En admettant que les problèmes complexes évoqués précédemment soient résolus, il resterait à maîtriser toute une série de contraintes : détermination des trajectoires des missiles (ou des ogives), interprétation de la discrimination entre objets réellement offensifs et leurres, ordres aux satellites de défense en fonction de leurs positions et transfert des informations. La gestion de l'ensemble serait confiée à un ordinateur qui devra résoudre des problèmes, non réellement complexes, mais dans des délais à ce jour intenables. Ce scénario prend en compte des données actuelles portant sur le nombre des missiles adverses, leurs caractéristiques, leurs emplacements, etc. C'est dire, de fait, qu'il se base sur un « état des lieux » de l'armement stratégique, voire qu'il présuppose une certaine stabilité du paysage nucléaire. Or, et c'est là franchir un degré supplémentaire dans la complexité, la maîtrise de l'IDS devra compter avec l'émergence inévitable des contre-mesures. La plus évidente, la multiplication des missiles assaillants jusqu'à saturation de la défense, ne peut faire oublier que les efforts porteront immanquablement sur le durcissement des engins, sur la plus grande sophistication des leurres, et aboutiront sans doute à des phases initiales de propulsion encore plus courtes, sinon indécelables.

Entre l'objectif ultime de l'IDS tel que le définissait le président Reagan, pour mémoire un monde affranchi de la menace nucléaire, et les impasses techniques qui obèrent à terme son éventuel déploiement, il y a peut-être loin de la coupe aux lèvres. Bien que le président des États-Unis ait répété, à l'occasion du discours inaugural de son second mandat (21 janvier 1985), qu'il s'agissait toujours « de rendre les armes nucléaires impotentes et obsolètes », il se trouvait, dans l'entourage même de Reagan, des personnalités pour avancer des propositions nettement plus nuancées. Déjà en août 1984, le conseiller scientifique de la Maison-Blanche, George Keyworth, affirmait que l'IDS ne serait sans doute jamais une défense totale et parfaite et qu'elle était destinée à renforcer la dissuasion. Idée reprise par Caspar Weinberger en septembre 1984, auquel faisait écho, en mars 1985, le responsable du programme IDS, le général Abrahamson, pour qui « un programme parfait n'existe pas ». Dans un cas, on sort de la dissuasion et il s'agit bien d'une véritable révolution stratégique ; dans l'hypothèse plus nuancée d'un « simple » renforcement de la dissuasion, la différence n'est plus qu'une affaire de degré, une variation sur l'équilibre de la terreur. S'agit-il d'envoyer l'arsenal nucléaire à la casse ou simplement de protéger, non pas les populations, mais les sites de lancement des missiles intercontinentaux américains et leurs centre de commandement ? La question est d'importance et les réponses à ce jour, au sein même de l'administration américaine, sont pour le moins ambiguës. Ainsi, il n'est pas sûr que Paris et Londres, qui ont tant investi dans l'atome, puissent se satisfaire des déclarations quelque peu mystérieuses de C. Weinberger, pour qui « le choix n'est pas de défendre les gens ou les armes. Même dans leur phase initiale, le déploiement des systèmes défensifs pourra protéger les populations. Notre but est de détruire les armes qui tuent les gens » (20 décembre 1984).

Un projet controversé

L'IDS prête, à plus d'un titre, le flanc aux critiques – et ce, même outre-Atlantique. Les problèmes liés à son déploiement (un coût exorbitant estimé à environ 400 milliards de dollars, sans prendre en compte le financement d'un système de défenses contre les avions et les missiles de croisières), le bouleversement qui s'ensuivrait concernant les règles de la stratégie agitent la communauté scientifique, le Congrès, les militaires et l'ensemble de la classe politique. À ce jour, les scientifiques américains qui soutiennent la thèse de la faisabilité sont minoritaires. Du côté du Capitole, l'assentiment est plus réel. Reste que la compétence de ses membres à « apprécier » le projet dans son ensemble est sujette à controverse. En effet, depuis les responsables du développement des armes jusqu'au département de la Défense, la plupart des scientifiques du Pentagone et des firmes privées estiment qu'en l'espèce l'idéologie transcende ici la technologie. D'autres membres de la classe politique pensent que l'IDS est techniquement infaisable, financièrement désastreuse, politiquement déstabilisante et contraire aux principes du contrôle des armements. M. George Bundy (conseiller spécial du président pour les problèmes de sécurité de 1961 à 1966), George F. Kennan (ancien ambassadeur à Moscou), Robert S. McNamara (secrétaire d'État à la Défense de 1961 à 1968) et Gerard Smith (chef de la délégation américaine aux négociations sur le contrôle des armements stratégiques de 1969 à 1972) se sont fait l'écho de ces inquiétudes dans un texte collectif, début 1985.