Peu lui chaut. Très vite, il teste ses idées auprès d'un public choisi afin de s'assurer que le courant passe. Il multiplie les initiatives, les interventions, et chaque jour serre d'un cran supplémentaire son discours vers le « rétro ». À chaque fois, c'est la surprise : les parents d'élèves applaudissent à tout rompre. Il parle de lecture, d'orthographe, de grammaire, de calcul, d'instruction civique. Il croit aux examens, aux notes, aux récompenses. Il croit à la discipline, à la promotion des élites. Il croit, en somme, à l'école de la République, celle qu'a inventée Jules Ferry voilà plus d'un siècle. « Bâtissons Jules Ferry II », confirme Laurent Fabius, faisant fi des préventions de nombreux socialistes qui, au nom de l'idéologie modèle 1981, refusent d'adopter pareil ancêtre. Or ce langage nouveau, cette politique « conservatrice » sont devenus un phénomène politique d'une première importance. Car les Français, les parents observent avec le plus vif intérêt ce ministre bizarre, socialiste en outre, tenir un langage qui est précisément celui qu'ils tiennent à leurs enfants. Rien d'étonnant dès lors si les sondages font de Jean-Pierre Chevènement le ministre de l'Éducation le plus populaire depuis longtemps.

C'est un événement. C'est peut-être même la fin de la rupture profonde qui s'est produite entre le pays et son école. Reste à connaître les ingrédients de la recette que, par intuition ou sens politique, Jean-Pierre Chevènement a su faire goûter à douze millions de parents d'élèves. Elle consiste en fait à rompre avec une certaine idéologie et à adapter une philosophie de crise qui colle à l'état de l'opinion.

La rupture idéologique

Dans le débat profond qui oppose les spécialistes, deux écoles de pensée pédagogique se dégagent schématiquement. La première considère que l'homme se fait, se crée par l'effort et par un dépassement de soi-même. C'est à travers cet effort que l'enfant devient adulte. La seconde, plus naturaliste ou rousseauiste, considère que l'homme porte en lui la totalité de ses potentialités et qu'il s'agit de tout faire pour permettre leur éclosion. Or chacune de ces conceptions entraîne des implications pédagogiques différentes. La première conduit à une école fondée sur la transmission des savoirs fondamentaux, la constitution d'un capital scolaire et humain : autant d'investissements dont l'enfant tirera profit au stade adulte. La seconde conception, en revanche, suppose une école où règne la pédagogie de l'éveil, fondée sur la notion d'épanouissement de l'enfant : on l'écoute, plutôt qu'on ne le contraint ; on l'éduque plutôt qu'on ne l'instruit ; on le protège plutôt qu'on ne le forme.

C'est cette dernière approche qui a dominé le système éducatif français depuis vingt années. L'heure est alors à la démocratisation et à l'égalité des chances. Compenser les handicaps sociaux et culturels des enfants de la classe populaire apparaît prioritaire. Mais, comme s'attaquer aux inégalités sociales paraît impossible, on essaie de résoudre le problème en adoptant des prothèses pédagogiques : on n'imposera donc pas une culture dite bourgeoise, mais on préférera « écouter les enfants, leurs différences, leurs propres cultures, leurs expressions spécifiques... ».

Paradoxe : c'est la droite qui mène (mais avec un enseignement de gauche) cette politique-là. C'est elle qui fait progressivement disparaître l'enseignement de l'histoire et de l'instruction civique, pour les remplacer par des pédagogies d'éveil. « C'est l'ancienne majorité qui a décidé l'abandon des notes, le recul du début du latin en quatrième, la suppression des compositions trimestrielles, la réforme de l'enseignement des mathématiques », souligne Alain Savary. Pourtant, c'est pendant le ministère Savary que cette pédagogie s'épanouit dans toute sa splendeur. Précisément avec le rapport Legrand sur la réforme des collèges.

Louis Legrand, en effet, en est le pape. C'est ce professeur des sciences de l'éducation à Strasbourg qui, au sein de l'INRP (Institut national de la recherche pédagogique), couvre et nourrit ce courant de recherches. Lui qui préconise une école de « l'homme total », une « totalité, dit-il, qui n'est pas seulement intelligence, mais aussi et surtout affectivité, joie, souffrance, convivialité ». « Une école de gauche, affirme-t-il, doit être une école d'éducation totale et non un lieu de sélection intellectuelle pour le développement économique et la production des élites dirigeantes ». Et de prôner « sécurité affective, dialogue avec les enfants, habitude d'autonomie dans les comportements ».