La violence est inséparable de ce fait : le sport est pris dans la logique d'une société devenue « société du spectacle ». Il est devenu une institution, avec sa hiérarchie, ses organes, son personnel qualifié, ses installations, et les faveurs des pouvoirs publics parce qu'il est désormais l'ambassadeur des nations, des États et des idéologies, dans un monde où il est urgent d'occuper la scène médiatique pour exister aux yeux du monde converti en public.

Tant que le sport n'avait que la grande presse pour caisse de résonance, son effet restait circonscrit aux cercles des amateurs réels. La situation se transformera totalement avec la télévision. Remarquons que la rhétorique sportive, sa littérature se sont, dès le début, fixées dans une forme lyrico-technique qui a peu varié. Lorsqu'on lit un compte rendu de rencontre du début du siècle, on ne perçoit aucun effet de distance temporelle et aucune chute dans la désuétude. Qu'on en juge :

« Dès le coup d'envoi, les avants rose et noir remontent leurs adversaires, si bien qu'après deux minutes de jeu Garnier réussit le premier but de son équipe. Le Standard, par des coups de pied de dégagement, refoule peu à peu ses adversaires, si bien que les clubistes sont secoués dans leurs 12 mètres (...). Dans la seconde mi-temps, les joueurs font merveille et se dépensent sans compter (...). La fin approche et le Standard, qui voit la victoire lui échapper, joue de plus en plus serré et presse terriblement les buts de Beau ; mais Black et Canelle jouent comme des démons et dégagent à plusieurs reprises leur but... » Cela n'est pas un article de l'Équipe parlant du dernier match dominical, mais un reportage sur une rencontre franco-britannique du 6 janvier 1902, paru dans l'Auto-Vélo.

Mais laissons cela. Avec l'entrée du sport sur les écrans du monde, il en va tout autrement. C'est que le monde de l'image diffère de celui de l'écriture. C'est un monde immédiatement habitable, fait d'apparences qui donnent le sentiment d'une réalité épaisse et présente. Le spectacle n'est pas reçu comme la parole de quelqu'un à quelqu'un d'autre adressée, c'est un univers qui s'impose et demande une participation affective du spectateur. Ainsi pourra-t-on parler d'un bain d'images alors qu'on imagine mal ce que serait un bain d'écriture. Les yeux, les oreilles captent les images, les boivent, alors que, dans l'acte de lecture, c'est l'intellect qui doit décoder les petits signes abstraits qui dansent devant le lecteur.

Cette société du spectacle, désormais la nôtre, instaure un nouveau type de rapport au monde. Non parce qu'il y aurait d'un côté ceux qui « voient » et de l'autre ce qui est « à voir », mais parce qu'il n'y a pas de rampe pour séparer scène et salle. Tous sont à la fois acteurs et spectateurs, tous sont des « spectateurs-sur-scène ».

Dès lors, chacun agit en acteur sans que soient pleinement distingués l'univers fictif et la réalité, le personnage et la personne. Nous avons dit plus haut que la violence houligane était d'abord une violence de la parade et de la montre, une violence symbolique. Comment la comprendre sinon en l'inscrivant dans cette transformation du monde en espace de représentation ?

À cela s'ajoute cette mutation de l'homme engendrée par les médias. Celui-ci, désormais, vit dans un espace fabriqué par les communicateurs, où ne lui sont accessibles que les points chauds du monde, ceux où il se passe quelque chose d'inhabituel et de spectaculaire, souvent de violent. À cet espace d'ubiquité (selon le mot de Jean Cazeneuve) s'ajoute une mosaïque de temps artificiels, composés de « nouvelles » discontinues qui s'inscrivent dans le seul temps réel : celui des horaires des programmes.

À ce nomadisme spatio-temporel s'ajoute un nomadisme axiologique. La télévision introduit les téléspectateurs dans des univers aux habitus et aux choix sans logique commune. L'esprit incline à trouver que tout est relatif, que seul importe ce qui convient à soi quand cela convient. La société devient ludique et irresponsable, chacun « faisant avec » les règles et les conventions. Au xixe siècle, Feuerbach disait : « Notre temps préfère l'image à la chose, la copie à l'original, la représentation à la réalité, l'apparence à l'être. » Avec les médias, la métaphore philosophique de Feuerbach est devenue notre réalité. Notre univers est schizo...

André Akoun