Or, qu'en est-il de ce sport pur (pur, en particulier, de toute violence), quand on sait que l'esprit du sport est la compétition. Cette compétition, cependant, si elle caractérise bien notre temps et notre monde, n'a aucune universalité. Le fait de jouer pour gagner est une donnée culturelle qui est au centre des valeurs de notre société où, dans tous les domaines, s'impose la règle « que le meilleur gagne ». Mais les anthropologues ont constaté que bien des sociétés « primitives » refusent un type d'affrontement qui engendre le couronnement du vainqueur et la frustration du vaincu, le triomphe de l'un et l'exclusion de l'autre. C'est ainsi que, dans une tribu de Nouvelle-Calédonie, le football, qui avait été enseigné par des missionnaires, continua d'être pratiqué après leur départ, mais les matches opposant les équipes ne s'arrêtaient jamais sans que le score soit nul. Le sport moderne, doit-on le rappeler, est né avec la société démocratique et industrielle, dans l'Angleterre du xixe siècle, et il est tout entier axé sur la course à l'exploit, le dépassement de soi, la défaite de l'autre, autant de formes de violences : violence sur soi, violence contre l'autre, violence offerte en spectacle. Doit-on, comme le fait Jean-Marie Brohm, conclure que « la violence est le produit, la résultante d'un contexte, de situations et de logiques pratiques, à l'œuvre dans la confrontation même du sport », que « la violence n'est pas simple « excroissance » qui viendrait se greffer accidentellement sur une « idée » saine, mais le jeu dialectique même de la confrontation de tous contre tous » ? C'est faire peu de cas du fait que le sport, s'il est bien marié à la violence, l'est dans la soumission de celle-ci à des règles précises, et, s'il est affrontement, c'est un affrontement symbolique qui ne va pas jusqu'à la destruction de l'adversaire. Le « lutte à mort » n'est jamais que mimée.

Le basculement du sport ludique au sport-violence se fait lorsque s'hypertrophie la fin au dépens des moyens mis à son service (y compris l'usage de drogues qui est une forme extrême de violence contre son propre corps). Le sport, alors, se fait passion mortifère tournée contre soi et passion meurtrière tournée contre autrui. « Mourir est moins grave que perdre », est-il écrit à l'entrée du vestiaire au stade des Minnesota Vikings. À plus forte raison tuer !

Et l'image du sportif tend à devenir celle du guerrier blessé sanguinolent, au bord de l'épuisement définitif et brandissant le signe de sa victoire, sa coupe, son trophée. La presse participe bien à cela, qui met au service de ce mythe tous les artifices de sa rhétorique homérique : « Ali a exécuté son adversaire ; K.O. au 7e round », « Quelle terrible bête fauve ! », etc.

Cette dégradation du sport est-elle inéluctable parce que celui-ci a partie liée avec la société capitaliste, comme le croit Jean-Marie Brohm, qui voit cette dernière plus proche de la jungle que d'une cité tranquille et qui est persuadé que chacune des activités de cette société ne peut qu'être soumise à la malédiction de la lutte sans merci de chacun contre tous ? Il nous paraît difficile de prendre à notre compte un diagnostic qui implique un nombre exagéré d'hypothèses sociologiques. Contentons-nous de voir là, comme nous l'avons déjà avancé, l'effet du désarroi de sociétés sans repères identificatoires, où l'individualisme déchoit en nihilisme, sans répondre à la question de l'origine de ce « malaise » pour reprendre l'expression de Freud. Permettons-nous, cependant, cette remarque : les sociétés socialistes ne semblent pas mieux loties, quant à ce malaise, dès qu'elles sortent de l'âge de fer de leur première période, alors que le militantisme était encore chez elle un vécu brûlant.

Mais le facteur décisif, celui qui fait faire le saut d'une violence acceptable à une violence dramatique, à une violence de masse, c'est le nouveau dieu : la télévision. Plus généralement, toutes les techniques de communication (radio, grande presse, cinéma, télévision), qui organisent un univers de spectacle de masse.

Sport et société du spectacle

Lorsque des terroristes palestiniens assassinent, durant les jeux Olympiques de 1972, des sportifs israéliens qu'ils avaient pris en otage ; lorsque tel athlète noir américain brandit, sur le podium, le poing fermé des Black Muslims pendant l'exécution de l'hymne national, comment ne pas voir là la preuve que le sport est devenu la meilleure vitrine pour offrir à l'opinion publique le message qu'on veut lui communiquer – voire lui asséner. Lorsque l'argent coule à flots pour acheter le champion qui attirera les foules et servira de support publicitaire et d'homme sandwich, n'est-ce pas d'abord parce que le sport est aujourd'hui « the biggest show in the world » ?