Un des facteurs est à chercher, certainement, dans la façon dont vit et s'organise la communauté sportive, laquelle n'existe pas seulement le temps des rencontres mais forme une minisociété permanente, avec ses lois et ses règlements, son gouvernement et ses citoyens, avec ses rites et ses fétiches et tous ces signes d'appartenance qui fonctionnent, entre les membres, comme des mots de passe et permettent à chacun de se faire reconnaître des autres.

Tout sport de masse implique cette structuration en cercles concentriques, dont le plus grand est celui des supporters et le plus petit celui de l'équipe sportive proprement dite. Mais le football – et peut-être en va-t-il de même avec le rugby – porte le plus loin ces traits communs à tous. Il nous faut accepter l'idée selon laquelle il est, de tous les sports, celui qui est le plus soumis aux aléas de son époque et qui en subit le plus fortement les fantasmes, les mythologies, les modes et les vices. Il y a comme un mariage secret entre le ballon rond, avec son universelle popularité, et le monde d'aujourd'hui. La « République du football » est plus qu'une institution sportive, elle est le miroir d'une société rêveuse et malade.

Le lien qui unit les supporters entre eux, avec les symboles dérisoires que sont les insignes, les médailles, les fanions, les cris de ralliement, voire les hymnes à la gloire de l'équipe, mais aussi avec la chaleur d'une famille qui donne une identité et la convivialité brûlante qu'elle engendre, n'est-il pas la riposte à une société qui a dissous tous les attachements et a appauvri tous les modes du « vivre-ensemble » ?

Et, s'il en résulte un chauvinisme exalté et un sectarisme agressif, n'est-ce pas là l'effet naturel de l'engagement entier, souvent militant, qui est proposé ? D'autant que cette fureur cocardière, cet aveuglement clanique se voient renforcés par la légitimité que leur donnent la société globale et des médias qui savent bâtir la mythologie de la geste sportive et faire vibrer la corde patriotique lors des rencontres internationales. Or, le football, devenu abcès de fixation qui draine des foules considérables, qui cristallise des passions de clochers et met en branle des intérêts économiques souvent démesurés, est dirigé par un « exécutif » mou. Comment la charge passionnelle qu'il génère serait-elle contenue ou dérivée judicieusement, alors que la société sportive n'a pour tout gouvernement qu'une constellation hétéroclite de présidents de clubs privilégiant leur intérêt particulier et des élus fédéraux bénévoles qui vivent dans l'utopie d'un univers sportif séraphique ?

Les houligans des stades

L'ennui, c'est qu'organiser une bonne gestion des enthousiasmes collectifs implique l'aménagement d'un encadrement policier et d'un appareil répressif qui s'accordent mal avec la finalité que tout sport revendique. Qu'on en juge :

Au cours d'un congrès de policiers, en 1983, le superintendant Eric Walter déclare : « Si les clubs acceptaient de dépenser autant d'argent pour assurer la sécurité que pour engager des joueurs, il n'y aurait plus de houligans. » À quoi fait écho ce commissaire parisien concerné par la protection du Parc des Princes : « La reconduction sans discernement de cartes d'abonnement annuelles à des individus suspects et l'insuffisance des services de surveillance qui incombent aux clubs expliquent les désordres. » On voit alors le Parlement européen adopter à l'unanimité des recommandations pour une mobilisation des forces de police tant sur le trajet vers le stade qu'à l'intérieur, l'interdiction de vente d'alcool aux alentours du stade, la recherche systématique à l'entrée du stade d'armes ou d'objets y faisant fonction, l'interdiction de banderoles incitant à la violence, la séparation (sous surveillance) des groupes antagonistes de supporters, l'installation d'un système audiovisuel de contrôle des mouvements divers, le jugement accéléré et l'aggravation des peines des coupables arrêtés, l'établissement d'une liste noire à qui soit interdite l'entrée dans les stades, etc.