Sport et violence

Que ce soit la grande fête des jeux Olympiques, celle du Tour de France, de la coupe mondiale de football, des tournois de tennis ou autres championnats, le sport semble organiser le calendrier des ferveurs collectives. Il en fixe les dates, en désigne les lieux, en assigne l'occasion. Avec le sport, la société moderne semble s'être donné le moyen d'intégrer cette violence qui est dans la nature de l'homme, d'en contrôler l'effervescence et de la soumettre à des rites et à des règles qui la transmuent en émulation festive et ludique.

Il n'est pas de société qui n'ait à prendre en charge ces énergies sauvages et explosives au paroxysme dangereux, ces besoins de frénésie qui déchirent le tissu quotidien des hommes. À l'impossibilité d'anéantir la part d'ombre qui habite chacun, les sociétés opposent les ruses des satisfactions substitutives et organisent sous contrôle la levée des interdits.

Mais l'interrogation quitte les considérations générales lorsqu'on est confronté à ce fait : nos sociétés semblent échouer dans leur entreprise de canaliser la violence originelle. Le sport, qui avait la charge de la transformer en jeu opposant des « gentlemen », perd sa fonction de simulacre, devient l'occasion de violences réelles et s'achève dans la rubrique des faits divers les plus spectaculaires.

Certes, lorsque la compétition sportive est organisée pour faire communier dans une même émotion des foules énormes, comment s'étonnerait-on qu'elle engendre parfois l'explosion ? Le culte du score, l'obsession de la victoire, l'identification des spectateurs à leur équipe, les enjeux symboliques qu'implique l'affrontement sportif, comment empêcheraient-ils une fureur cocardière souvent alimentée par la consommation abusive de boissons alcoolisées ? Qu'on ajoute à cela la résonance que donnent aux jeux du stade la radio, la télévision, la presse et le réseau organisé des clubs de supporters, et on peut se dire qu'on a les éléments qui, ensemble, expliquent le passage de la fête à la folie. Mais ce serait conclure trop rapidement et se condamner à comprendre de façon bien imprécise le lien qui unit le sport à la violence.

Le réquisitoire est mal orienté qui viserait le sportif plutôt que le citoyen-supporter ou le citoyen-spectateur, et le sport plutôt que la société qui lui a donné le visage qui est le sien aujourd'hui, en l'inféodant à d'étranges fins. La question qui doit être posée est celle-ci : comment se fait-il que ce qui était la riposte sociale, ludique et aseptisée à la violence échoue dans sa fonction et, par une sorte d'effet pervers, participe désormais à la logique de la violence sectaire ou chauvine, parfois même gratuite ?

Les faits sont les faits et il faut bien commencer par réciter la litanie des violences et des drames qui ont scandé l'année sportive.

Le drame du Heysel

Le 29 mai 1985, environ une heure avant le coup d'envoi de la rencontre de football Juventus de Turin-Liverpool, un groupe de spectateurs anglais, armés de barres de fer, de pistolets d'alarme et de couteaux, renverse le grillage de séparation de la section Y du stade du Heysel à Bruxelles. Un mince cordon d'une douzaine de policiers ne peut rien pour empêcher la charge contre le groupe de supporters italiens de la section Z. La foule cède à la panique, se trouve coincée contre une barrière en béton, qui finit par s'écouler. Il en résulte 38 victimes, mortes par étouffement, écrasement, piétinement : 31 Italiens, 4 Belges, 2 Français, 1 Britannique.

Quatre cents millions de téléspectateurs, curieux ou passionnés de football, assistent à la tragédie mieux que ne le fit la majorité des spectateurs assis sur les gradins du stade, dont beaucoup ignorèrent, jusqu'à la fin, la dimension de ce qui se passait.

Après une demi-heure, un dispositif de sécurité réussit enfin à se mettre en place. On évacue les victimes. À 21 h 30, à la demande insistante du bourgmestre, qui redoute le déferlement, dans sa ville, de hordes surexcitées, le match a lieu. C'est la Juventus qui gagnera...