idéologie

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec idea, « idée » et logos, « sujet d'entretien, d'étude ou de discussion », « explication ».

Philosophie Générale, Philosophie Cognitive, Politique

1. Au sens strict, approche qui a pour objet les idées en tant que faits de conscience, l'étude de leur origine, de leurs lois et de leur relation aux signes qui les représentent. – 2. Le terme a pris un sens politique péjoratif et polémique qui n'est que l'effet dans le langage commun du rôle central qu'il joue en philosophie politique depuis le début du xixe s. et en particulier dans le marxisme.

Créé en 1796 par Destutt de Tracy(1), le terme idéologie s'est d'emblée imposé comme une notion relevant à la fois de la théorie de la connaissance et de la philosophie politique, son auteur représentant, avec Cabanis, Volney, Garât et Daunou, le groupe philosophique et politique des « Idéologues ». Cette double dimension se maintient, mais avec une intention critique, chez Marx et Engels lorsqu'en 1845, avec l'Idéologie allemande, ils appliquent l'appellation d'idéologie aux conceptions politiques des Jeunes hégéliens, qu'ils accusent de ne pas « se demander quel est le lien entre la philosophie et la réalité allemande, entre leur critique et leur propre milieu matériel »(2).

Les idéologues

Le programme philosophique des idéologues est indissociable de leur engagement politique, notamment en faveur d'une réforme profonde de l'éducation nationale – création des Écoles Normales et des Ecoles Centrales. C'est à cette fin que Destutt de Tracy écrivit les cinq parties de ses Éléments d'idéologie (1801-1815). L'idéologie est la science « qui traite des idées ou perceptions, et de la faculté de penser ou percevoir », elle « résulte de l'analyse des sensations »(3). Bien qu'il se réclame, comme les autres Idéologues, de Condillac et de sa méthode d'analyse des opérations par lesquelles nous formons nos idées(4), Tracy est en désaccord avec la conviction de ce dernier que le point de départ de toute connaissance est la sensation brute(5). Il pose quatre modes également originaires de la sensibilité : vouloir, juger, sentir, se souvenir. L'Idéologie entendait constituer une philosophie première, « la science unique », « la première de toutes dans l'ordre généalogiques »(6), et assurer ainsi un fondement à la connaissance comme à la pratique (le Traité sur la volonté, quatrième partie des Éléments de Tracy, est consacré à la morale et à l'économie).

La rupture, après le 18 Brumaire, entre les Idéologues et Bonaparte, qui les avait fréquentés et soutenus, est pour une large part à l'origine du sens négatif et polémique du terme « idéologie ».

La critique marxiste de l'idéologie

Marx et Engels héritent du sens négatif, qui s'était répandu avant la Révolution de 1848, mais si l'Idéologie allemande est un texte de combat philosophique, c'est aussi le texte fondateur d'une conception nouvelle de l'origine et du statut des productions spirituelles. C'est dans l'ordre historique de la production qu'il faut aller chercher la source des idéologies. Quoique dans un style encore un peu vague et général, on y trouve des concepts qui vont faire date et qui ont pu conduire les marxologues à considérer l'Idéologie allemande comme le document de la « coupure épistémologique » dont est né le marxisme : « Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond. [...] Et si dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent la tête en bas comme dans une caméra obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. À l'encontre de la philosophie allemande, qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici »(7).

Marx et Engels dénoncent donc comme idéologie une fausse conscience qui voit les choses à l'envers et croit « que le monde est dominé par les idées ». Leur cible est non seulement la génération des Jeunes Hégéliens mais aussi les théoriciens bourgeois de l'économie, qui se bornent à systématiser les représentations des agents du mode de production capitaliste et s'en font par là-même les apologistes. Les idéologies ne résultent toutefois pas d'une intention délibérée, même si elles sont volontiers des expédients commodes, donc des illusions volontaires. Elles ne désignent pas des représentations « fausses », auxquelles il suffirait d'opposer une « vérité ». Marx leur reconnaît bien plutôt un pouvoir propre et une autonomie, qu'il découvre précisément en exigeant que la critique de l'idéologie les mette en relation avec les réalités économiques et sociales. Il doit alors admettre que l'humanité ne se pose certes jamais « que les problèmes qu'elle peut résoudre » mais que les idéologies formulent ces problèmes dans leurs propres systèmes de références et que non seulement « le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure » mais que l'idéologie peut formuler un problème alors que les conditions de sa solution sont encore « en voie de devenir »(8). Les idéologies ainsi comprises sont donc l'expression des consciences de classes d'une époque, avec des décalages qui font qu'une classe peut avoir une conscience de soi problématique et, tout en étant objectivement réactionnaire, produire des effets de connaissance critiques, voire progressistes.

Limites et renouvellements néo-marxistes de la critique de l'idéologie

Dans la préface de 1859 à la Critique de l'économie politique Marx souligne qu'il faut « toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques, sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout »(9). Il prévient ainsi une conception simpliste de l'idéologie. Certes « on ne saurait juger une époque à partir de sa conscience de soi » ; « il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production »(10). Mais, pour mettre en œuvre ce programme, il faut jouir d'un « point de vue »(11). procurant un « avantage de conscience »(12). Selon Marx chaque classe qui accède à la domination prétend à l'universalité. C'est la position du « point de vue du prolétariat » défendue par Lukács dans Histoire et conscience de classe (1922)(13). Lukács considère toutefois ce point de vue comme une potentialité inscrite dans la dynamique de la pratique(14). Pour les penseurs de la Théorie critique l'avantage de conscience du prolétariat est de plus en plus problématique ; « la situation du prolétariat elle-même ne constitue pas, dans cette société, la garantie d'une prise de conscience correcte. [...] Il n'existe pas de classe sociale à l'assentiment de laquelle on pourrait s'en tenir. N'importe quelle couche de la société peut fort bien, dans les circonstances actuelles, présenter une conscience idéologiquement rétrécie et corrompue, quelque vocation à la vérité que lui donne par ailleurs sa situation »(15). La critique de l'idéologie doit se transformer en « critique immanente de la culture »(16). En outre, à supposer même que l'on soit en mesure de les percer à jour, les idéologies ne perdent pas pour autant leur efficacité pratique. Constatant que le socialisme scientifique ne correspond pas à la conscience de classe du prolétariat, Lénine avait déjà fait de l'idéologie une donnée essentiellement pratique de la lutte des classes ; l'écart entre la conscience de classe du prolétariat et le socialisme scientifique rend nécessaire le Parti comme avant-garde théorique et pratique.

Le marxisme a pris une conscience croissante de deux phénomènes convergeant dans l'idée d'une efficacité matérielle des idéologies. D'une part l'idéologie ne consiste pas seulement dans un système de représentations mais recouvre aussi des pratiques matérielles allant des coutumes et modes de vie aux pratiques sociales, politiques et même économiques(17) une idée qu'imposait déjà la caractérisation par Marx et Engels du mode de production féodal. C'est ce que Althusser entend éclairer au moyen de sa conception des « appareils idéologiques d'État », institutions qui « fonctionnent à l'idéologie » et entretiennent avec la domination de l'appareil d'État des liens de légitimation plus ou moins étroits (églises, école, presse, partis, syndicats, etc.)(18). D'autre part, l'évolution des forces productives du capitalisme avancé a révélé le rôle de plus en plus important joué par la science et la production culturelle dans la constitution de la formation sociale. Dès 1941, Marcuse introduit la notion de « voile technologique »(19) pour désigner la fusion croissante des forces productives et de l'idéologie, qui ne relève plus seulement de la « superstructure » – une conception qui débouchera sur l'Homme unidimensionnel (1964)(20). Cette évolution est devenue évidente avec le rôle économique moteur des nouvelles technologies de l'information et de la communication (qu'il importe de ne pas affranchir trop hâtivement des cadres d'analyse forgés par le Capital, et notamment de la forme marchandise – qui, chez Marx, s'appliquait déjà aux produits de l'esprit).

La conception « neutre » de la sociologie du savoir

La sociologie du savoir (Wissenssoziologie) a quant à elle largement contribué à conférer un sens neutre à la notion d'idéologie. Dans ses « Problèmes de sociologie du savoir »(21) Scheler ne récuse pas la détermination par l'appartenance à une classe mais s'attache à caractériser des « modes de pensée formels ». Dans Idéologie et utopie, K. Mannheim entend dégager la théorie de l'idéologie de « l'arsenal polémique d'un parti »(22). Il définit l'idéologie à l'utopie comme des représentations qui « transcendent l'être et la réalité » et s'opposent en cela aux « représentations qui correspondent à l'ordre d'être qui s'affirme de facto à une époque donnée » et que « nous nommons des représentations “adéquates”, congruentes à l'être »(23). Tandis que les utopies sont « des représentations transcendantes à l'être [...] qui à un moment donné ont eu pour effet la transformation de l'être historique et social », « nous nommes idéologies les représentations transcendantes qui de facto ne parviennent jamais à réaliser la teneur de leurs représentations »(24). Le critère distinctif du succès a pour conséquence, comme dit E. Bloch, de « rendre tout relatif »(25). La conscience de tous les groupes sociaux dépend dans son contenu et sa forme des conditions sociales. Mannheim déconnecte ainsi la notion d'idéologie de la dynamique historique de la lutte des classes(26). C'est la conception qui s'imposera dans la sociologie américaine : « Une idéologie est un système de croyances partagées par les membres d'une collectivité, c'est-à-dire par une société ou un sous-ensemble d'une société, [...] un système d'idées orienté vers la cohésion de la collectivité au moyen de valeurs »(27).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Destutt de Tracy, Mémoire sur la faculté de penser, 1796-1798.
  • 2 ↑ Marx, K., et Engels, F., l'Idéologie allemande, Éditions sociales, Paris, 1968, p. 44.
  • 3 ↑ Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 325.
  • 4 ↑ Condillac, E., Essai sur l'origine des connaissances humaines, 1746.
  • 5 ↑ Condillac, Traité des sensations, 1754.
  • 6 ↑ Destutt de Tracy, Mémoire, op. cit., p. 286.
  • 7 ↑ Marx, K., l'Idéologie allemande, op. cit., pp. 50 sq.
  • 8 ↑ Marx, K., Contribution à la critique de l'économie politique, Éditions sociales, Paris, 1972, pp. 4 sq.
  • 9 ↑ Ibid.
  • 10 ↑ Ibid., p. 5.
  • 11 ↑ Lukács, G., Histoire et conscience de classe (1922), trad. Minuit, Paris, 1960.
  • 12 ↑ Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique (1937), trad. Payot, Paris, 1974.
  • 13 ↑ Lukács, G., « La conscience de classe », in Histoire et conscience de classe, op. cit., pp. 83 sq.
  • 14 ↑ Lukács, G., « La réification et la conscience du prolétariat », ibid., p. 256.
  • 15 ↑ Horkheimer, M., op. cit., pp. 45, 78.
  • 16 ↑ Adorno, T. W., Prismes (1955), trad. Payot, Paris, 1986, pp. 17 sq.
  • 17 ↑ Cf. Poulantzas, N., l'État, le pouvoir, le socialisme, PUF, Paris, 1978, p. 31.
  • 18 ↑ Althusser, L., « Idéologie et appareils idéologiques d'État », in Positions, Éditions sociales, Paris, 1976, pp. 67-124.
  • 19 ↑ Marcuse, H., « Some Social Implications of Modern Technology », in Studies in Philosophy and Social Science, IX, 1941.
  • 20 ↑ Marcuse, H., One-dimensional Man. Studies in the Ideology of Advanced Industrial Society, Boston, 1964.
  • 21 ↑ Scheler, M., Die Wissensformen und die Gesellschaft, Leipzig, 1926.
  • 22 ↑ Mannheim, K., Ideologie und Utopie, Bonn, 1929, p. 32.
  • 23 ↑ Mannheim, K., op. cit., pp. 169, 171.
  • 24 ↑ Ibid., pp. 179, 171.
  • 25 ↑ Bloch, E., Experimentum mundi, Francfort, 1972, p. 51.
  • 26 ↑ Cf. Horkheimer, M., « Un nouveau concept d'idéologie ? » (1930), in Théorie critique, Payot, Paris, 1978, pp. 41-63.
  • 27 ↑ Parsons, T., The Social System, New York, 1951, pp. 349, 351.

→ classe, forces productives, idée, illusion, production, religion, vérité