Peu de temps auparavant, le 30 mai, Jean-Paul II avait rendu publique l'encyclique Ut unum sint (Qu'ils soient un). Celle-ci exprime le souhait que l'approche de l'an 2000 amène les Églises chrétiennes à redoubler d'efforts pour dépasser les « facteurs de division » (un certain nombre d'avancées réalisées depuis le concile Vatican II sont solennellement confirmées). L'orthodoxie apparaît comme un partenaire privilégié (le christianisme doit respirer avec ses « deux poumons », l'Orient et l'Occident), mais un hommage est rendu au travail pionnier du Conseil œcuménique des Églises (créé en 1948, il rassemble des Églises protestantes et orthodoxes). Une purification des diverses mémoires est évoquée. Cinq principaux points d'achoppement sont cités : l'Écriture et la Tradition, l'Eucharistie, l'ordination aux ministères, le magistère de l'Église, le rôle de Marie. Un des obstacles, le magistère romain, est abordé avec un ton nouveau : le pape invite les responsables ecclésiaux à instaurer avec lui un « débat fraternel et patient ».

Les tensions internes au catholicisme

Certains estiment cependant que le souverain pontife prend des positions éthiques dont la rigueur contraste avec son engagement œcuménique. En mars, l'encyclique Evangelium vitae dénonce une nouvelle fois la contraception (largement pratiquée dans les pays d'Europe et d'Amérique latine de tradition catholique), la procréation artificielle, les manipulations et les destructions d'embryons. Également condamnés, l'avortement et l'euthanasie ne sont autorisés que par des lois « dépourvues d'une authentique validité juridique » qui entraînent une obligation « d'objection de conscience ».

Le catholicisme intransigeant du xixe siècle refusait les droits de l'homme, considérés comme le fruit d'une modernité sans Dieu. L'optique de Jean-Paul II est différente et peut se résumer ainsi : les droits de l'homme (tels qu'il les conçoit) contre la modernité. Il perçoit, en effet, une « contradiction entre les atteintes subies par le droit à la vie » et l'affirmation des droits de l'homme. Il réclame une « mobilisation générale des consciences » pour construire « une culture de vie ». Parmi les nombreuses réponses provoquées par ce texte, celle du professeur-député J.-F. Mattei oppose « l'éthique de responsabilité » à « l'éthique de conviction » et estime que « s'ils s'entremêlent souvent, le moral et le légal se situent à des niveaux différents ».

Dans un tel contexte, il n'est guère étonnant que « l'affaire Gaillot » ait revêtu autant d'aspects passionnels. Le 13 janvier, le Vatican déchargeait Mgr Jacques Gaillot de son diocèse d'Évreux pour lui attribuer le diocèse fictif de Parthenia (en Afrique du Nord). Cette décision a provoqué plusieurs rassemblements regroupant, en France mais aussi en Belgique, des milliers de personnes (20 000, dont 4 évêques, pour sa « messe d'adieux » à Évreux). Les 23 et 24 septembre, à Vincennes, le « Forum des communautés chrétiennes » a tenté de prolonger les réactions immédiates par des débats sur les sujets controversés au sein du catholicisme (statut des femmes, des divorcés, liberté de la recherche, défense des exclus, laïcités, etc.).

Mgr Gaillot était en délicatesse avec la plupart des évêques français depuis des années. Ceux-ci lui reprochaient ses intrusions hors de son diocèse, ses manquements à la collégialité et ses interventions dans des médias... peu catholiques (les publications Lui, Gay Pied, les émissions « Rien à cirer », « Frou-frou », etc.). De fait, sa notoriété ne provient pas de son envergure intellectuelle et théologique, mais plutôt de son « génie télévisionnaire » (E. Le Roy Ladurie), des bons sentiments qu'il exprime publiquement et de la caution religieuse qu'il donne à diverses « bonnes causes ». En cela, Mgr Gaillot est peut-être typique d'une modernité médiatique qui s'éloigne de la culture rationnelle et savante du début du siècle pour privilégier l'émotion, l'affect. Mais l'importance de « l'affaire Gaillot » dépasse la personne mise en cause. Elle est due à deux raisons. D'abord, l'ancien évêque d'Évreux est devenu une figure emblématique pour les catholiques déçus par le recentrage de leur Église. Ensuite et surtout, cette révocation est apparue au grand public comme celle de « l'évêque des exclus », de celui qui ne craignait pas de s'adresser aux « gens du dehors ». Elle s'avère ainsi exemplaire des difficultés rencontrées par les religions organisées pour parler à leurs contemporains.

Jean Baubérot
Président honoraire de la section des sciences religieuses à l'École pratique des hautes études

Françoise Gaspar, Farhal Khosrokhavar, le Foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.
Pierre Gisel (sous la direction de), Encyclopédie du protestantisme, Paris-Genève, Cerf, Labor et Fides, 1995.
René Luneau, Patrick Michel, Tous les chemins ne mènent plus à Rome, Paris, Albin Michel, 1995.
Jean-Paul Willaime, Sociologie des religions, Paris, PUF, (« Que sais-je ? », no 2961), 1995.