espace

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin spatium, « étendue », « distance », « intervalle » ; de la racine spa- (grec spaô), « tirer », « étirer ».


Deux lignes de fracture parcourent la variété des conceptions de l'espace, depuis l'Antiquité jusqu'à la physique contemporaine. La première sépare les théories ontologiques et épistémiques, et la seconde sépare les théories absolutistes et relationnistes. L'espace est-il quelque chose du monde, ou est-il relatif à nos moyens cognitifs ? L'espace est-il un continuum absolu, ou se réduit-il au réseau des relations actuelles et possibles entre corps matériels ?

Philosophie Générale, Mathématiques, Physique

1. « Contenant » des corps matériels et scène des rapports entre corps matériels, abstraction faite de ces corps. – 2. Support présumé des systèmes de relations décrits par la (ou les) géométrie(s), quelles que soient leurs caractéristiques métriques, topologiques et dimensionnelles. – 3. En un sens inspiré des contenus concrets de l'étymologie : domaine des capacités d'action (mouvement, étirement, expansion, compression) ; ou bien coordination générale des possibilités de déplacement (J. Piaget).

Les théories ontologiques de l'espace insistent tantôt sur son rôle de réceptacle, et tantôt sur sa capacité à jouer le rôle d'étoffe dont sont faits les corps matériels. Le mot réceptacle a été utilisé par Platon dans le Timée, et il est sous-entendu par les thèses démocritéennes, selon lesquelles les atomes sont séparés par un espace vide. Aristote faisait davantage ressortir la caractérisation spatiale des corps. Selon lui, l'étendue, accident des substances, relève de la catégorie de la quantité. Chaque substance se voit ainsi attribuer un lieu (volume dont la surface limitante coïncide avec celle du corps correspondant), et l'espace est défini comme la somme des lieux occupés par les corps. Plusieurs successeurs néoplatoniciens d'Aristote ont accentué cette tendance à l'intrication des concepts de corps et d'espace, faisant passer la quantité (et donc l'étendue) du côté de la substance. Mais le défenseur le plus cohérent de la thèse suivant laquelle l'extension spatiale constitue l'essence de la matière fut Descartes : il la poussa cependant si loin qu'elle se heurta à une difficulté apparemment insurmontable – celle de rendre raison d'une distinction entre matière et étendue, qui seule donne sens aux concepts de mouvement et de compression-expansion de la matière. Cette aporie de la théorie géométrique des corps matériels n'a été résolue que beaucoup plus tard dans le cadre de conceptions physiques post-relativistes. Car ces conceptions admettent des hétérogénéités topologiques et métriques de l'espace, et offrent donc des critères de distinction entre régions spatiales.

À l'opposé, on trouve la thèse de l'idéalité transcendantale de l'espace, défendue par Kant, puis transformée, chez J. Dewey, J. Piaget, etc., en celle de son caractère pragmatico-transcendantal. Selon Kant, le concept d'espace ne peut avoir été dérivé de notre expérience du monde extérieur, pour la bonne raison qu'une telle expérience n'est possible que sous sa présupposition. Il est donc une représentation a priori, et plus particulièrement une forme a priori de la sensibilité. Dans le néo-pragmatisme du xxe s., l'espace, structuré par une géométrie, est une présupposition formelle de l'activité aussi bien courante qu'expérimentale. En marge de cette tendance à la déréalisation de l'espace, on trouve des théories physiques spéculatives qui extrapolent l'idée de non-localité, très présente en physique quantique, par celle de non-spatialité. Ainsi, pour D. Bohm, à partir des années 1970, l'espace ne représente qu'un trait émergent, au niveau d'organisation et d'activité de l'homme, de processus intrinsèquement non spatiaux. Un ordre implicite (non spatial) sous-tend selon lui l'ordre explicite (apparemment spatial).

Le second débat, entre théoriciens absolutistes et relationnistes de l'espace, a opposé Newton et Leibniz, et a été développé dans la célèbre correspondance Leibniz-Clarke. Selon Newton, l'espace n'est pas tant une substance ou un attribut des corps qu'un attribut de Dieu (le sensorium Dei). Les lieux sont bien relativisés chez Newton, conformément à la critique galiléenne d'Aristote, mais pas l'espace dans sa totalité, qui garde un caractère de repère absolu pour les mouvements des corps. S'il est vrai que les mouvements uniformes peuvent être repérés les uns relativement aux autres, remarquait Newton, ce n'est plus le cas des mouvements accélérés. L'accélération, qui se manifeste par des forces d'inertie détectables, est absolue ; elle requiert un espace lui-même absolu par rapport auquel l'évaluer. La conception inverse a été soutenue par Leibniz au nom du principe de raison suffisante : à supposer qu'un espace absolu illimité existe, il n'y avait aucune raison, pour Dieu, de créer l'univers matériel dans son ensemble en une région plutôt qu'en une autre de cet espace. Pour éviter que quelque chose n'arrive sans raison, il faut donc refuser l'idée d'un espace absolu, et admettre que l'espace n'est rien d'autre que le système des relations possibles entre substances. Il n'était cependant pas facile à partir de là de répondre à l'argument de Newton sur les forces d'inertie engendrées par des accélérations. Seul E. Mach a fourni un contre-argument plausible, en proposant que les accélérations de chaque corps soient repérées par le centre de masse de l'univers entier.

On a souvent affirmé que la théorie de la relativité restreinte avait porté un coup fatal à la conception absolutiste de l'espace. Cela n'est qu'en partie vrai : à partir du travail de H. Minkowski, la conception absolue de l'espace a été remplacée par une conception absolue de l'espace-temps, qui s'est avérée fructueuse en relativité générale. Dans le cadre de cette conception, l'espace ordinaire n'est plus qu'une hypersurface de l'espace-temps définie par un critère de simultanéité dans un repère inertiel donné. Si elle continue à être active de nos jours, la controverse sur le statut absolu ou relatif de l'espace est donc quelque peu éclipsée par la montée en force d'une conception néocartésienne, introduite par Einstein dans les théories physiques. Selon cette conception, l'espace n'est que l'ombre portée de celles des géométries qui ont vocation à rendre compte (descriptivement ou prédictivement) de l'apparaître matériel et qualitatif.

Une limite naturelle de ce programme de géométrisation est il est vrai apparue lors des tentatives d'unifier théories quantiques et relativité générale : il s'agit de la longueur de Planck dont l'ordre de grandeur est 10–35 m. Lorsque les dimensions caractéristiques des processus physiques tombent au-dessous de cette longueur, les notions métriques, voire topologiques, ne peuvent plus se voir attribuer aucune signification opératoire. Les théories des supercordes permettent cependant de contourner cet obstacle, et de porter à son plus haut point le programme de géométrisation de la physique, en introduisant une nouvelle symétrie qui évite d'avoir à considérer que des processus significatifs se déroulent à une échelle plus petite que celle de Planck. Ainsi s'approche-t-on d'une pleine réalisation de l'inversion de priorités ébauchée par la relativité générale : en des termes empruntés à M. Jammer, tandis que, pour Aristote, l'étendue spatiale était accident de la substance, la substance tend désormais à être traitée comme accident d'un espace.

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • Platon, Timée, 50b-53c, tr. A. Rivaud (1925), Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 169-173.
  • Aristote, Physique, IV, 208b-217b, tr. H. Carteron (1926), Les Belles Lettres, Paris, 1996, p. 123-147.
  • Descartes, R., Principes de la philosophie, II, §§ 10-16, édition Adam & Tannery, Vrin-CNRS, Paris, 1996, vol. IX, p. 68-72.
  • Robinet, A., Correspondance Leibniz-Clarke, PUF, Paris, 1957.
  • Newton, L., Philosophia naturalis principia mathematica, II, prop. LIII, édition Cohen & Koyré, 2 vol., Harvard University Press, Cambridge, 1972.
  • Kant, E., Critique de la raison pure, Esthétique Transcendantale, Ie section, §§ 2-3, tr. J. Barni et P. Archambault, GF, Paris, 1987.
  • Barbour, J., Absolute or Relative Motion ?, Cambridge University Press, Cambridge, 1989.
  • Jammer, M., Concepts of Space, Dover, 1993.
  • Reichenbach, H., The Philosophy of Space and Time, Dover, 1957.

→ corps, dimension, espace-temps, étendue, euclidien, grandeur, matière, relativité




espace-temps

Physique

Dans les théories de la relativité, synthèse de l'espace et du temps, non analysable de façon univoque en ses deux composantes. Cadre unifié des rapports causaux entre points-événements.

On peut expliquer d'au moins trois manières la fusion, dans les théories de la relativité, des concepts d'espace et de temps. (1) La constance de la vitesse c de la lumière dans le vide, manifestée par les expériences de A. A. Michelson et de E. W. Morley, et érigée en postulat par Einstein en 1905, associe à l'unité de temps τ une unité naturelle de distance cτ. (2) La simultanéité de deux événements distants est une notion relative au repère inertiel considéré ; il est par conséquent impossible de distinguer de façon univoque la composante spatiale et la composante temporelle de l'intervalle qui sépare deux événements. (3) Dans la physique galiléo-newtonienne, la distance entre deux points matériels est invariante par changement de repère inertiel. Mais ce n'est plus le cas en théorie de la relativité où intervient une contraction des longueurs mesurées. Seul y demeure invariant l'intervalle spatio-temporel entre deux points-événements.

Le concept d'espace-temps quadridimensionnel fut introduit par H. Minkowski en 1908, en tant que cadre formel de la théorie de la relativité restreinte. Cette formalisation impliquait entre autres une division de l'ensemble des événements en trois sous-ensembles significatifs, dont les limites sont invariantes par changement de repère inertiel. Le premier, appelé surface du cône de lumière, est composé des événements reliables à l'événement de référence (l'ici et maintenant) par un signal lumineux. Le second est constitué des événements qui peuvent être reliés à l'événement de référence par des signaux se déplaçant à une vitesse inférieure à c. Il forme l'intérieur du cône de lumière, qui se subdivise en cône de lumière passé et cône de lumière futur. On dit des événements occupant l'intérieur du cône de lumière qu'ils sont séparés de l'événement de référence par un intervalle du genre temps (parce que dans tout repère inertiel, le temps qui les sépare de l'événement de référence est supérieur à la distance spatiale correspondante, mesurée en unités naturelles). Le troisième sous-ensemble, enfin, est constitué des événements qui ne peuvent être reliés à l'événement de référence par aucun signal physique, se déplaçant à une vitesse inférieure ou égale à c. On dit des événements extérieurs au cône de lumière qu'ils sont séparés de l'événement de référence par un intervalle du genre espace. Selon des réflexions ultérieures, dues à H. Mehlberg et à R. Penrose, l'espace-temps de Minkowski est avant tout un espace de relations causales.

L'espace-temps joue un rôle encore plus considérable dans la théorie de la relativité générale, achevée en 1915 par Einstein. Dans cette théorie, en effet, c'est la courbure de l'espace-temps qui rend compte des phénomènes de gravitation. Le mouvement inertiel d'un point matériel le long d'une géodésique (plus court chemin d'un point à l'autre) de l'espace-temps courbe s'y trouve interprété comme mouvement accéléré dans un champ gravitationnel.

Le statut géométrique conféré au temps dans la formalisation de la relativité restreinte par H. Minkowski, puis en théorie de la relativité générale, n'a pas manqué de susciter un débat philosophique animé. Les deux positions extrêmes y sont représentées par Bergson, qui dénonçait la spatialisation du temps et son éloignement corrélatif de l'expérience vécue, et par Einstein, qui déclarait adhérer à la vision d'un monde néoparménidien, bloc quadridimensionnel figé au regard duquel le passage du temps n'est qu'une illusion. Le meilleur moyen d'éclairer cette controverse est de se rappeler du statut limité de l'espace-temps de Minkowski : il s'agit d'un cadre formel de coordination entre les évaluations métriques et chronologiques pouvant être obtenues dans tous les référentiels d'inertie possibles. Il suffit alors de retrouver l'esprit du travail original d'Einstein en 1905, c'est-à-dire de défléchir les questions portant sur la nature du temps et de l'espace vers des questions d'usage des déterminations chronométriques, pour désamorcer le débat (ou au moins pour montrer que la structure de l'espace-temps relativiste a moins de rapports avec lui qu'il n'y paraît).

Michel Bitbol

Notes bibliographiques

  • Earman, J., World Enough and Space-Time, MIT Press, Cambridge, 1989.
  • Friedman, M., Foundations of Space-Time Theories, Princeton University Press, New Jersey, 1983.
  • Grünbaum, A., Philosophical Problems of Space and Time, Reidel, 1973.
  • Sklar, L., Space, Time, and Space-Time, University of California Press, 1976.

→ espace, relativité, simultanéité, temps




psychologie de l'espace-temps

Psychologie

Discipline qui porte sur la construction de l'espace et du temps dans la perception et dans l'apprentissage des concepts. Espace et temps psychologiques obéissent à des règles distinctes de l'espace géométrique et du temps physique.

Les débuts de la psychologie de l'espace et du temps remontent à l'empirisme de Locke et de Berkeley, qui s'interrogeaient sur la relation entre les propriétés de l'espace géométrique et celles de l'espace visuel. Le célèbre problème de Molyneux peut être considéré comme la première expérience de psychologie de l'espace : un aveugle qui recouvrirait la vue pourrait-il reconnaître un carré, autrement dit pourrait-il intégrer les propriétés de l'espace conçu et de l'espace perçu ainsi que celles de deux modalités sensorielles distinctes (toucher et vision) ? En concevant l'espace et le temps comme des formes a priori de la sensibilité, Kant n'entendait pas proposer une conception psychologique de l'espace et du temps comme construits par l'esprit, et il supposait que les propriétés de l'espace sensible étaient celles de la géométrie euclidienne. Mais les psychologues du xixe s., en particulier Hering, Helmholtz et Mach, montrèrent que l'espace visuel n'a pas les mêmes propriétés que les relations spatiales du monde physique : ce n'est pas un espace à courbure constante ni sans limites. Les géomètres et les physiciens comme Poincaré montrèrent aussi toute la distance qui sépare l'espace physique de l'espace moteur et de l'espace tactile. La psychologie contemporaine a confirmé ces distinctions. Piaget et Inhelder ont soutenu que l'enfant n'appréhendait d'abord que des rapports topologiques, puis des rapports décrits par une géométrie projective, et que la construction euclidienne de l'espace n'intervenait que durant l'adolescence. La psychologie de la forme montre également que les propriétés de l'espace perçu reposent sur des structures distinctes de celles de l'espace physique. Enfin, les neurosciences cognitives tracent l'origine des directions spatiales dans les localisations cérébrales. La localisation spatiale égocentrée (ici, devant moi) a son origine dans le corps, et la localisation exo-centrée prend des repères dans le monde extérieur (devant la fenêtre), et elles mettent en jeu des circuits neuronaux distincts. Le problème de Molyneux reçoit une réponse : la coordinations des divers systèmes sensoriels se fait très tôt, et l'opposition entre l'innéisme et l'empirisme perd son sens.

Si l'espace a toujours été tenu pour la forme de l'extériorité, le temps psychologique a été tenu pour la forme de l'intériorité. Celui-ci n'est pas perceptible directement, mais il fait partie de tous les phénomènes psychologiques. La psychologie du temps a d'abord été celle de la mémoire, qui fut étudiée dès les travaux pionniers d'Ebbinghaus au xixe s. Il est courant de distinguer, depuis Bergson, la mémoire habitude et la mémoire souvenir, et cette distinction se retrouve quand on oppose mémoire implicite, ou procédurale, et mémoire sémantique. Selon la psychologie du développement, la représentation de séquences d'événements (antérieur / postérieur, simultané) et l'ordre du temps se produisent très tôt chez le nourrisson, mais la perception de la séquence passé / présent / futur est plus tardive.

La question de savoir quelle est la relation entre le temps physique et le temps perçu n'est pas moins complexe que la question homologue portant sur l'espace. La divergence du temps conscient et du temps réel est, par exemple, mise en évidence par les expériences de Libet, qui montrent que le temps des événements dans le cerveau ne coïncide pas avec celui de la perception.

Ce que montrent ces discontinuités entre espace et temps psychologique, d'une part, et espace et temps physique, de l'autre, c'est que les tentatives des philosophes pour psychologiser l'espace et le temps ou pour montrer leur irréalité ont peu de chances de réussir.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • Bergson, H., Matière et mémoire (1939), PUF, Paris, 1999.
  • Fraisse, P., Psychologie du temps, PUF, Paris, 1957.
  • Mérian, J.-B., Sur le problème de Molyneux (1770-1779), édition et postface F. Markovits, Flammarion, Paris, 1984.
  • Piaget, T., Inhelder, B., La représentation de l'espace chez l'enfant, PUF, Paris, 1952.
  • Poincaré, H., La science et l'hypothèse (1902), Flammarion, Paris, 1968.
  • Proust, J. (éd.), Perception et Intermodalité, PUF, 1998.
  • Tulving, E., Elements of Episodic Memory, Oxford University Press, New York.

→ développement (psychologie du), forme (psychologie de la), géométrie, mémoire, perception




espace public


En allemand : Öffentlichkeit.

Politique, Sociologie

Sphère de la participation des individus autonomes au débat sur « les affaires publiques ».

La traduction française de ce terme d'origine allemande s'est calquée sur l'anglais public sphère. Fondamentalement, la problématique qu'il recouvre est celle de la constitution d'un espace de débat politique correspondant, essentiellement à partir du xviiie s., à la formation d'une opinion publique donnant corps à l'existence de la société face à l'État de l'Ancien Régime.

Une origine kantienne

Introduit par J. Habermas dans la philosophie sociale et politique, le terme Öffentlichkeit prend son origine dans l'opuscule de Kant « Qu'est-ce que les Lumières ? »(1). Pour Kant, l'homme ne peut sortir de l'état de tutelle et parvenir à « penser par lui-même » (Selbstdenken) par ses propres forces ; « mais qu'un « public » (Publikum) s'éclaire lui-même est plus probable ». La « publicité » dénoue la conjonction des causes intérieures (manque de courage, paresse, lâcheté) et extérieures de la dépendance ; elle doit mettre fin à l'état de minorité dont l'homme est « lui-même responsable », c'est-à-dire au cercle vicieux selon lequel celui qui est mineur s'en remet aux tuteurs, et permet alors à ceux-ci de le maintenir sous tutelle. Le progrès vers les Lumières dépend de la création d'un espace public de réflexion grâce à la publication des pensées sur toutes les matières « relevant de la conscience ». Grâce à la liberté d'écrire et de rendre publiques ses réflexions, une opinion publique se forme et progresse au fur et à mesure que les Lumières gagnent du terrain. Donnant une portée politique et même sociologique à la publicité des maximes requise par la raison morale, la Öffentlichkeit devient ainsi un concept clef de l'articulation entre théorie et pratique. C'est la courroie de transmission entre la raison pure pratique et la sphère politique.

Un concept habermasien

Dans Strukturwandel der Öffentlichkeit(2), Habermas a explicité la dimension sociologique et politique concrète de la « publicité » et fait de cette catégorie un des piliers de sa « philosophie sociale ». Il a montré comment se constitue au xviiie s. une sphère publique bourgeoise rompant avec la légitimité de l'Ancien Régime et exprimant un consensus social qui entend institutionnaliser une volonté collective de transformation de la représentation politique, et des rapports entre la société civile et l'État. Dans les trois derniers chapitres de l'Espace public, Habermas étudie ensuite la mutation de cette « sphère publique bourgeoise » dans l'État social du capitalisme avancé, une évolution qui se traduit par une « reféodalisation » et une « vassalisation » croissantes de l'opinion publique. Sa réflexion sur le consensus(3) et sa « théorie de l'action communicationnelle » constituent les prolongements de sa réflexion sur la publicité.

Prolongements actuels

La pertinence de l'approche habermasienne est confirmée par tout un ensemble de travaux récents portant sur les transformations de l'espace public sous l'effet des nouvelles technologies de communication et de la mondialisation de l'information (cf. S. Proux et A. Vitalis(4), L. Quéré(5), G. Raulet(6)). Ces travaux ne s'en tiennent pas à la conception habermasienne de l'action communicationnelle, mais exploitent la théorie de la représentation et de la légitimité politiques qui en est indissociable dans l'Espace public, et la relient aux thèses du sociologue américain R. Sennet sur la disparition de l'homme public(7) et à celles de J. Baudrillard sur « la transparence et l'obscénité de l'espace dans la promiscuité des réseaux »(8).

La notion d'espace public se trouve ainsi au cœur du débat sur l'avenir de la démocratie à l'heure du développement des réseaux de communication mondiaux (Internet), de l'affaiblissement des États-nations et de la crise de la représentation politique.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kant, E., « Beantwortung der Frage : was ist Aufklärung ? » (1784), in Werke, éd. W. Weischedel, Frankfort, 1964, t. iv, « Qu'est-ce que les Lumières ? », trad. F. Proust, in Kant, E., Vers la paix perpétuelle et autres textes, GF, Paris, 1991, p. 43-51.
  • 2 ↑ Habermas, J., Strukturwandel der Öffentlichkeit, Darmstadt/Neuwied, 1962, trad. l'Espace public, Payot, Paris, 1978.
  • 3 ↑ Habermas, J., Legitimationsproblem im Spätkapitalismus, Frankfort, 1973, trad. Raison et légitimité, Payot, Paris, 1978.
  • 4 ↑ Proulx, S., et Vitalis, A. (dir.), Vers une citoyenneté simulée. Médias, réseaux et mondialisation, Apogée, Rennes, 1999.
  • 5 ↑ Quéré, L., Des miroirs équivoques, Aubier-Montaigne, Paris, 1982.
  • 6 ↑ Raulet, G., Chronique de l'espace public. Utopie et culture politique, Paris, 1994.
  • 7 ↑ Sennett, R., The Fall of Public Man, New York 1974, trad. les Tyrannies de l'intimité, Seuil, Paris, 1979.
  • 8 ↑ Baudillard, J., Les stratégies fatales, Paris, 1983.
  • Voir aussi : Reynié, D., Le triomphe de l'opinion publique. L'espace public en France du xvie au xixe siècle, Odile Jacob, Paris, 1998.

→ foule, peuple, privé / public, république