aliénation

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin alienatio, « cession », « transmission », « éloignement », « désaffection », de alienus, « autre ». En allemand : Entäusserung, Entfremdung, de fremd, « étrange », « étranger ».


Terme commun en français à la langue juridique, à la psychiatrie, à la philosophie hégélienne et au marxisme. L'allemand distingue en revanche Entäusserung (cession), Veräusserung (vente), Irrsinn (aliénation mentale) et l'aliénation au sens hégélien ou marxien (Enfremdung, Entäußerung). La notion d'aliénation est devenue une problématique philosophique à part entière avec Hegel et Marx. Mais son histoire est d'autant plus complexe qu'elle est très tôt présente de façon diffuse mais insistante dans de nombreux domaines, allant de la théologie et de la mystique à l'anthropologie et à l'ontologie, en passant par les rapports juridiques et sociaux. En faisant d'elle un concept-clef de la philosophie de l'histoire, Hegel, les jeunes Hégéliens et Marx l'ont promue au rang de catégorie fondamentale de la philosophie politique moderne. Vulgarisée à la faveur de son usage chez Marx puis chez Sartre, l'aliénation est un concept dont le sens a peu à peu quitté le terrain de la philosophie pour désigner des processus propres aux objets créés par différentes sciences de l'homme et de la société.

Philosophie Générale, Sciences Humaines

Dépossession de soi par soi ou par un autre.

Origines religieuses

Si le terme français renvoie au latin, la problématique qu'il recouvre plonge en fait ses racines dans le Nouveau Testament(1) : c'est le terme grec allotrioô qui est rendu par le latin alienare et dans la traduction de Luther par entfremden. Il s'applique aux impies qui vivent dans l'ignorance et l'aveuglement. Dans la Vulgate alienatus désigne celui qui est exclu de la communauté des croyants. En grec et en latin cet usage religieux est déjà doublé d'un usage juridico-politique. Aristote qualifie d'allotrios celui qui est exclu de la Cité(2), suivi en cela par Cicéron.

Les hérésies et les mystiques chrétiennes donnent une dimension nouvelle à ces acceptions. D'abord chez les Gnostiques, ensuite chez Origène, puis au xiiie s. chez Maître Eckhart. Il s'en dégage la problématique opposant la vérité à l'erreur et à l'égarement. Origène fait déjà de ce dernier, qu'il nomme obturbatio, la conséquence d'une dépendance de l'esprit libre à l'égard du corps sensible et parle en ce sens d'alienatio mentis. Mais, à l'inverse, l'aliénation désigne aussi le dépassement mystique de cet état et les Pères de l'Église, tant Saint-Augustin que Saint-Thomas, ont promu cette conception qui, chez eux comme chez les scholastiques ou dans la mystique des Carmélites, prend pour référence la vision de saint Paul.

On peut faire l'hypothèse que les racines religieuses de cette notion n'ont pas été sans importance pour le rôle qu'elle va jouer, à partir de Hegel, comme catégorie centrale de la critique de la religion. Chez Schelling en effet l'aliénation est au cœur de la protestation contre le savoir formel et sécularisé de l'Aufklärung. Dans sa « philosophie positive » Schelling ne voit dans l'aliénation qu'une matérialisation du divin correspondant à la catastrophe cosmologique de la conscience humaine.

Hégélianisme

Le concept hégélien Entfremdung qualifie le sujet devenu étranger à soi, une dépossession psychique qui n'exclut pas la survie du désir de revenir à soi. En même temps, il s'agit donc d'un moment dynamique du procès du développement de l'esprit en tant que procès de l'expérience de la conscience – un moment nécessaire à l'abolition de l'immédiateté et au surgissement de la réflexion, dont l'abstraction constitue le sommet(3). Dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l'esprit – chapitre de « l'Esprit », le moment de l'esprit « étrangé » à soi succède au moment de l'esprit vrai (le monde éthique, qui débouche sur le droit romain). C'est le monde de la culture, qui est à la fois celui que l'esprit crée et une œuvre où il est constamment déchiré, insatisfait de ne pas se reconnaître, le théâtre de la lutte des Lumières, de l'intelligence, et de la foi religieuse identifiée à la superstition. Il connaît son apothéose sanglante dans la Liberté absolue et la Terreur. Lui succède (et l'abolit) le moment de l'esprit certain de lui-même (la moralité, la philosophie idéaliste allemande). La désignation même de l'instance du dépassement (la certitude de soi) authentifie sans équivoque la singularité phénoménologique et le registre non-juridique du concept d'Entfremdung. Ce qui est hors de soi n'est pas immédiatement un objet extérieur à soi, mais un état où la familiarité avec soi ne subsiste que dans le sentiment de sa parte. Le concept est au reste presque exclusivement utilisé dans la Phénoménologie de l'esprit (qui devient elle-même un moment « réduit » de la psychologie dans l'articulation du système, telle que l'Encyclopédie des sciences philosophiques la constitue et l'expose).

Tandis qu'Entfremdung n'a aucun sens juridique en allemand, le terme Entäusserung s'applique certes aussi au sujet mais pris comme « sujet du droit ». Il insiste sur la mise hors de soi, ou le fait d'être hors de soi, et prend le sens métonymique d'état nouveau ou différent. Tandis que l'Entfremdung désigne plutôt le processus en cours en ce qu'il est immédiatement perçu comme « perte », Entäusserung s'applique au résultat « accompli » et assumé, quasi objectal. Stricto sensu, c'est donc Entäusserung qu'il convient de traduire par le terme juridique d'« aliénation ». J. Hyppolite, conscient de cette différence, avait traduit Entfremdung par le néologisme « extranéation » construit sur le radical extraneus (qui a donné « étranger » en français).

Jeune-hégélianisme : Feuerbach

Si Entfremdung est chez Hegel une notion quasiment inexistante ailleurs que dans la Phénoménologie de l'Esprit, elle ne va pas moins jouer un rôle capital dans le jeune-hégélianisme, puis dans le marxisme et dans les débats sur le marxisme jusque dans la deuxième moitié du xxe s. Cela pour une double raison : l'origine religieuse du concept d'une part et la philosophie du sujet et de la conscience qu'il implique d'autre part se conjuguent en un enjeu décisif d'une philosophie de l'émancipation et de la reconquête par l'homme de son « essence » dont le projet s'affirme par une critique de la religion et débouche sur la critique matérialiste de toutes les illusions spirituelles – y compris la philosophie hégélienne de la réalisation de l'Esprit.

Feuerbach a proposé dans l'Essence du christianisme non seulement une analyse psychologique du phénomène religieux mais surtout cette approche anthropologique fait redescendre, comme le dira Marx, les « illusions religieuses du ciel sur la terre » ; elle les démasque comme une aliénation, une projection fantasmatique de l'essence humaine. Non seulement Feuerbach emprunte la catégorie d'aliénation à Hegel mais sa démarche triadique reste foncièrement hégélienne. Au départ, elle pose l'humanité douée de raison (moment subjectif). L'homme prend ensuite conscience des limites de sa raison et imagine un être doué d'une Raison totale ; ce deuxième moment présente lui-même trois étapes : le vrai (Dieu connaît l'infini), le bien (la perfection morale inaccessible à l'homme), l'amour, qui réconcilie l'homme avec ce Dieu supérieur. La critique de la religion, le troisième moment, a pour tâche de dépasser cette réconciliation illusoire. Or, dans la religion, l'humanité, quoique de façon fantasmatique, a pris conscience de son essence ; aussi le dépassement va-t-il s'accomplir lui aussi en trois phases : l'homme et Dieu confondus dans l'amour religieux, la conscience humaine qui s'éveille et écarte l'homme de Dieu et enfin l'anthropologie qui réalise l'essence humaine. Au terme de la critique de la religion, l'homme est, selon Feuerbach, à même de concevoir ce qu'il croyait être la distance insurmontable entre lui et Dieu comme étant en fait le rapport de l'individu à l'espèce. Sous l'aspect de l'espèce, l'essence hérite au fond du statut de l'identité absolue, propre chez Hegel au Concept – ce que Feuerbach appelle « l'unité de l'essence humaine avec elle-même »(4).

Marxisme

Pour Marx, Feuerbach n'a fait que pressentir que l'aliénation spéculative recouvre une aliénation réelle ; il se contente de dévoiler l'aliénation religieuse et croit, comme Marx le lui reproche dès l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, retrouver immédiatement le réel, alors que la critique de la religion n'est que « médiatement la lutte contre ce monde ». Pour Marx, en 1843-1844, c'est par une critique de l'État et de la société qu'elle doit se concrétiser ; il reste en cela hégélien, puisqu'il fait de l'État la vérité de la religion, mais, dans la foulée, il découvre que la réalité de l'État, c'est la société civile. Dans L'Idéologie allemande et les Thèses sur Feuerbach (1845), il franchit un pas décisif : le matérialisme sensualiste de Feuerbach réhabilite certes la nature et la matière mais en quelque sorte en inversant la vapeur, en misant sur la nature et l'anthropologie, alors qu'il faudrait les historiciser, les socialiser et les dialectiser – c'est-à-dire concevoir l'histoire comme une relation dialectique de l'homme avec la nature qui tout à la fois engendre des rapports particuliers entre les hommes et s'accomplit dans le cadre de tels rapports particuliers : les rapports de production.

Il n'y a pas d'essence humaine ailleurs que dans les rapports sociaux. Mais du même coup, Marx, dans les Manuscrits, rompt avec la conception progressive, « optimiste », de l'aliénation : Hegel « voit seulement le côté positif du travail et non son côté négatif »(5). Concrétisée comme production sociale de l'existence et de rapports sociaux déterminés, l'aliénation n'est plus le mouvement de la conscience qui s'objective et reconnaît le monde comme son monde ; le moment de la reconnaissance est bloqué. Les Manuscrits de 1844 introduisent une coupure entre objectivation et aliénation alors que pour Hegel la conscience de soi, confrontée à un objet étranger, le reconnaissait comme sien par le travail(6). Les Manuscrits sont donc incontestablement le texte où se prépare la coupure épistémologique qui fondera l'œuvre de la maturité. Le véritable enjeu est désormais l'organisation sociale de la production et cet enjeu va remplacer la dialectique hégélienne de l'objectivation par celle des formations sociales.

Le premier manuscrit définit le capital, de façon déjà lucide mais encore imprécise, comme « la propriété privée des produits du travail d'autrui »(7). Marx découvre « que l'ouvrier est ravalé au rang de marchandise, et de la marchandise la plus misérable »(8). Il entreprend de montrer que le prétendu « fait » de la propriété privée n'est pas originel mais actuel et que ce « fait actuel » est en réalité un rapport. Ce rapport peut prendre deux formes. En tant qu'autoproduction de l'homme, qui est lui-même partie de la nature, par son travail sur la nature, donc en tant que rapport de l'homme à la nature et à soi-même à travers la nature, il s'agit de ce que Hegel nomme rapport absolu, c'est-à-dire un rapport issu d'une même substance – la réalité naturelle, commune à l'homme et à la nature, qui s'auto-réalise ; il s'agit alors de l'aliénation-objectivation au sens positif qu'elle a chez Hegel. La conclusion du chapitre « Rapports de distribution et rapports de production » du troisième livre du Capital dira dans le même sens : « Tant que le procès de travail n'est qu'un procès entre l'homme et la nature, ses éléments, simples, sont communs à toutes les formes sociales de son développement ». Mais il n'en est justement pas ainsi. Une scission se produit entre l'homme et son objectivation ; il s'agit dès lors, dans la terminologie hégélienne, d'un rapport séparatif, dans lequel les termes en rapport perdent leur unité. Cette scission est caractéristique de la forme sociale de développement particulière qu'est l'économie capitaliste, que les Manuscrits démasquent en soumettant les discours de l'économie politique à une critique hégélienne(9).

Dans les Manuscrits la scission qu'introduit l'organisation sociale du travail vient couper la démarche de la dialectique positive de l'aliénation-objectivation et la pervertir en dialectique de l'aliénation comme perte de soi. Jusqu'à un certain point les Manuscrits saisissent déjà ce que l'œuvre économique de la maturité concevra comme dialectique des forces productives et des rapports de production. Ils percent à jour cette perversion : le « fait » qui empêche la dialectique du travail de s'accomplir comme chez Hegel. Le développement économique engendre une organisation particulière de la production qui bloque ce que les Manuscrits appellent encore la réalisation de l'essence humaine, son épanouissement « polytechnique » dans toutes les directions – héritage de l'anthropologie feuerbachienne que Marx ne reniera jamais.

Certes, en tant que telle, cette dialectique des forces productives et des rapports de production manque encore. Toutefois, il n'y a donc pas lieu d'introduire une rupture entre l'œuvre de jeunesse et l'œuvre économique. Dès les Manuscrits de 1844, l'aliénation est inscrite dans le procès de travail. Ce qui s'appelle encore aliénation de l'essence humaine apparaît comme l'effet d'une aliénation du travailleur non seulement dans le produit de son travail mais comme la conséquence des conditions de la production de ce produit, c'est-à-dire des rapports de production qui l'en dépossèdent.

L'aliénation conserve dans l'œuvre économique sa validité comme catégorie recouvrant les aliénations idéologiques. Ces dernières ont désormais leur modèle dans l'aliénation économique, qui devient le modèle de toute aliénation (et par voie de conséquence de toute production d'idéologie). Très expressément Le Capital reprend sur ces bases à son compte la critique de la religion et des idéologies dont est partie la réflexion de Marx : pour trouver une analogie au phénomène énigmatique du fétichisme de la marchandise, qui n'est pourtant qu'un produit trivial du travail humain et, a priori, qu'une simple valeur d'usage, « il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux. Là, les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers »(10).

Les débats du xxe s.

Pour les raisons précédemment indiquées – à savoir qu'il y va de la reconquête par l'homme de son essence et que l'aliénation religieuse est en quelque sorte l'archétype de toutes les formes d'aliénation –, la notion d'aliénation a été au xxe s. au cœur de tous les débats – entre marxistes et chrétiens, marxisme et existentialisme, marxisme et anthropologie – sur la possibilité et le sens d'un « humanisme marxiste ».

Ce rôle de premier plan, alors qu'elle appartient à la période de gestation du marxisme et qu'on peut la tenir pour dépassée par les notions de réification et de fétichisme de la marchandise, s'explique par les conditions politico-idéologiques dans lesquelles l'héritage marxiste a été assumé à l'Ouest et à l'Est. Dans les deux camps, en vertu de logiques différentes, les écrits de jeunesse de Marx et la dimension philosophique (hégélienne) du marxisme ont été remis à l'honneur.

À l'Ouest, le marxisme – « horizon indépassable de notre temps » selon Sartre – était réinterprété et assimilé dans cette optique philosophique par l'existentialisme et l'humanisme chrétien, à l'Est sa dimension « humaniste » servit de position de repli offensif pour les résistances à l'économisme et au stalinisme mais elle devint aussi une formule commode pour juxtaposer à la réalité économique et politique socialiste une production philosophique stéréotypée abondamment représentée dans tous les congrès internationaux.

L'« antihumanisme théorique » proclamé par Althusser(11) a non seulement voulu réaffirmer, en toute rigueur philologique, la spécificité du matérialisme dialectique mais aussi et surtout tirer un trait sous toute une production philosophique issue soit du stalinisme, soit de la résistance au stalinisme, soit encore des appropriations « philosophiques du marxisme » et qui s'incarnait, à l'Est comme à l'Ouest, par le couple économisme / humanisme.

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cf. Éph. 4, 18.
  • 2 ↑ Aristote, Politique, II, 8, 126a40.
  • 3 ↑ Hegel, G. W. F., Werke, t. III, pp. 392, 439.
  • 4 ↑ Feuerbach, L., Das Wesen des Christentums, chap. 24, Reclam, Stuttgart, 1969, p. 346, trad. l'Essence du christianisme.
  • 5 ↑ Marx, K., Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 133.
  • 6 ↑ Ibid., pp. 132-145.
  • 7 ↑ Ibid., p. 21.
  • 8 ↑ Ibid., p. 55.
  • 9 ↑ Marx, K., op. cit., premier manuscrit « Le travail aliéné », pp. 56-70.
  • 10 ↑ Marx, K., le Capital, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1963, p. 606.
  • 11 ↑ Althusser, L., Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 159 sq.

→ fétichisme, idéologie, production (rapports de), travail

Psychanalyse

Impression de fausse reconnaissance, de déjà vu, déjà raconté, de doute devant la réalité, voire de dépersonnalisation – proche de l'Unheimliche(1). C'est le signe et l'effet d'un refoulement. SYN. Etrangement.

Non répertorié comme concept psychanalytique, l'étrangement qualifie chez Freud diverses séparations : étrangements de l'enfant à l'égard de son entourage, de l'adulte à l'égard de la réalité ou de son conjoint, étrangements entre je et libido dans la névrose, vis-à-vis de l'organe génital féminin...

Devant l'Acropole(2), Freud pense : « Ce que je vois là n'est pas effectif » (sentiment d'étrangement). La joie de voir l'Acropole est empêchée par la culpabilité liée à ce désir même : le voyage réalise le souhait de réussite, or « Tout se passe comme si l'essentiel dans le succès était de faire son chemin mieux que son père et comme s'il était encore et toujours non permis de vouloir surpasser le père ».

Mazarine Pingeot

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Freud, S., Das Unheimliche (1919), G.W. XII, l'Inquiétante Étrangeté, in l'Inquiétante Étrangeté et autres essais, Gallimard, Paris, 1991, pp. 209-263.
  • 2 ↑ Freud, S., Brief an Romain Rolland (eine Erinnerungstörung auf des Akropolis) [1936], G.W. XVI, « Un trouble du souvenir sur l'Acropole (Lettre à Romain Rolland) », in Résultats, idées, problèmes II (1921-1938), PUF, Paris, 2002, pp. 221-230.

→ libido, moi, « névrose, psychose et perversion », phallus, refoulement