s'abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs [...]. La pure durée pourrait bien n'être qu'une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent, sans contours précis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre : ce serait l'hétérogénéité pure. [...] Dès l'instant où l'on attribue la moindre homogénéité à la durée, on introduit subrepticement l'espace »(10).

Bergson connut une réception considérable. J. Ortega y Gasset en fut un des acteurs et en outre un médiateur entre la France et l'Allemagne. Il traduisit Erlebnis par vivencia, insistant délibérément sur le caractère non réflexif du vécu(11). En Allemagne Bergson joua un rôle décisif dans la gestation de la phénoménologie, de M. Scheler à Husserl, Heidegger et Schütz(12). Certes ces quatre auteurs considéreront comme simpliste et trop dualiste l'opposition introduite par Bergson entre l'espace et le temps mais ils reprendront chacun à leur compte, sinon l'idée de durée (opposée par Bergson au temps mesuré), du moins celle d'une appréhension psychologique intuitive et immédiate de la temporalité. On est en droit d'y voir une impulsion essentielle à la naissance de la phénoménologie. Tout en rompant avec la version populaire de l'expérience vécue au nom d'une « science rigoureuse » (Husserl), la phénoménologie fit de l'Erlebnis son thème central. Elle le conçoit comme une expérience subjective immanente qui requiert néanmoins, pour être connue, c'est-à-dire communiquée, d'être rattachée au monde par le biais de l'intentionalité, donatrice de sens et référée aux objets. Un Erlebnis sans référence intentionnelle reste inobjectivable, c'est-à-dire inconnaissable. C'est donc le surgissement même de la réflexivité à partir de l'irréfléchi, l'activité réfléchissante en tant que telle qui est en jeu dans l'Erlebnis. La réflexivité in statu nascendi, aussi immanente et immédiatement empathique soi-elle chez Lipps(13) ou encore chez Schütz, tel est l'enjeu. C'est de Lipps que Husserl reprit d'abord la notion de vivre immanent pour qualifier la conscience et ses vécus, avant de les modéliser comme « vie transcendantale » et constituante.

La phénoménologie a visé avant tout à faire apparaître l'écart réflexif qu'implique déjà l'Erleben par rapport à la vie immédiate et naturelle, écart dont la langue grecque rend compte dans l'usage distinct des termes zoè et bios. En référence à Aristote, G. Agamben a mis en évidence la discontinuité entre la communauté naturelle des vivants et la communauté politique, qui introduit un genre de vie spécifique incluant le langage et la conscience du juste et de l'injuste(14). Le monde de la vie (Lebenswelt) husserlien se tient dans un entre-deux entre les deux formes de communauté distinguées par Aristote. Le paragraphe 38 de la Crise des sciences européennes révèle cette ambivalence dont la traduction par « monde de la vie » tente de rendre compte en refusant de choisir entre monde des vivants et monde vécu(15). Le monde de la vie est cet a priori communautaire, corrélatif de l'a priori qu'est la subjectivité transcendantale, qui tente de tenir ensemble la possibilité immanente d'une auto-organisation du monde naturel des vivants et son irréductibilité à la conscience vécue communautaire qui en émane. L'approche cognitive contemporaine la plus anti-réductionniste nomme par le terme d'« émergence » et par l'expression « couplage structurel autopoiétique » entre la conscience et le monde ce fondement du vivre-ensemble(16).

Sociologie de la modernité

Chez G. Simmel, qui fut un des acteurs de la réception de Bergson mais mourut avant la maturation de la phénoménologie, l'occurrence des termes erleben et Erlebnis est certes diffuse mais insistante dans sa sociologie des formes de la vie moderne. W. Benjamin, qui ne s'est pas converti à la phénoménologie, les a systématisés pour rendre compte de la transformation moderne de l'expérience. Il a en même temps inscrit l'Erlebnis dans une conception messianique de l'histoire qui diverge radicalement de (et constitue une alternative à) la conceptualisation phénoménologique. Pour Benjamin « ce qui distingue l'“expérience vécue” (Erlebnis) de l'“expérience” (Erfahrung) tient à ce qu'elle ne peut être dissociée de la représentation d'une continuité, d'une succession »(17). L'appauvrissement de l'expérience (cf. Erfahrung und Armut, 1933) est l'effet des modes de production modernes et des modes de perception qu'ils induisent (choc, dispersion). Elle se traduit par une perte de la tradition et la réduction de l'expérience collective au vécu privé. La sensation prend la place de la tradition. On peut schématiser la conception benjaminienne de la mémoire au moyen de trois termes : Erinnerung, Gedächtnis, Eingedenken – « souvenir », « mémoire », « remémoration ». Le souvenir n'est plus compatible avec la forme d'expérience moderne. Le « souvenir » (Erinnerung) de la tradition est détruit par le Erlebnis (« instant vécu ») moderne, conscience ponctuelle, succession de chocs. Tant qu'elle était tradition la Erinnerung avait une dimension collective. Si cette dimension collective existe encore, elle est enfouie dans l'inconscient de la « mémoire » (Gedächtnis ; cf. « Sur quelques thèmes baudelairiens »). Chez Proust Benjamin trouve une forme de mémoire qui n'est certes pas collective mais restitue l'expérience authentique et lui paraît homologue à la figure du réveil : la mémoire involontaire. Il la retrouve chez Baudelaire sous la forme de la remémoration et des correspondances. La remémoration est seule à même de faire resurgir ce qui s'est réfugié dans la mémoire. Or, le propre de la remémoration est d'être instantanée ; elle relève donc de l'à-présent mais aussi du choc ; elle est, au sein de l'expérience moderne, le mode messianique moderne d'un sauvetage (salut) de l'expérience.

Nathalie Depraz et Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cf. Dictionnaire des frères Grimm, Deutsches Wörterbuch, art. « Leben », t. 12, Munich, 1984, p. 397.
  • 2 ↑ Fichte, J. G., « Sonnenklarer Bericht an das grössere Publikum über das eigentliche Wesen der neuesten Philosphie » (1801), in Werke, éd. F. Medicus, t. 3.
  • 3 ↑ Cf. Fries, J. F., « Julius und Evagoras », éd. W. Bousset, 1910, p. 449.
  • 4 ↑ Novalis, F., Schriften, t. 3, éd. J. Minor, 1923, p. 85.
  • 5 ↑ Schlegel, F., Philosophie des Lebens (1828), t. 10, éd. E. Behler et al. Paderborn / Munich / Vienne, 1979.
  • 6 ↑ Lotze, H., Metaphysik (1841), Mikrokosmos (1856-1864).
  • 7 ↑ Dilthey, W., Einleintung in die Geisteswissenschaften (1883), in Gesammelte Schriften, t. I, Leipzig, 1922.
  • 8 ↑ Dilthey, W., Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften (1911), in Gesammelte Schriften, t. VII, Göttingen, 1927.
  • 9 ↑ Aron, R., la Philosophie critique de l'histoire, Vrin, Paris, 1969, pp. 78 sq.
  • 10 ↑ Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience (1899), PUF, Paris, 1967, pp. 74-77.
  • 11 ↑ Trad. espagnole des Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pure de Husserl, Madrid, 1913.
  • 12 ↑ Scheler, M., Versuche einer philosophie des Lebens. Nietzsche, Dilthey, Bergson, in Gesammelte Werke, t. 3 ; Husserl, E., « Phänomenologie als strenge Wissenschaft », in Logos, t. 1, Tübingen, 1910-1911 ; Heidegger, M., cf. entre autre les « Remarques sur la “Psychologie des visions du monde” de Karl Jaspers » et « Die Grundprobleme der Phänomenologie », in Gesamtausgabe, t. 9 et 24 ; Schütz, H., Theorie der Lebensformen, Francfort, 1981.
  • 13 ↑ Lipps, T., Psychologie des Schönen und der Kunst, t. I, not. « Grundzüge der Ästhetik », Hambourg / Leipzig, 1903.
  • 14 ↑ Agamben, G., Homo sacer. Le Pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, Paris, 1997.
  • 15 ↑ Husserl, E., la Crise des sciences européennes, Gallimard, Paris, 1976 ; cf. Biemel, W., « Réflexions à propos des recherches husserliennes de la Lebenswelt », in Tidjschrift voor Filosofie, Leuven, 1971, no 4, p. 660.
  • 16 ↑ Varela, F. J., Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, 1989.
  • 17 ↑ Benjamin, W., Gesammelte Schriften, t. 1-3, Francfort, 1978, p. 1183.

→ compréhension, mémoire, monde, temps, vie (philosophie de la vie)




expérience cruciale

Épistémologie

Le concept d'« expérience cruciale » a été introduit par Bacon parmi les instantiae praerogativae (« cas privilégiés ») sous la dénomination d'instantia crucis(1). Cette catégorie de « cas privilégiés », qui emprunte son nom aux poteaux indicateurs des carrefours, permet, suivant Bacon, de choisir entre deux hypothèses ou, plutôt, entre deux causes, non seulement en réfutant la fausse, mais simultanément en établissant la vraie. Le concept baconien a fait fortune assez rapidement. On le trouve, en particulier, sous la plume de Hooke(2) sous la dénomination d'experimentum crucis, ainsi que dans la lettre adressée par Newton à la Royal Society le 6 février 1672, lettre dans laquelle il fait connaître les résultats de ses travaux fondamentaux sur la lumière et sur les couleurs.

D'une façon générale, on appelle donc experimentum crucis toute expérience susceptible de trancher entre deux hypothèses, de telle sorte que, pour reprendre Duhem, « celle qui ne sera pas condamnée sera désormais incontestable »(3). Cependant, une réflexion s'appuyant tout à la fois sur l'histoire des sciences et sur l'analyse épistémologique de la procédure effective qui recouvre le concept d'experimentum crucis montre qu'il n'existe aucune expérience, y compris justement l'expérience cruciale, qui puisse conférer la vérité au sens fort à une hypothèse.

Michel Blay

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Bacon, Fr., Novum Organum, II, 36, tr. M. Malherber et J.-M. Pousseur, PUF, Paris, 1986.
  • 2 ↑ Hooke, R., Micrographia, Londres, 1665.
  • 3 ↑ Duhem, P., La Théorie physique, son objet et sa structure (1906), Vrin, Paris, 1981, p. 286.
  • Voir aussi : Kuhn, T. S., La structure des révolutions scientifiques (1962), tr. L. Meyer, Flammarion, Paris, 1983.

→ expérimentation, hypothèse, validation, vérification




Que nous apprend l'expérience ?

Si l'expérience est toujours synthétique, au sens dégagé par Kant dans la Critique de la raison pure(1), c'est-à-dire si elle constitue toujours en quelque façon une extension des contenus de notre connaissance, nul ne pourra contester qu'il y a quelque chose à apprendre d'elle. La question de l'expérience et le problème qu'elle pose ne peuvent être compris que dans une interrogation de la structure et des fondements de la connaissance. Les données perceptives qui constituent l'expérience contribuent-elles à former la faculté de connaître, donnent-elles à l'esprit ses idées les plus générales, ou bien se limite-t-elle à informer l'esprit de ce dont il ne peut former une prénotion : la contingence ? C'est donc dans son rapport à l'origine de nos idées que l'expérience se présente comme un problème, donnant naissance à deux dogmatismes opposés où l'on reconnaît le champ de bataille (le fameux Kampfplatz auquel Kant voulait mettre fin) ordinaire de la philosophie. D'une part, l'empirisme, qui affirme une origine unique de nos idées en tant qu'elles proviennent toutes de l'expérience. Les idées générales ne sont alors que la collection, toujours singulière, des impressions sensibles. Nous n'avons, dans ce système, aucune idée qui soit vraiment universelle, puisque l'expérience tient originairement à la façon dont les individus la constituent. L'échange possible des idées entre elles, la correspondance de ces idées et leur communicabilité n'en font pas des universels authentiques. D'autre part, l'idéalisme affirme que nihil est in sensu quod non fuerit prius in intellectu (« il n'est rien qui soit dans les sens qui n'ait d'abord été dans l'intellect »), soutenant l'existence séparée d'une certaine structure de l'intellect, qui sait concevoir les idées les plus générales avant de pouvoir confronter ces idées à l'expérience. Nous avons l'idée du triangle (comme figure dont les propriétés géométriques sont universelles) avant même d'avoir pu percevoir un triangle réel. D'un côté, donc, l'idée est construite à partir de la recomposition des impressions singulières, associées les unes aux autres, qui forment une représentation que l'on nomme, par commodité, un monde. De l'autre côté, l'engendrement génétique des idées part de la faculté même de penser pour aller affronter, en second lieu, l'expérience qui ne fait alors que reproduire dans le monde un ordre qui est préconstitué. L'expérience, moment nécessaire mais second, ne nous apprend, littéralement, rien que nous ne sachions par nous-mêmes.

Expérience ou raison

Le heurt des positions dogmatiques peut être mieux saisi à travers l'exposé d'une controverse classique : le problème dit « de Molyneux », posé et débattu à la charnière des xviie et xviiie s.(2). Supposons un aveugle de naissance auquel on aurait appris à reconnaître au toucher un globe et un cube. On restitue à cet aveugle, par une expérience pensée, la vue. Il est intéressant de noter que cette manipulation théorique des sens est ici orientée vers la vue, c'est-à-dire intellectualisée : la faculté de voir est, depuis le Phédon, de Platon, la fonction sensitive majeure dans la mesure où elle donne accès aux formes intelligibles. Voir, dans cette tradition, c'est comprendre et s'approprier l'Idée (d'eidos, « forme »). Mais on pourrait transposer cette question de la constitution de l'expérience dans n'importe quelle dimension sensorielle. La question posée n'est, en effet, pas celle de la supériorité d'un sens sur l'autre, mais bien celle de la nature de notre représentation ou idéation originaire du monde. Cette représentation est-elle strictement dépendante d'une éducation expérimentale qui nous fait distinguer, peu à peu, des formes objectives et des notions dégagées de ces formes ? Ou bien sommes-nous capables de reconstituer rationnellement les données manquantes d'une expérience qui est aussi une mondanéisation ?

Locke, qui vient, en 1690, de publier son Essay, affirme que l'aveugle ne saura pas reconnaître le cube du globe pour la simple raison que, découvrant la vue, il n'a pas encore appris à mettre en relation les informations du toucher et celles de la vue(3). Chaque expérience de l'extériorité est d'abord irréductiblement liée aux data de sensation propre à chaque organe sensoriel. Construire une idée du monde consiste alors à combiner les data (c'est l'activité même de l'esprit). Pour un aveugle, l'idée de courbe est essentiellement tactile. De même, l'idée d'angle repose en son fond sur l'expérience d'une rupture tactile des surfaces. De ces expériences originaires proviennent toutes nos idées, y compris – c'est là le point le plus discutable et le plus discuté – celles qui relèvent de la géométrie. N'ayant pas appris à combiner les data du toucher et ceux de la vue, l'aveugle se trouve face à un continent inconnu de son expérience du monde. Il lui est donc possible d'apprendre à reconnaître l'angle et la courbe qu'il voit, mais pour cela il lui faut toucher la sphère et le cube. La reconnaissance n'est donc pas immédiate, elle repose nécessairement sur la mise en œuvre d'une médiation-combinaison qui informe la vue.

Leibniz interroge ce problème dans les Nouveaux Essais sur l'entendement humain(4). Il propose une approche différente : si personne ne dit à l'aveugle que ce qu'il voit (« les peintures au fond de ses yeux ») représente un globe et un cube, alors il ne s'avisera pas, en effet, de faire le rapprochement avec les formes que le toucher lui a appris à distinguer. Mais, cette indication générale lui étant donnée, Leibniz pense qu'il pourra les distinguer : puisant dans son esprit la notion pure de la courbe, il pourra juger de la correspondance entre cette notion et ce qu'il voit. De même le cube, pris dans sa notion, comporte assez de propriétés mathématiques pour qu'il soit possible de le reconnaître sans le toucher. Le globe se distingue, par exemple, du cube en ce qu'il ne présente aucun point saillant, mais une enveloppe régulière dont la courbure est identique en tous points. Le cube, anguleux, est de ce point de vue très aisé à distinguer de la sphère.

Si l'on y regarde bien, juger de l'appartenance des deux objets à la classe des sphères ou à la classe des cubes exige une médiation. Chez Locke, cette médiation est celle de l'expérience du toucher, qui permet la combinaison de ce que l'on sait et de ce que l'on cherche à savoir. Chez Leibniz, la médiation est rationnelle, car elle ne suppose chez l'aveugle qu'un usage somme toute modéré (i.e. commun) des universels mathématiques. L'empirisme de Locke conduit à l'affirmation selon laquelle nous ne pouvons apprendre qu'à travers l'accumulation des data de sensation, la raison n'intervenant que dans le calcul et la combinaison qui aboutissent au jugement. Dans sa solution « idéaliste », le problème de Molyneux fait de la raison le socle universel d'une communication qui ne saurait être prise en défaut par l'absence de tel ou tel organe de perception. Il y a un fond originaire commun à toutes les substances, où elles entre-expriment, quantum in se est, leurs notions, ce que Leibniz nomme un monde.

Sans doute la question demeure-t-elle mal posée et conduit-elle à l'impasse de toute formulation dogmatique. Conduisant à séparer ce qui provient des sens et ce qui n'en provient pas, le problème de l'expérience revient à rechercher s'il existe une chose, dans ce que nous apprenons, qui ne doit pas son origine à une reformulation progressive de ce que l'expérience nous livre. Mais, si cette chose existe, quelle est sa nature ? Nihil est in intellectu quod non fuerit prius in sensu, affirme l'empirisme. Nisi intellectus ipse (« si ce n'est l'intellect lui-même »), semble affirmer de son côté l'idéalisme, si par intellectus on entend seulement les « idées innées » et non pas la structure mentale qui autorise l'acte de connaître. Un tournant peut être accompli dans la résolution de ce conflit, dès lors que l'intellectus ipse sera pensé non pas comme une somme positive de vérités éternelles, un catalogue de lois gravées dans l'esprit par un Dieu logique, mais bien l'architecture logique profonde de l'esprit. Leibniz se garde bien de donner dans une alternative radicale entre expérience et raison, mais ce qui échappe à l'expérience (tout en pouvant être réactivé par elle) est bien de l'ordre des vérités innées conçues comme des germes de vérité disposés dans l'esprit au titre de son patrimoine plus que de sa structure : « Les idées de l'être, du possible, du même sont si bien innées qu'elles entrent dans toutes nos pensées et raisonnements, et je les regarde comme des choses essentielles à notre esprit, mais j'ai déjà dit qu'on n'y fait pas toujours attention et qu'on ne les démêle qu'avec le temps [...]. »(5).

Ainsi, non seulement l'empirisme bien compris est supposé par la définition idéaliste de l'âme, mais, plus encore, l'empirisme doctrinaire méconnaît la nature de l'idée, c'est-à-dire aussi celle de l'âme : « L'expérience est nécessaire, je l'avoue, afin que l'âme soit déterminée à telles ou telles pensées, et afin qu'elle prenne garde aux idées qui sont en nous ; mais le moyen que l'expérience et les sens puissent donner des idées ? L'âme a-t-elle des fenêtres ? Ressemble-t-elle à des tablettes ? Est-elle comme de la cire ? Il est visible que tous ceux qui pensent ainsi de l'âme la rendent corporelle dans le fond. »(6).

Ce qui est nouveau dans l'expérience, c'est tout ce que nous avons oublié, tout ce qui relève d'une perception confuse et qu'un entendement absolument attentif pourrait connaître démonstrativement. L'univers leibnizien, où la notion de chaque substance l'« incline sans la nécessiter »(7), ne peut expliquer la production d'une idée que par ce qui est soi-même une idée : l'âme ou l'esprit. En ce sens, même s'il est convenu de voir dans Leibniz une préfiguration de Kant, la question demeure ici dans les strictes limites imposées par la représentation classique de l'acte de connaître.

D'une certaine façon, l'idéalisme tend à s'approprier le réel, qui devient rationnel de part en part, et sa forme la plus systématique est celle qui lui est donnée par la philosophie de l'esprit de Hegel. La fameuse proposition de Hegel, « tout le réel est rationnel, tout le rationnel, réel », ne peut certes se comprendre qu'au niveau de l'Esprit, qui sait reconnaître ce qui, dans le fatras de l'expérience la plus commune, appartient à la nécessité du concept :

« Ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel. C'est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c'est à partir de là que celle-ci aborde l'étude du monde de l'esprit comme celui de la nature. [...] Le rationnel est synonyme de l'Idée. Mais, lorsque, avec son actualisation, il entre aussi dans l'existence extérieure, il y apparaît une richesse infime de formes, de phénomènes, de figures ; il s'enveloppe comme le noyau d'une écorce, dans laquelle la conscience tout d'abord s'installe et que seulement le concept pénètre, pour découvrir à l'intérieur le cœur et le sentir battre dans les figures extérieures. Les circonstances infiniment diverses qui se forment dans cette extériorité [...], ce matériel infini et son système de régulation, ne constituent pas l'objet de la philosophie. Elle peut s'épargner la peine de donner de bons conseils en ce domaine. C'est ainsi, par exemple, que Platon aurait pu s'abstenir de recommander aux nourrices de ne jamais laisser les enfants sans mouvement, de les bercer dans leurs bras, et Fichte de perfectionner la police des passeports [...]. »(8).

Il ne s'agit pas d'une pure déduction de toute la réalité, mais la transformation même du concept de réalité en tant qu'effectivité et nécessité. La philosophie ne se donne pas pour objectif de justifier jusqu'à la contingence, mais ce dont elle peut rendre raison est vraiment réel et ce qui est posé en face d'elle, au titre de réalité (toute réalité n'est donc pas « réelle » au sens hégélien).

Il n'en demeure pas moins que Hegel, en affirmant que la nature relève de l'actualisation de l'Idée, pousse dans ses dernières conséquences la difficulté soulevée par l'idéalisme dogmatique depuis le Ménon, de Platon : feindre de ne voir dans l'expérience que l'objectivation secondaire de ce qui est déjà là, présent aux yeux de l'esprit. Qu'est-ce qui, dans l'intellect, se constitue indépendamment des sens ou de l'épreuve de la perception ? Qu'est-ce qui, en revanche, dans notre faculté de connaître et d'apprendre, se situe dans l'horizon indépassable de l'expérience sensible, c'est-à-dire au sein de la pure et simple contingence ?

Telles sont les questions que l'on retrouve dans la philosophie critique de Kant. L'opposition de l'empirisme et de l'idéalisme, sous quelque forme que ce soit, est représentative de la façon dont la métaphysique a toujours traité des problèmes philosophiques : la thèse et l'antithèse, soutenues avec une force égale par la raison, ne font que souligner l'inanité de l'usage dogmatique de cette même raison. Déchirée entre deux propositions contradictoires, dans lesquelles elle trouve néanmoins également sa place, la raison se contredit elle-même. D'une certaine façon, le conflit naît ici de l'usage illégitime qui est fait ici des conditions de possibilité de nos idées. Toute entreprise philosophique qui se donne pour objet de penser les conditions de possibilité et non pas ce qui est conditionné (i.e. ce qui est dans l'expérience même) ne peut être couronnée de succès. Pour parvenir à cette affirmation, il faut comme Kant opérer une critique de la raison qui limite son pouvoir de connaître à une région (le conditionné), mais aussi une critique de l'intellectus, ou entendement. Subordonné à la connaissance de ce qui est cause ou effet dans la chaîne des conditions, l'entendement n'est plus de l'ordre de cette orgueilleuse raison dogmatique qui pouvait, de droit, retrouver la racine nécessaire de tout ce dont elle analysait la notion.

D'une certaine façon, nous n'avons jamais de relation immédiate aux data de la perception, puisque le travail de l'Esthétique transcendantale consiste à fournir à l'Analytique transcendantale (le pouvoir logique des catégories) une matière pensable au moyen des concepts. L'expérience est donc, chez Kant, tout comme chez Leibniz, une matière indispensable qui doit et qui peut être mise en forme au moyen de ce qui ne se trouve pas en elle : les intuitions et concepts a priori par lesquels Kant reformule les dogmatiques idées innées.

Expérience, expérimentation

Ce que la philosophie critique de Kant permet de saisir n'est autre que le caractère construit de l'expérience, qui ne peut être définie comme simple observation première, ce que Bachelard nomme une simple « occasion de recherche »(9), sensible, mais bien comme ce qui résulte de la mise en forme du divers par le jeu du schématisme et des catégories. Il n'est pas indifférent que Kant ait choisi la figure de Galilée, dans la préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure, pour montrer à la métaphysique un modèle de constitution scientifique rigoureuse. C'est que la science moderne pratique exactement l'usage empirique des catégories, limitant son usage à la sphère de l'expérience sensible, promouvant ce qui devient très vite une véritable physique mathématique dans laquelle la nature, interrogée de façon construite, est préalablement analysée et remodelée à l'intérieur de systèmes formels qui permettent le calcul symbolique : l'expérimentation repose en son fond sur une expérience dont on suppose qu'elle admet un ordre et une régularité. Galilée, note Kant, ne fait rouler ses boulets sur un plan incliné que parce qu'il détient déjà une forme symbolique de la loi de la chute des corps.

La représentation de la théorie scientifique comme forme symbolique destinée à penser non pas l'expérience, au sens large, mais un faisceau construit de faits expérimentaux destinés à mettre les prévisions théoriques à l'épreuve est défendue par P. Duhem(10). La théorie physique ne peut émettre que des jugements qui sont sanctionnés de deux façons. D'une part, l'analyse interne de la consistance des propositions permet d'éliminer les hypothèses qui ne se soumettent pas aux règles de la logique ou à celles, plus étendues, des mathématiques. L'expérience permet alors de passer du possible à l'existant, puisque la vérité en physique ne peut être obtenue qu'au prix d'une restriction du champ du possible (ou de la simple forme symbolique théorique), c'est-à-dire d'une validation par l'expérience. L'expérience est construite : seul un groupe de faits expérimentaux peut contribuer à écarter une théorie au profit d'une autre, et Duhem réfute l'idée qu'il puisse y avoir une « expérience cruciale » (experimentum crucis) isolée et directe, qui soit à l'exact point de conflit entre deux hypothèses, puisque les théories ne sont pas tant contradictoires que concurrentes dans l'esprit de celui qui peut les concevoir. Une théorie physique (archétype de ce qu'est la connaissance dans la Critique de la raison pure, par opposition aux mathématiques, qui construisent leurs concepts et sont un art de l'imagination) est donc le lieu où toute connaissance authentique ne peut commencer qu'avec l'expérience, sans que soit le moins du monde remise en cause l'idéalité pure et a priori des outils formels dont dérive cette même connaissance.

L'expérience première, immédiate, est selon Bachelard le premier obstacle épistémologique. Enlisée dans l'image, dans la simple perception, cette expérience est à peu près celle que Leibniz se donnait comme repoussoir, face à la doctrine des idées. Chez Bachelard, l'expérience ne peut être que construite, ordonnée à partir d'une théorie qui la fait être, cette expérience légitime dont l'autre nom est : l'expérimentation.

« [...] Dans l'enseignement élémentaire, les expériences trop vives, trop imagées, sont des centres de faux intérêt. On ne saurait trop conseiller au professeur d'aller sans cesse de la table d'expériences au tableau noir pour extraire aussi vite que possible l'abstrait du concret. [...] L'expérience est faite pour illustrer les phénomènes. [...] Sans la mise en forme rationnelle de l'expérience que détermine la position d'un problème, sans ce recours constant à une construction rationnelle bien explicite, on laissera se constituer une sorte d'inconscient de l'esprit scientifique qui demandera ensuite une lente et pénible psychanalyse pour être exorcisé. »(11).

La science, comme production objective, correspond à un besoin de l'esprit, et, en ce sens, il n'y aurait qu'une satisfaction médiocre, différée, qui se complaît dans une variété, ou profusion, assimilée par Bachelard à une « paresse intellectuelle » (op. cit. p. 30), celle qui est propre à l'empirisme. Il faudrait encore savoir quel lien il est possible de construire entre ce besoin de l'esprit insatisfait par l'expérience première et le sens le plus général de l'expérience, qui est de ne se constituer qu'à partir du moment où un sujet ordonne le divers empirique et lui donne sens en le fondant comme savoir. À ce sens plus originaire de l'expérience peut être annexée la découverte de la puissance fondatrice de l'ego cogito, dans les Méditations métaphysiques, de Descartes, ou l'affirmation du sens intime, qui, dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, de Husserl, oppose le processus de constitution d'un savoir puisé dans l'idéalité, détaché du présent vivant, au retour de la conscience vers la chose même. L'expérience ici ne nous apprend rien, puisqu'à son tour elle devient la condition de possibilité subjective de tout savoir, ce qu'elle était aussi chez Kant dans la mesure où l'analyse de la dialectique des catégories et des data de perception laissait intacte la possibilité d'une expérience plus originaire : celle qui reconduit le sujet à lui-même.

L'expérience n'est pas univoque, et son extension la fait tour à tour entrer et sortir du champ traditionnel de la connaissance. Prise comme élément constitutif du rapport d'un sujet à ses objets (ou à soi-même comme objet capable de mondanéisation), l'expérience n'a, littéralement, rien à nous apprendre. Pensée comme l'un des éléments de ce rapport du sujet à l'objet (son pôle objectif), l'expérience peut être soit source de toute connaissance, soit simple commencement et occasion du travail rationnel authentique. L'expérience de l'art le montre bien, qui se meut à la fois dans l'espace le plus traditionnel de la perception et dans celui, moins aisément communicable quoique tout aussi universel sans doute, du sens intime.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, PUF, Paris, 1968. Cf. Analytique des principes, ch. 2, 1 à 4, pp. 156 et suiv.
  • 2 ↑ Cassirer, E., la Philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Fayard, Paris, 1970.
  • 3 ↑ Locke, J., Essay Concerning Human Understanding, London, 1690.
  • 4 ↑ Leibniz, G. W., Nouveaux Essais sur l'entendement humain, livre II, 9, trad. J. Brunschvig, Flammarion, Paris, 1991.
  • 5 ↑ Ibid., livre I, 3, § 3.
  • 6 ↑ Ibid., livre II, 1, § 2.
  • 7 ↑ Leibniz, G. W., Discours de métaphysique, art. XXX, Vrin, Paris, 1986, pp. 79 et suiv.
  • 8 ↑ Hegel, G. W. Fr., Principes de la philosophie du droit, préface, Gallimard, Paris, 1989, pp. 54-56.
  • 9 ↑ Bachelard, G., la Formation de l'esprit scientifique, Vrin, Paris, 1989, p. 42.
  • 10 ↑ Duhem, P., la Théorie physique, son objet, sa structure, Chevalier et Rivière, Paris, 1906 ; 2e éd. augm. 1914, rééd. Vrin, Paris, 1981.
  • 11 ↑ Bachelard, G., op. cit., p. 40.