Forts d'une influence politique incontestable, riches d'un capital moral intact et perçus comme des acteurs sociaux incontournables, les communistes savent que le rapport des forces leur est favorable. Aussi vont-ils orienter leurs efforts vers la prise du pouvoir. La ligne de pente est tout entière balisée par une confidence de Staline à Tito : « Cette guerre ne ressemble pas à celles du passé. Quiconque occupe un territoire y impose son système social. » L'offensive, qui sera la même à l'est et à l'ouest, s'effectue sous le couvert, purement formel, de la démocratie nouvelle. Le premier mécanisme du dispositif est constitué par la participation au gouvernement, de préférence dans la police et dans l'armée. Le second ressort de l'offensive implique la mobilisation des masses sur fond d'exaltation de l'union nationale : mise à l'honneur dans le cadre de l'effort de guerre (« jusqu'à la victoire »), celle-ci trouve un nouveau souffle dans le défi de la reconstruction (la « bataille de la production »). Enfin, en déployant une stratégie d'alliance avec les Alliés, les communistes s'assurent de la maîtrise, in fine, du cran de sûreté du dispositif. Il leur suffit de jouer à la fois sur la fibre patriotique – une manière de séduire la droite patriotique – et sur la fibre sociale en poussant à la fusion des partis socialistes affaiblis. Ce n'est pas un hasard si, dans toute l'Europe de l'Est, les PC se présentent aux élections sous l'étiquette du Front patriotique ou du Front national. Si les fusions avec les socialistes sont sans effet en Europe occidentale, il en va tout autrement à l'Est, où elles aboutissent à la liquidation du courant social-démocrate. Et il ne faudra pas longtemps pour que cette stratégie conduise, dans les pays sous occupation soviétique, au renversement des régimes démocratiques qui ont vu le jour en 1945.

Pour avoir abandonné un temps le cadre de référence – la lutte contre le capitalisme pour le socialisme – au profit de la lutte contre le fascisme, Moscou a réussi à opérer une inflexion idéologique fondamentale. En identifiant communisme et démocratie, les stratèges moscovites ont accouché d'un postulat d'airain dont la première – et la plus durable – conséquence a été de miner le terrain de la contestation, interdisant que l'on s'interroge sur le vrai visage de la démocratie en URSS et dans le camp communiste.

Le rétablissement français

Du point de vue des Alliés, à l'heure de l'assaut décisif et des grandes négociations sur le « partage du monde », le sort de la France est pour le moins incertain. Du côté des Soviétiques, on ne fait pas mystère du peu d'estime dans laquelle on tient ce pays que Staline compare sans cesse à la Pologne ou à la Yougoslavie. Un sentiment qui n'est pas loin d'être partagé par les Américains. Franklin D. Roosevelt, qui éprouve peu de sympathie à l'égard du général de Gaulle, n'entend pas reconnaître un gouvernement dépourvu de légitimité électorale. Quoi qu'il en soit, de Gaulle poursuit un triple objectif : réinstaller la France en tous lieux où elle exerçait sa souveraineté en 1939, participer à part entière à tous les règlements de l'après-guerre, imposer des garanties définitives pour mettre l'Allemagne hors d'état de nuire.

Pour prendre la mesure du tour de force du général de Gaulle, il convient de remonter le temps. En 1940, l'armée française a la réputation d'être la meilleure d'Europe. Aussi la débâcle, prélude à l'armistice avec l'Allemagne – en violation flagrante du pacte franco-britannique –, allait peser lourdement sur la situation tout au long de la guerre. L'État français, fondé en zone libre par le maréchal Pétain, est alors considéré comme légitime par de nombreux pays, notamment par les États-Unis. Le régime de Vichy bénéficie en effet dans les milieux gouvernementaux d'un a priori plutôt favorable. On se plaît à imaginer que le héros de la Grande Guerre est capable non seulement d'adopter une attitude de duplicité à l'égard des Allemands, mais aussi de contribuer en sous-main à l'effort de guerre allié. De plus, la France libre, perçue comme une mosaïque de courants contradictoires, est loin de constituer une alternative crédible à l'État français et à l'homme qui l'incarne : en termes d'image, le vieux maréchal est somme toute plus rassurant que le général de l'appel du 18 juin. D'ailleurs, les États-Unis et l'URSS entretiendront des relations diplomatiques avec Vichy jusqu'à leur entrée en guerre. Quant au Comité national français (CNF), bien qu'il soit reconnu comme le représentant des Français libres, il n'est pas pour autant considéré comme un gouvernement en exil.